Gilets Jaunes et syndicats : le point de vue de Jean-Pierre PAGE

Jean-Pierre PAGE ancien responsable de l'Union départementale CGT du Val de Marne, membre de la commission exécutive, ancien responsable de 1991 à 2000 du département international de la confédération.

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Ne faut-il pas par exemple, s’interroger sur la capacité des syndicats à prendre en compte le fait que nous sommes passés en quelques années d’une société de pauvres sans emplois à une société avec en plus des pauvres avec emplois, une société capitaliste dont les jeunes sont les premières victimes
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Car c’est le système capitaliste qui cadenasse les libertés, c’est le néo libéralisme mondialisé, qui impose la pensée unique et la voix de son Maitre, qui pille les richesses du travail, saccage la nature et l’environnement. Tout cela se fait au bénéfice d’une oligarchie corrompue de riches toujours plus riches, ou encore de ceux qui s’en sortent le mieux ! Faut-il continuer à parler de partage des richesses et des ressources, quand dans la réalité il s’agit de la recette du pâté d’alouettes où le travail enrichit le centile le plus riche de la population et que les inégalités explosent ?
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Dans un tel contexte, apparaissent bien dérisoires les arguties de certains dirigeants syndicaux sur les prétendues tentatives de récupération et l’influence de l’extrême droite raciste sur le mouvement des gilets jaunes, comme le répète à satiété les dirigeants de la CFDT et de la CGT. A ce sujet, les propos affligeants, les rapports, les interviews ne manquent pas et témoignent d’un décalage saisissant comme d’une profonde ignorance de ce que représente un mouvement social!1 Il est inquiétant de noter que certains dirigeants de la CGT ont cru bon, se saisir de ce contexte pour traquer les idées de ceux qui refusent la mise en conformité, comme par exemple un regard critique sur l’Europe et l’Euro, le prêt-à-porter de la pensée dominante et de l’air du temps2. La pratique de l’amalgame à l’égard de l’historienne Annie Lacroix-Riz3 accusée de complotisme, et de voisinage avec l’extrême droite a suscité une telle indignation que Philippe Martinez a du lui présenter des excuses et s’engager à retirer de la circulation une note infamante portant le sigle de la CGT
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On parle beaucoup de l’ignorance dans laquelle Macron tient ce que l’on appelle les corps intermédiaires comme les syndicats. Ce qui est un fait, mais l’institutionnalisation du syndicalisme, sa bureaucratisation, sa professionnalisation, ne l’a t’elle pas rendu invisible et inaudible ? Comment alors être surpris de voir aujourd’hui beaucoup de salariés s’en détourner, questionner sa crédibilité, son utilité, son existence même et finir par voir ailleurs ? Pour se rassurer faudrait-il en l’appliquant au syndicalisme reprendre la formule de Brecht « puisque le peuple vote contre le gouvernement, ne serait-il pas plus simple de dissoudre le peuple et d’en élire un autre »
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A la lumière d’événements qui sont un formidable révélateur, il y a urgence pour le mouvement syndical de classe à tirer les leçons et à faire les bilans qui s’imposent. Il faut espérer que le prochain congrès national de la CGT1 apportera des réponses convaincantes, une stratégie et une direction à la hauteur de cette situation. Faire preuve de lucidité ce n’est pas s’accabler, c’est voir les faits, la réalité telle qu’elle est pour la transformer.
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Un grand nombre de gilets jaunes font l’expérience de l’action pour la première fois, la plupart d’entre eux n’a jamais participé à une grève, à une manifestation. On s’étonne de leur spontanéisme, de leur absence d’organisation ce qui semble être de moins en moins le cas, mais comment ne pas voir qu’entre son début et le point où il est arrivé aujourd’hui, ce mouvement a fait un véritable bond qualitatif en avant.
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On peut comprendre qu’un tel changement des esprits n’est pas sans déranger les tenant d’une adaptation du syndicalisme-partenaire d’un capitalisme à visage humain. Certains, comme la CFDT, préférant négocier le poids des chaînes plutôt que d’exiger l’abolition de l’esclavage. Mais, ne doit-on pas voir dans ce mouvement des gilets jaunes une prise de conscience qui s’affirme, celle qui conduit à la conscience d’appartenir à une classe et par conséquent des opportunités à saisir !N’y t’il pas là pour le syndicalisme une responsabilité à assumer pour qu’il en soit ainsi.
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Ce constat renvoie à la « double besogne », cette double fonction qui doit être celle du syndicat: luttant tout à la fois pour les revendications immédiates comme pour le changement de société. Contrairement à ce qu’affirme Philippe Martinez1, la CGT n’est pas trop « idéologique ». Cette singularité qui est la sienne, cette identité, elle se doit de la prendre en charge en toutes circonstances. Ne voit-on pas que la CGT paye aujourd’hui 25 années de recentrage, de désengagement du terrain de la bataille des idées, en fait de dépolitisation ?
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En fait, cette insurrection sociale, à laquelle nous assistons, tire sa force dans sa capacité à fédérer le peuple : les ouvriers, les employés, les paysans, les classes moyennes, les petits artisans, les chômeurs, les retraités, les ruraux et les citadins, ceux des banlieues. Fait significatif les femmes sont au premier rang des manifestations, des blocages routiers, des parkings des centres commerciaux. Tout un peuple d’en bas est entré en révolte, la CGT devrait se comporter comme un poisson dans l’eau et considérer qu’en dernière analyse, « il est juste de se rebeller »!
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Le mouvement des gilets jaunes est fondamentalement une révolte contre la situation intolérable qui est faite aux classes les plus défavorisées, à l’appauvrissement qui touche dorénavant les classes moyennes ceux qui arrivaient encore à s’en sortir, mais dont les fins de mois se terminent dès le 15 et qui n’ont d’autres alternatives que les privations pour presque tout.
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Le combat des gilets jaunes est aussi une résistance contre ce recul de civilisation voulu par le Capital en crise
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l ne fait aucun doute que les « Gilets Jaunes » feront leur entrée au Panthéon des grands mouvements sociaux, annonciateur de ruptures avec le système dominant. Leur empreinte est indiscutable et marque déjà notre époque par la radicalité progressiste de leurs objectifs, par leur détermination, leur esprit d’initiative, les formes d’organisation dont ils ont fait le choix, la continuité qu’ils donnent à leur action. Ils ont réussi à gagner la sympathie et la solidarité d’une très large majorité de Français, mais aussi des peuples d’Europe et d’ailleurs.
Ils font la démonstration de cette exception française, celle d’un pays où comme disait Marx, « les luttes de classes se mènent jusqu’au bout ». La filiation des « Gilets Jaunes » est bien celle qui trouve ses racines dans les « Jacqueries »1, dans la grande Révolution de 1789 à 1793, de la Commune de Paris, des combats de la Libération et plus près de nous de 1968, 1995, et de ces milliers de luttes sociales et politiques souvent anonymes, de grèves, de manifestations innombrables. Macron n’a pas tort de reconnaître l’esprit « réfractaire »2 frondeur et indocile des Français! Non sans raison les « Gilets Jaunes » le revendiquent ! Après tout, « quand le gouvernement viole les droits du peuple, l’insurrection est pour le peuple, et pour chaque portion du peuple le plus sacré des droits et le plus indispensable des devoirs »3. 225 ans plus tard, les gilets jaunes légitiment et rappellent publiquement souvent d’ailleurs cette vision ambitieuse des révolutionnaires de 1793.
L’honneur du mouvement ouvrier français et de la CGT en particulier est d’avoir toujours été fidèle à ces principes. C’est aussi à elle de les défendre !
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