Entretien avec Jean-Pierre Page à la veille du 52e congrès de la CGT
Jean-Pierre Page est un très bon connaisseur du syndicalisme en France et dans le monde. Militant CGT, il a été responsable de son département international durant des années.
Jean Pierre Page est l’auteur d’un livre pour éclairer les syndicalistes à la veille du 52e congrès de la CGT : CGT pour que les choses soient dites, paru aux éditions Delga.
Il a accepté de répondre aux questions de la commission luttes du PRCF pour www.initiative-communiste.fr alors que ce prépare dans quelques jours le 52e congrès confédéral de la CG
IC :
Le 52ème congrès confédéral de la CGT va se dérouler à la mi-mai en pleine période d’intense lutte des classes dans laquelle les GJ ont joué un rôle déterminant. Peux-tu nous présenter les enjeux de ce congrès ?
Jean Pierre Page :
Pendant que les premiers dirigeants de la CGT ne savaient plus sur quel pied danser, voir s’employaient à stigmatiser le plus grand mouvement social de ces dernières années et que ceux de la CFDT souhaitaient la réussite de Macron (sic), il faut se féliciter qu’un nombre non négligeable d’organisations représentatives de la CGT aient en termes d’action décidé d’assumer leurs responsabilités.
Le 27 avril, des Fédérations, des Unions départementales, locales des syndicats d’entreprises ont pris la décision et l’initiative de se retrouver côte à côte dans la rue, Gilets jaunes, Gilets rouges avec d’autres forces sociales et politiques. Ce processus est très encourageant. Il démontre une fois de plus que lorsqu’on a la volonté politique, il est possible de construire sur la durée et avec la détermination nécessaire, le Front populaire dont les travailleurs ont besoin. C’est indispensable, car si au lieu de subir les événements, on fait le choix de prendre l’initiative, de l’encourager, de donner confiance dans la force de l’action collective, on peut faire reculer le capitalisme et les institutions supranationales qu’elles soient celles de l’Union européenne ou encore qu’elles soient internationales.
Il n’existe pas d’autre voie que l’action du plus grand nombre, toute l’histoire des luttes de classes en France et dans le monde prouve qu’il n’y a pas d’autre alternative que d’y contribuer, ce qui sera aussi le cas le 1er Mai.
C’est dans ce contexte d’un combat de classes acharné que se tiendra le 52e congrès de la CGT. Les orientations qui seront prises seront décisives pour l’avenir non seulement de la CGT mais également pour le mouvement syndical de notre pays, les forces sociales et politiques qui agissent pour satisfaire les revendications immédiates, prévenir les mauvais coups qui se préparent et plus fondamentalement pour changer la société. Il faudra donc viser à ce que les orientations adoptées aient un contenu de classe qui permette de s’attaquer aux causes véritables et pas seulement aux seules conséquences, à ce qu’elles soient utiles pour renforcer la solidarité et l’action nécessaire, y compris celui du du syndicalisme international. Cela est d’ailleurs un point à l’ordre du jour. L’unité sans exclusive de l’ensemble du monde du travail est essentielle, mais cela ne saurait se réduire à une pétition d’intentions fut-ce des intentions morales, cela exige avant tout la clarté et un contenu.
Disons-le franchement, à ce stade, les textes d’orientation qui sont proposés au Congrès par la direction sortante ne répondent pas à ces exigences. C’est aussi le cas du fond et de la forme que l’on veut donner à la discussion, des sujets de l’ordre du jour qui semblent pour certains être déconnectés des urgences de la situation, sans doute parce qu’ils ont été décidés de manière très unilatérale.
Par exemple et comme cela doit être le cas, il est impérieux et avant toute autre chose de faire un bilan des orientations qui ont été suivies depuis le précèdent congrès et plus généralement sur une plus longue période, et cela afin de déterminer ce qui doit être corrigé. Le problème est que la direction confédérale ne veut pas en entendre parler ! Ce sera donc une grande responsabilité pour chaque délégué et pour chaque syndicat de la CGT qu’il en soit ainsi, d’autant qu’en dernière analyse ce Congrès c’est celui des syndicats et ce sont eux et nul autre qui doivent décider des orientations de la CGT.
Il ne saurait y avoir ceux qui décident en petit comité restreint à quelques-uns et tous les autres qui appliquent. Voilà pourquoi le Congrès doit être un moment privilégié de l’appropriation ou si nécessaire de la réappropriation de l’organisation par les adhérents eux-mêmes. C’est à la base de notre conception de la démocratie syndicale.
IC :
Nous avons assisté ces derniers jours à une déclaration de B. Thibault relayée par le journal Le Monde afin de défendre l’affiliation de la CGT à la CES et à la CSI. Qu’est-ce que cela signifie ?
Jean Pierre Page :
Cela signifie essentiellement que Bernard Thibault et le journal Le Monde défendent une analyse proche sinon identique même si bien sûr chacun s’exprime avec ses propres mots. Je pense qu’il y a beaucoup d’inquiétudes et de fébrilité inutile. Pourquoi craindre à ce point le 52e Congrès qui a une légitimité, de le voir menacé de débats contradictoires et sans concessions. Il est normal et souhaitable qu’il donne lieu à partir de l’expérience concrète à l’expression de critiques si elles sont justifiées ! C’est vrai par exemple des orientations, des pratiques et de l’extrême dépendance de la CES et de la CSI, y compris financière vis-à-vis d’institutions qui sont étrangères et hostiles au monde du travail. Contrairement à ce qu’affirment ces textes, on est en droit d’attendre d’affiliations internationales qu’elles soient utiles à nos luttes. Or, ce n’est pas le cas et depuis le précédent Congrès de Marseille, les exemples sont nombreux d’une véritable désertion du terrain de l’action comme de la simple solidarité. Pour ma part, je ne partage pas l’idée qu’il s’agirait d’oublis ou d’insuffisances, tout au contraire il s’agit de conceptions et d’orientations. Il n’est pas sérieux de faire comme si cela n’était pas le cas. Il faut donc en débattre dans la clarté et sans faux-fuyants !
D’ailleurs au Congrès, la CES et la CSI auront tout loisir d’assumer les orientations qui sont les leurs puisqu’elles seront présentes comme invités et interviendront. Toutefois, il est regrettable d’exclure de cette discussion la seule organisation syndicale internationale qui a pris de nombreuses initiatives et qui a apporté un soutien constant, clair et permanent aux luttes des travailleurs en France : la Fédération Syndicale Mondiale. Que craint-on? Pourquoi ne pas s’inspirer de ce que fit cette prestigieuse organisation syndicale qu’est la COSATU d’Afrique du Sud en laissant s’exprimer à la tribune de leur Congrès national les positions des deux secrétaires généraux, celui de la CSI et celui de la FSM?
Mais plus fondamentalement et comme B. Thibault le laisse entendre, ce qui est en jeu et semble constituer une menace à ses yeux, c’est la mise en cause de la réorientation stratégique qui fut imposée à la fin des années 90, et ensuite sous son mandat, celui de T. Lepaon et depuis. Il est un fait qu’aujourd’hui cette orientation, ce programme et cette vision suscitent dans la CGT une contestation de plus en plus forte. Nous sommes arrivés à un point ou il est urgent d’en débattre, de mettre les choses à plat sereinement et dans la clarté.
C’est l’expérience qui permet toujours de trancher un débat d’orientation. Or, il est de plus en plus évident que les conceptions, les orientations, et la manière de diriger qui ont marqué l’activité de la CGT ces 20 dernières années ont conduit celle-ci dans une impasse.
Elle s’en trouve affaiblie dans tous les domaines au point dorénavant d’être la seconde organisation syndicale en France. Sur quel sujet et de quel acquis positif peut-on se prévaloir ? Les résultats revendicatifs sont une longue liste de reculs, le choix de la stratégie de lutte est un échec patent, le syndicalisme rassemblé a conduit à mettre en cause nos principes et notre identité ; en Europe et internationalement, la CGT s’est alignée sur des orientations contraires à nos valeurs internationalistes, notre influence et notre état d’organisation ont reculé, le fédéralisme et la confédéralisation ont régressé de manière inquiétante, comme les moyens militants ; la bureaucratie, la professionnalisation et l’institutionnalisation sont devenues une manière d’être, la crédibilité des dirigeants est en berne. Ce sont des faits, et comme on dit, les faits sont têtus. Il faut donc en parler fraternellement.
I.C. :
Comment en est on arrivé là? Quels choix faut-il faire ?
Jean Pierre Page :
C’est l’échec d’une orientation qui n’a jamais vraiment donné lieu à un débat dans les syndicats. Elle consiste à vouloir devenir et contre toutes évidences « euro-compatible », en cherchant à se fondre dans un magma avec les forces dominantes du syndicalisme réformiste en Europe. Preuve en est, cela n’a rien à voir avec la nécessaire unité pour la lutte du mouvement syndical auquel certains font référence, d’ailleurs ce n’est pas le but de la CES. Il s’agit pour la CGT de s’aligner sur une conception que l’on considère comme un horizon indépassable. Ce serait une condition incontournable pour éviter d’être le « dernier carré», d’être isolé, marginalisé. On adopte donc un profil très défensif, et on fait comme si l’on craignait la contamination, la contagion, la survivance d’idées de luttes, trop radicales, trop nostalgiques du passé. 30 ans après la chute du Mur de Berlin, on fait le choix d’une forme d’exorcisme, on veut bien être de classe mais avec des « mais » et des conditions ! C’est un peu schizophrénique !
De la même manière, on cherche à convaincre que la CGT dans la CES et la CSI est la garantie de voir leurs orientations changées. Cet argument prête à sourire si l’on voit le résultat de cette petite rébellion à laquelle la CGT a participé au Congrès récent de la CSI et qui s’est conclu par un fiasco mémorable. Quant à la CES, il sera intéressant de demander l’avis des délégués sur son prochain Congrès car l’impressionnant document d’orientation de 450 pages n’existe pas en français mais en anglais, signe s’il le fallait d’une volonté démocratique indiscutable…
IC :
Alors, comment en est arrivé là ?
Jean Pierre Page :
Accepter les conditions de la CFDT dans la négociation avec celle-ci pour obtenir son accord à l’affiliation de la CGT à la CES, impliquait de faire le choix d’un concept fumeux que l’on s’empressa d’élaborer, celui du « syndicalisme rassemblé ». En d’autres termes, il s’agissait de s’inscrire dans une alliance stratégique nouvelle avec la CFDT et de ce fait avec la CES. Cela faisait courir le risque d’un effacement progressif de la CGT, un renoncement à son indépendance de jugement, à son identité, pour s’intégrer. On fit ce choix pourtant, sans d’ailleurs qu’il donne lieu à un grand débat dans la CGT.
Nous en sommes là et raconter des contes pour enfants ne sauraient régler ce qui est devenu un problème dans la CGT.
Si après 20 ans vous allez d’échec en échec, n’importe quel personne sensée tire la conclusion que si ça ne marche pas, il est inutile de persister, il faut faire autre chose. C’est au Congrès d’en décider.
Affirmer cela ce n’est pas faire le choix du renoncement, de l’immobilisme, de la paralysie, du refus de changer, c’est être tout simplement lucide, c’est voir courageusement les choses en face. La CGT doit être elle-même et si elle doit se recentrer, c’est en premier lieu sur le lieu de travail c’est-à-dire là où l’affrontement de classes est décisif. Elle doit se déterminer clairement à partir de la contradiction fondamentale capital/travail.
Pour cela, elle doit réviser profondément l’orientation qui a prévalu, son fonctionnement, en donnant la priorité aux structures de terrain, elle doit se doter d’une stratégie de lutte de classes et pas sous forme de rhétorique, faire le choix de moyens militants nécessaires avec des cadres syndicaux d’expérience, comme à tous les niveaux de son organisation. Ce qui suppose de mettre un terme et faire régresser la bureaucratisation et la professionnalisation galopante de l’appareil confédéral. La CGT doit entreprendre une remise à plat de toute sa politique revendicative aujourd’hui dominée par les experts ès propositions. Elle doit se doter d’un programme de formation qui lui soit propre et assumer par elle, pas en passant des accords avec ce centre de l’éducation libérale qu’est l’Université Dauphine ou à travers l’ETUI, ce centre financé par la commission de Bruxelles et co dirigé par celle-ci avec la CES. La régression de la lecture militante est également une urgence au point que l’on assiste à l’amoncellement des notes et des directives au détriment d’une presse syndicale qui se rabougrit dans sa diffusion comme dans son contenu.
Tous ces efforts doivent permettre d’orienter le travail syndical non pas dans un cadre aseptisé de recherche de propositions dans le vain espoir de se faire écouter par nos interlocuteurs mais pour contribuer à ce que les travailleurs fassent le choix de la contestation des choix du capital et de la confrontation avec leurs adversaires de classe, avec les objectifs du patronat et ceux du gouvernement Macon.
Beaucoup d’organisations de la CGT souhaiteraient que l’on discute de ça et pas d’autre chose. Il y a une forte attente militante en ce domaine, des disponibilités. Il faut y répondre et c’est à la capacité de faire cela que l’on peut et doit juger de la valeur d’une direction syndicale. Le moins que l’on puisse dire c’est que cela est nécessaire, si l’on en juge par l’atrophie des organes de direction !
Par conséquent, on comprend qu’il peut y avoir une certaine fébrilité. Faisons confiance au libre débat, à la confrontation des idées, au respect de chacun de tous et de toutes. Il faudra bien entendre, sinon apprendre à le faire. L’obstination, la certitude d’avoir raison, voire les petites manœuvres sordides qui visent à écarter les opinions différentes n’apportent jamais les justes réponses aux questions posées.
C’est aux délégués des syndicats de prendre les décisions et à nul autre, qu’il se croit investi d’une mission ou non, auréolé ou non d’une autorité passée ou d’une filiation qui si on y regarde de plus près n’est pas aussi évidente. Ce qui importe au final c’est de veiller et de manière responsable à l’unité et la cohésion de la CGT. Tout le monde prétend à ce rôle, à chacun d’y veiller. Nous avons besoin de l’intelligence de chacun et de tous pour qu’il en soit ainsi, et cela sans tri préalable.
IC :
CGT, FSU, Solidaires, FO… Même si la CGT est la première OS dans la capacité de mobilisation, dans chacune de ces organisations existent de syndicalistes sincères et combatifs. Quelles perspectives leur donner dans les conditions actuelles ?
Jean Pierre Page :
C’est à eux d’en décider et certainement pas à la CGT de se substituer à leurs responsabilités. Cela dit, il ne fait aucun doute que le syndicalisme va mal, qu’il ne se porte pas bien, qu’il fait face à une crise qui à des causes et dont il faut débattre. Cela peut apparaître contradictoire avec ce qu’il représente socialement comme capital d’intelligence, de dévouement de désintéressement. Ce sont des valeurs qu’il faut défendre, préserver et faire partager en particulier dans les jeunes générations.
De ce point de vue, le mouvement des gilets jaunes est très éclairant et instructif. Car voici des travailleurs, des chômeurs des retraités, des jeunes, beaucoup de femmes, des ruraux, des citadins qui ensemble et parfois sans expérience concrète de la lutte à travers une organisation qui ont avec leurs idées fait le choix de passer à l’action. Ils ont y compris mis en place des formes d’organisation, de consultations et de décisions démocratiques originales, fait preuve d’une détermination exemplaire malgré une répression criminelle, atroce.
Mais ce choix d’agir ensemble de s’organiser, ils ne l’ont pas trouvé dans les syndicats. Comment ce seul fait ne pourrait pas nous poser des questions ? Il ne s’agit pas de nous accabler mais de réfléchir sur ce que cela signifie plutôt que de jouer avec condescendance les donneurs de leçons, ou encore porter des jugements de valeur, voir accuser d’être manipulé par l’extrême-droite. Le soutien dont ce mouvement bénéficie dans l’opinion, chez les français en général après plus de 5 mois de lutte est riche d’enseignements pour nous tous. On ne saurait le sous-estimer !
La grande leçon de tout cela, c’est que comme syndicalistes quelle que soit l’organisation où nous militons, il faut nous tourner vers tous ceux qui vivent de leur travail et de ceux qui malheureusement ont peur de le perdre, ou n’en trouvent pas, vers les retraités dont les luttes sont exemplaires, nos frères et sœurs immigrés qui luttent pour leurs droits et pour être respectés.
De par sa nature même le capitalisme est condamné, l’explosion des inégalités, l’accaparement des richesses produites du travail le saccage de l’environnement, sont de plus en plus rejetés. Prenez le tragique incendie qui a ravagé Notre-Dame, on peut noter avec intérêts le rejet massif par l’opinion du comportement insultant de ce 1% des plus riches qui ont décidé de financer la restauration moyennant une exonération fiscale. Comme beaucoup de travailleurs l’ont fait remarqué, les sommes ahurissantes qu’ils mobilisent démontrent s’il le fallait que l’argent existe, et qu’il ne tombe pas du ciel. Il faut donc le prendre là où il est. Évidemment cela ne se fera pas spontanément seul la lutte de masse et de classe peut y contribuer.
Il est vrai que nous vivons une période à haut risques y compris pour le devenir de l’humanité, mais soyons convaincus également qu’elle n’est pas sans opportunités ni sans atouts pour les peuples, les militants et les travailleurs que nous sommes. La confiance dans la justesse de nos idées et de nos convictions est sans aucun doute la meilleure arme dont nous disposons pour progresser dans le sens d’un syndicalisme de notre temps qui ne peut être qu’un syndicalisme de lutte de classes, de masse indépendant, démocratique et internationaliste. Pas l’un sans l’autre !
Jean-Pierre Page, ancien responsable du département international de la CGT
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