Plate-forme ubérisées : témoignages

Publié le par FSC

Volonté d'indépendance, refus de la subordination salariale marquent sans doute la tendance de nombre de jeunes vers les nouvelles formes de travail qui se présentent - dans un premier temps - comme libres de toute sujétion donc globalement contre le salariat.

Pour découvrir à l'expérience que le salariat au travers de luttes séculaires du mouvement ouvrier - sans se libérer de la domination du capital- s'est doté d'institutions de puissantes garanties dans le champ de la protection sociale.

Garanties qui se sont imposé au patronat, dont il ne s'est jamais satisfait et qu'il entend subvertir à l'occasion des révolutions technologiques en cours.

Retournement de l'histoire ?

La Charte d'Amiens (1906) se fixe pour objectif la fin du salariat.

Plus d'un siècle plus tard c'est le patronat qui ferraille durement contre la requalification par certains tribunaux des contrats de type commercial qui lient les "travailleurs indépendants " aux plateformes.

Une bataille est engagée dont l'issue dépend du choix des intéressés, un certain nombre ayant choisi de s'organiser syndicalement en particulier dans la CGT dans la dernière période.

 

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Par Gurvan Kristanadjaja — 21 octobre 2019 


 

Deux anciens livreurs qui se sont retournés contre les multinationales ont visionné «Sorry We Missed You» de Ken Loach. Ils racontent à «Libération» en quoi le film fait écho à leur expérience.

Ils ont eu l’impression de se voir à l’écran. Avant la sortie de Sorry We Missed You, décrivant le quotidien d’une famille victime de l’ubérisation, Libération a convié deux anciens livreurs à une projection presse du dernier film de Ken Loach. Au fil de l’histoire, on les a vus parfois amusés, parfois émus de retrouver des morceaux de vie proches de ce qu’ils ont vécu pendant des années.


Jean-François Makosso-Tchapi

47 ans, est un ancien livreur Amazon Prime, employé par un sous-traitant pendant un an et demi. Il a connu les livraisons à la chaîne et la pression de l’algorithme de la multinationale. 

Jérôme Pimot

50 ans, a, lui, été livreur chez Tok Tok Tok et Deliveroo avant de fonder le Collectif des livreurs autonomes parisiens (Clap). Il est aujourd’hui considéré comme le «monsieur anti-ubérisation» français.

Tous les deux ont en commun d’avoir poursuivi leur ancienne plateforme aux prud’hommes pour obtenir réparation. Après la projection du film, ils ont débattu à chaud.

Sorry We Missed You illustre bien l’un des ressorts de la nouvelle économie : quand on se met à travailler pour une plateforme, on a le sentiment que l’on va devenir son propre patron. Ce message touche particulièrement les plus précaires, qui ont parfois l’impression d’avoir toujours eu à rendre des comptes. A l’époque, ce discours vous a séduit aussi ?

Jérôme Pimot

 Oui, en partie. Quand tu parles à des jeunes, ils préfèrent ne pas être salariés parce qu’ils ne veulent pas toucher seulement un smic ou avoir quelqu’un au-dessus d’eux. L’ubérisation a donc permis de s’en extraire. Mais le boss, on se rend rapidement compte qu’on l’a dans le téléphone. Ce n’est plus une personne physique que tu croises de temps en temps à la machine à café, il est tout le temps sur ton dos. Il sait la vitesse à laquelle tu vas, où tu vas… On n’a plus de patron mais on a des objectifs, on se rend compte que ce sont les algorithmes qui nous guident. En fait, avec ce système, on devient nous-mêmes des robots. Dans le film, ça a des répercussions sur la vie de la famille, ce n’est pas très éloigné de la réalité. Les algorithmes voudraient faire de nous des instruments de la matrice.

Jean-François Makosso-Tchapi

Oui, il y a toujours ce système de statistiques qui remplace le patron. C’est exactement ce qu’on a vécu en tant que livreurs Amazon, même si nous étions salariés. Il y a quand même cette idée que tu vas avoir ton propre camion, que tu vas le ramener chez toi, que tu seras libre. Mais quand je prenais ma pause, pendant une heure, le téléphone savait exactement où j’étais et ce que je faisais. Un jour, mon supérieur m’avait clairement montré sur son ordinateur les données sur chaque livreur : cadence, efficacité… En tant que livreur, quand on sait ça, on peut tricher. Au bout de quelques mois, j’ai compris que lorsque je commençais tôt et terminais rapidement, le nombre de colis augmentait le lendemain. Alors j’avais mis en place des procédés pour tromper l’algorithme, comme ne valider ma dernière course qu’une fois arrivé au dépôt et non chez le client. En faisant ça, j’avais vu mon nombre de colis baisser : ça me permettait de prendre une pause à midi.

Dans ces métiers, même s’il y a une part de déshumanisation que vous décrivez, liée notamment à l’algorithme, est-ce qu’on peut parvenir à conserver un rapport humain avec les personnes que l’on livre ?

Jean-François Makosso-Tchapi

C’est parfois difficile parce qu’on subit aussi la pression des chefs. Un jour, j’ai livré une dame dans le XIe arrondissement à Paris, elle m’a dit : «Oh, ça change, vous êtes élégant.» J’ai compris par la suite que la consigne était de courir pour effectuer les livraisons. Quand les livreurs arrivaient chez les clients, ils étaient dégoulinants de sueur. Et les clients n’aiment pas ça, alors ils font de mauvais retours.


Sans trop dévoiler le film, on y voit à un moment donné le père, livreur pour une société de transport, uriner dans une bouteille en restant dans son camion. Ça vous a fait sourire…

Jean-François Makosso-Tchapi

Oui, parce que quand j’ai été embauché au début, je m’arrêtais à un café pour aller aux toilettes. Au bout de quelques semaines, je me suis dit que je perdais du temps. J’ai alors vu plein de bouteilles au dépôt, c’est là que j’ai compris. J’en ai pris une, je m’arrêtais sur le côté et je pissais dedans, caché dans le coffre pour gagner du temps.

Jérôme Pimot

Le symbole, chez nous les livreurs à vélo, ce sont les bouches d’égout ou de métro : ça souffle de l’air chaud, donc je me mettais devant pour me réchauffer en attendant ma commande. Et puis un jour, je me suis dit que je commençais à faire comme les SDF. J’étais obligé de rester dehors pour que mon téléphone capte pour obtenir une commande.

Est-ce que l’ubérisation touche plus particulièrement certaines personnes ?

Jean-François Makosso-Tchapi

Ce qui compte pour l’employeur, c’est le permis de conduire. Si vous avez un casier ou un bracelet électronique, ce n’est pas grave. Au contraire, on va même vous mettre davantage la pression. C’est pour cela que quand on voulait se mobiliser, certains de mes collègues me disaient parfois : «Je ne peux rien faire, je suis coincé, je suis obligé d’accepter.»

 

Jérôme Pimot

 

Dans la première société pour laquelle j’ai bossé, il y avait un livreur que j’avais réussi à associer à notre procédure aux prud’hommes. Un jour, il m’a expliqué qu’il allait être obligé de se retirer parce que même si on était indépendants, son référent avait le juge d’application des peines au téléphone chaque semaine… Pour la plateforme, un casier, c’est presque du pain bénit. L’ubérisation produit aussi de ce fait une forme assez violente de lutte, qui passe parfois à un cheveu du drame. Certaines personnes vivent très mal leur condition. J’ai dû en désamorcer plusieurs qui étaient déçus, ils n’avaient plus rien à perdre.

Est-ce qu’on peut être heureux en faisant ce genre de métier ?

Jérôme Pimot

Travailler pour des plateformes ne peut pas rendre heureux car il faut être productif de 8 heures du matin à 22 heures le soir, ça n’est pas compatible. Tu ne peux pas rester trop longtemps dans ce secteur, on n’est pas des machines.

Jean-François Makosso-Tchapi

J’ai fait d’autres métiers où je commençais tôt et je terminais tard. En tant que livreur, ce qui me gênait, c’était la cadence imposée. Un jour, j’ai essayé d’apporter des solutions pour améliorer le dispositif et ils n’en ont pas voulu. On m’a avoué que ce n’était pas vraiment l’idée. C’est pour ça qu’on nous impose ce rythme, pour qu’on soit fatigués et qu’on exécute simplement ce qu’on nous demande, sans réfléchir. Quand vous êtes trop usé, vous partez, et on vous remplace.

Comment expliquer que ces services (Uber, Deliveroo, Amazon) se soient inscrits à ce point dans notre mode de consommation ?


Jérôme Pimot

C’est du marketing. Il a fallu construire dans la tête des gens l’envie de commander ce que l’on veut à n’importe quel moment de la journée et que ça ne coûte pas cher. Quand Uber est arrivé avec ses VTC, ils ont proposé d’emblée un service pas cher du tout. Ainsi ils ont acheté les clients dans le but qu’un jour ils soient captifs et qu’ils aient besoin de leur service et non plus juste envie de faire appel à lui. Pour ensuite augmenter les prix.

 

Jean-François Makosso-Tchapi

J’essaie de comprendre aussi comment les plateformes fonctionnent. Par exemple, on m’a souvent répété au sein de l’entreprise que les clients demandaient à être livrés le dimanche. Et quand j’arrivais chez eux, je demandais : «Est-ce bien vous qui avez demandé à être livré un dimanche ?» Ils répondaient que non, ce n’était pas le cas. Ce sont des discours qu’on veut nous faire croire, qu’il y a une forte demande.

Aujourd’hui, l’ubérisation est au cœur de très nombreux débats économiques, sociaux et sociétaux. Comment voyez-vous la suite ?

Jérôme Pimot

Je vois qu’il y a une espèce de convergence cet automne. Comme si, en 2019, ça coinçait enfin pour les plateformes.

 

Jean-François Makosso-Tchapi

J’ai l’impression que l’objectif du gouvernement, c’est d’accepter notre situation pour pouvoir accéder à leur prévision de baisse du taux de chômage. Peut-être qu’à présent, on va nous écouter aussi. Il y a de plus en plus de livreurs Amazon qui me contactent pour se retourner contre l’entreprise. Là, c’est comme si la cocotte était en train d’exploser. On a mis le couvercle, on a serré, mais là c’est trop.

Jérôme Pimot

Des parcours comme les nôtres sont le témoin de ça aussi : il y a quatre ans, tu me parlais de l’ubérisation, je n’en savais rien, je participais au système. Mais ce qu’on a vécu est tellement caricatural qu’on ne pouvait que s’élever contre ça.

Jean-François Makosso-Tchapi

Pour moi, mon passage dans l’entreprise n’était pas un hasard. Je pense que je suis un grain de sable dans l’immense machine, quelqu’un qui a dit ce qu’il pensait du système.

Jérôme Pimot

Oui, c’est ça, nous sommes des grains de sable. Et il y en a de plus en plus, un peu partout, c’est aussi ça qui fait que le sujet est devenu important aujourd’hui.

Gurvan Kristanadjaja
 

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