Mai 68 raconté par des ouvriers : RFI donne la parole à Roger SILVAIN
Le 18 avril dernier Radio France international
a diffusé une interview de nos camarades anciens dirigeants de la CGT à Renault - Billancourt en 1968 : Roger SILVAIN et Aimé HALBEHER.
ça fait du bien dans le brouhaha ambiant souvent fumeux et qui colporte toutes sortes de contre-vérités concernant en particulier le rôle et le comportement de la CGT et du PCF dans ce grand mouvement aux acteurs divers.
Une émission de David Baché
ci-après Roger SILVAIN
Mai-68 raconté par les ouvriers qui l’ont vécu
RFI 08-05-2018 David Baché
ENTRETIEN avec Roger SILVAIN
© Archives personnelles d'Aimé Halbeher
Le site de Renault-Billancourt le 17 mai 1968 lors du vote de la grève reconductible.
Roger en pleine action … en 2018
RFI : Roger Silvain, quel était votre métier chez Renault ?
Roger Silvain :
Je suis rentré chez Renault comme apprenti en 1946, j’en suis sorti en 1988. J’étais ajusteur, à l’entretien des machines-outils.
RFI : En Mai-68, au moment où les ouvriers entrent eux aussi en lutte, avez-vous l’impression que tout commence d’un coup ? Ou bien y avait-il déjà des revendications dans votre usine ?
Roger Silvain :
Le Mai-68 des ouvriers, c'est un mouvement unique dans l'histoire française, 7 à 10 millions de grévistes sur tout le territoire. La France sort des 30 glorieuses, c'est le début du chômage et le travail à la chaîne est de plus en plus éprouvant.
En 1968, on avait au pouvoir le général de Gaulle. Cela faisait dix ans qu’il était là. Et quand il est arrivé, en 1958, ça n’a pas été facile pour la classe ouvrière. C’était largement aussi difficile que ça l’est maintenant avec Macron. Et donc il y avait eu des hauts et des bas. Mais on sentait, à partir de 1967, que des choses étaient en train de changer. Il y avait des luttes plus importantes qui s’étaient déroulées.
RFI : Sur quoi, par exemple ?
Roger Silvain :
La première question c’est toujours le pouvoir d’achat, le salaire. Il y avait le retour aux 40 heures. En Mai-68 on faisait encore 48 heures par semaine. Surtout, on commençait à avoir, à cette époque-là, une très forte population d’immigrés. A l’époque, les entreprises allaient chercher les immigrés au pays en leur disant : « Venez en France. Vous allez voir ça va être chouette, etc. »
Nous avons eu, à Billancourt, jusqu’à 11 000 travailleurs immigrés. Des Algériens, des Tunisiens, des Marocains… Mais surtout, l’Afrique noire. C’est-à-dire le Sénégal, le Mali, la Côte d’Ivoire, etc. Ils commençaient à arriver en masse. Et pour eux, la revendication principale, c’était de faire sauter les contrats provisoires. Quand ils étaient embauchés, on leur disait : « voilà, on vous fait un contrat provisoire de trois mois (en fait six, ndlr) renouvelés deux fois ». Mais en fait, dans la pratique, on les renouvelait cinq fois, six fois, sept fois… Et pour eux, c’était comme aujourd’hui le CDD par rapport au CDI. A l’époque ils voulaient faire sauter les contrats provisoires, qu’ils soient embauchés comme tout le monde, de manière définitive, au bout de huit jours ou quinze jours d’essai.
Il faut être clair, 68 n’aurait pas eu la répercussion qu’il a eu sans l’apport des travailleurs immigrés. C’est clair ! Ils étaient en lutte ! Ce n’était pas évident !
RFI : Mai-68, dans l’imaginaire collectif, pour le monde ouvrier ce sont les grèves, les occupations d’usines… Est-ce que vous vous rappelez comment l’étincelle a pris dans votre usine ?
Roger Silvain :
On le sentait depuis 1967, il y avait de l’agitation. Par exemple, les gars là-bas, à Saint-Nazaire, les gars de l’aviation, ils occupaient déjà quand on est partis (quand on a commencé, ndlr). Eux, ils occupaient déjà depuis quinze jours.
RFI : Dans le port de Saint-Nazaire, près de Nantes…
Roger Silvain :
Et puis, ce qui déclenche vraiment 68 en profondeur, c’est la nuit, je crois, du 9 au 10 mai (en fait du 10 au 11, ndlr), où les étudiants qui veulent reprendre la Sorbonne se font coincer dans la rue Gay Lussac, il y a eu un véritable massacre. Il n'y a pas eu de morts, mais il y a eu beaucoup de mecs esquintés par des CRS. Et donc, le samedi matin, Georges Séguy, le secrétaire général de la CGT, dit : « ce n’est pas possible de tolérer des choses comme ça ».
Le bureau confédéral de la CGT, qu’il a réuni dans la journée, annonce « Lundi 13 mai : grève générale ». Donc, il y a eu un rassemblement Place de la République. Une manifestation monstre ! Monstre ! Près d’un million de personnes de la République à Denfert-Rochereau.
Le mardi, on retourne au boulot et le jeudi on apprend, le matin, par téléphone : Renault Cléon, en Seine-Maritime, est occupée. Les gars s’étaient mis en grève. Tout de suite, Aimé Halbeher, mon secrétaire général (de la CGT dans les usines de Renault Billancourt, ndlr), fait un petit papier. Il devait être 10 heures du matin, et il fait un petit papier avec le titre : « Cléon occupé ». On le distribue le midi aux portes…
RFI : Donc vous informez tous les salariés de votre propre usine ?
Roger Silvain :
Pour informer les gars de Billancourt que Cléon était occupée. Et dans l’après-midi… C’est monstrueux comme surface Billancourt : 98 hectares. Il y a un rassemblement de 4 à 5 000 gars (1 500 selon Aimé Halbeher, ndlr). Ces gars, c’était tous les gars des ateliers professionnels. C’est-à-dire là où on avait le plus de force. Là où, historiquement la conscience de classe était la plus développée, parce qu’il y avait un héritage. Par exemple, dans ma génération, quand on commence à militer, ceux qui nous forment, ce sont des gars qui avaient fait 36 (grèves ouvrières massives, ndlr) et la Résistance (pendant la seconde guerre mondiale contre l’occupant nazi, ndlr). Ça a l’air de rien, mais ça aide !
RFI : En termes de lutte c’est déjà une grosse expérience…
Roger Silvain :
Voilà. Alors, 4 à 5 000 gars dirigent un cortège. On rattrape ce cortège dans la pente qui montait à l’île Seguin. Halbeher (son supérieur à la CGT, ndlr) me dit : « écoute, tu fais monter la sono ». Lui, il accompagne les gars. Il y a un meeting qui se fait et là, il annonce : « je vous propose qu’on occupe l’entreprise pour la nuit. Demain matin on rassemble tout le personnel et on voit ce qu’on peut faire ».
RFI : Et quelle décision a été prise ?
Roger Silvain :
On a occupé l’entreprise pour la nuit. Mine de rien, aucun d’entre nous n’avait organisé une occupation d’usine avant ! Le lendemain matin, il y a un meeting qui tient beaucoup de monde. Alors les médias, ça y est, c’est parti : «Billancourt occupé, etc… » Et les étudiants qui débarquaient… On en avait des centaines et des centaines autour de nous !
RFI : Vous décidez donc d’occuper l’usine une nuit, pour commencer…
Roger Silvain :
25 000 personnes qui sont là votent l’occupation de l’usine. Et on ne décrète pas la grève générale, mais on dit : « tous les matins on fait un meeting. » On rassemblait les salariés et on votait la reprise du boulot ou la continuité. Et on a voté la continuité pendant 34 nuits. Les accords de Grenelle, si ma mémoire ne me trompe pas, c’était le 28 mai et nous, on ne reprend le boulot que le 18 juin. Le 28 mai était important pour un tas de gars en France : dans les petites entreprises, les entreprises moyennes où il n’y avait pas de syndicat… Le Smic augmentait de 35 % ! C’était énorme ! Mais nous, chez Renault, on avait des acquis qu’on avait déjà obtenus par des luttes, Grenelle ça ne nous rapportait rien. Nous, on continue jusqu’au 17 juin. La direction de l’entreprise Renault refusait de discuter de nos revendications. Il a fallu qu’ils ouvrent les négociations.
RFI : Et ces négociations spécifiques à Renault ont été fructueuses ?
Roger Silvain :
Oui ! Oui, oui… Si vous voulez, il y a eu des acquis. Nous aussi, l’augmentation des salaires c’était quasiment 30 %. On revient aux 40 heures. Et surtout, le syndicat est reconnu comme légal dans l’entreprise, alors que ce n’était pas le cas. Et les contrats provisoires sont supprimés pour les travailleurs immigrés. C’était une bonne victoire. D’ailleurs, on consulte le personnel mais cette fois avec un vote, atelier par atelier, service par service. Reprise du boulot. Donc la satisfaction globale s’exprime à 78 %. Une victoire incontestable.
RFI : Vous pensez que Mai-68, pour le monde syndical, a été un apogée ?
Roger Silvain :
Ça a été un moment très important. Il y a eu des acquis très importants. Mais en fait 68, si vous voulez, c’est pendant dix ans encore des luttes qui se déroulent et des acquis qui s’engrangent, amplifiant ceux qu’on a obtenus en 68. Si je vous prends les OS (ouvriers spécialisés, ndlr), à 90 % ce sont des travailleurs immigrés ! On obtient la reconnaissance de la qualification au boulot. Les chaînes et les cadences seront moins élevées que ce qu’elles étaient.
RFI : Aujourd’hui, que pensez-vous du monde syndical ? Est-ce qu’il a poursuivi cette ascension ou est-ce que vous avez l’impression qu’il s’essouffle ?
Roger Silvain :
Non, pas du tout. Ces dernières années, y a eu une période de dix-quinze ans qui a été assez terne. Mais le syndicat, la volonté de lutte, notamment dans la classe ouvrière française, peut connaître des hauts et des bas, mais elle n’est jamais morte complètement.
RFI : Et votre regard sur les luttes d’aujourd’hui ? Les cheminots, les éboueurs, les électriciens, les gaziers, le personnel hospitalier… quel regard vous portez sur les luttes sociales menées aujourd’hui par le monde syndical ?
Roger Silvain :
Pour le vieux militant que je suis, c’est un regard de satisfaction de voir qu’il est en train de germer... Il y a les cheminots qui sont à la pointe de la lutte. Macron, l’empereur, moins d’an an après son élection, il faut qu’il gère ça ! Il ne doit pas se marrer tous les jours ! Et l’essentiel, c’est que tous les jours on sent qu’il y a des secteurs qui rentrent dans la lutte, qui n’y étaient pas (avant, ndlr). Pour le vieux militant que je suis, je regarde ça avec beaucoup de satisfaction.
RFI : On polémique beaucoup sur la jonction ouvriers-étudiants. Pour vous, qui étiez à ce moment-là en pointe dans la lutte ouvrière dans les usines Renault-Billancourt, cette jonction a-t-elle eu lieu ?
Roger Silvain :
Oui, elle a eu lieu. Idéologiquement. Par exemple, le soir où on part avec 5 000 ouvriers, au tout premier jour, lorsqu’on dit « on couche dans l’entreprise cette nuit et demain matin on voit avec l’ensemble du personnel »… Les médias, ça y est, ils annoncent « Billancourt occupé » ! Les étudiants arrivent autour de chez Renault. Halbeher, le secrétaire général de la CGT de l’époque de chez Renault, dit aux étudiants : « on soutient votre lutte, mais on ne peut pas vous laisser rentrer dans l’usine, parce que si on vous laisse rentrer, le patron de chez Renault va en profiter pour appeler les CRS en disant qu’il y a des corps étrangers dans l’usine. Ce n’est pas possible, etc. Donc, on soutient votre lutte. A vous de soutenir la nôtre et on se bat : vous vous battez dans vos facs nous on se bat dans nos usines. On fait les manifs ensemble ». C’est le cas le 13 mai, notamment.
RFI : Donc, la fameuse photo restée très célèbre, où on voit les étudiants devant les usines fermées par les ouvriers, elle est mal interprétée ? Ce n’est pas un rejet de la cause étudiante ?
Roger Silvain :
Non, non. Pas du tout ! Non, non. C’était utilisé par l’adversaire qui voulait essayer de fissurer le mouvement, c’est tout.
RFI : Et par la suite, il y a eu des jonctions plus physiques, vous avez manifesté ou mené des actions aux côtés des étudiants ?
Roger Silvain :
Oui, dans des manifestations. A la manifestation monstre du 13 mai on avait rendez-vous à la République et les étudiants avaient rendez-vous à la gare de l’Est.
RFI : Est-ce qu’il y avait de jeunes ouvriers qui rejoignaient les étudiants sur les barricades, dans le quartier latin ?
Roger Silvain :
Evidemment. C’est normal, c’est humain. Ils voulaient y aller.
RFI : Pour revenir à la période d’occupation de l’usine Renault-Billancourt, sur l’île Seguin, comment s’est passé cette occupation ? Est-ce que vous avez des souvenirs de ces moments où vous étiez toute la journée, tous ensembles, dans les ateliers qui ne fonctionnaient pas ?
Roger Silvain :
Ça a duré un mois. Dans la classe ouvrière, c’est ancré, on est en grève contre le patron, pas contre la machine. Certaines machines, quand vous arrêtez le travail, il faut qu’elles soient entretenues. Vous avez des fours, si vous les arrêtez, il faut deux mois pour les remettre en route ! Eh bien les gars, ils étaient en grève, ils étaient dans leurs ateliers, ils occupaient, mais ils veillaient à ce que les machines soient entretenues.
Il fallait faire manger les gars. On avait une cantine qui tournait. Il fallait assurer le ravitaillement. Comme on gérait les cantines - le Comité d’entreprise-, les femmes qui faisaient le marché et les cuisiniers étaient en grève, mais ils faisaient le boulot pour faire manger les gars. Ils faisaient la bouffe normale…
RFI : Alors avec quel argent ?
Roger Silvain :
Eh bien si vous voulez, quand vous avez une tôle (une entreprise, ndlr) comme ça… On faisait 21 000 repas par jour, vous avez des fournisseurs qui ont une confiance qui dure depuis longtemps. Et puis, on avait des collectes qui rapportaient. Surtout, ce qui a été terrible, c’est que les syndicats soviétiques, au bout de trois jours de grève, nous ont fait un don considérable ! Je ne dirai pas de chiffres pour ne pas dire de conneries, mais c’était considérable.
Il y avait des spectacles qui étaient organisés… Ferrat… Tous nos chanteurs très près de la classe ouvrière venaient, il y avait du spectacle. Mais après, dans la journée, ils s’occupaient, ils jouaient à la belotte ou aux échecs… Vous voyez, c’est tout. C’est la vie normale.
RFI : Vous, quels souvenirs gardez-vous de Mai-68 ? Depuis le début de cet entretien, vous souriez beaucoup. J’ai l’impression que c’est un souvenir heureux, qui vous rend fier ?
Roger Silvain :
Je suis heureux. Je commence à avoir un âge avancé, 87 ans au mois de juillet et on est au mois d’avril, je voudrais bien en voir un autre pareil avant de mourir.
RFI : Un autre mouvement de la sorte ?
Roger Silvain :
Le même, oui. D’ailleurs, celui qui est en train de naître là, je ne sais pas ce qu’il va donner.
RFI : Le mouvement des cheminots et des autres secteurs ?
Roger Silvain :
Tout ce qui est en train de grandir autour des hôpitaux et tout ça, là… Si ça s’élargit encore un peu, on va voir. Aujourd’hui je ne vais pas vous dire : « ça y est, dans trois jours c’est le grand bazar ». Je n’en sais rien. Mais le grand bazar au sens noble du terme, oui, je voudrais le voir.