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Publié le par FSC

Agnès Verdier-Molinié - Philippe Aghion : comment sortir l'économie de l'atonie ?

ENTRETIEN Les mesures sanitaires décidées par les pouvoirs publics aussi bien que l'endettement massif du pays placent l'économie française dans une situation de grande incertitude. Directrice générale de la Fondation iFrap, Agnès Verdier-Molinié, qui publie La France peut-elle encore tenir longtemps ?, dialogue avec l'économiste Philippe Aghion, professeur au Collège de France et coauteur du Pouvoir de la destruction créatrice. Agnès Verdier-Molinié préconise une politique libérale vigoureuse, trop longtemps différée à ses yeux. Philippe Aghion esquisse un « capitalisme vertueux » qui associerait l'innovation propre aux États-Unis et le souci de protection caractéristique du système danois. Il plaide pour la réforme des retraites, tout en concédant que le système de points envisagé est trop complexe et doit être abandonné.

LE FIGARO. - Agnès Verdier-Molinié, combien coûtent à notre pays les mesures sanitaires actuelles, et combien de temps pourrons-nous tenir le « quoi qu'il en coûte » ?

Agnès VERDIER-MOLINIÉ. - D'après les évaluations que l'iFrap a réalisées, une semaine de confinement strict, comme au printemps dernier, coûte 16 milliards d'euros à la France : 5 milliards de dépense publique supplémentaire et 11 milliards d'impact sur la richesse nationale du fait de l'arrêt de certaines activités. Un confinement un peu plus souple, comme celui du mois de novembre dernier, coûte certes moins, mais cela reste considérable : 7 milliards par semaine. L'impact sur l'emploi est énorme : une semaine de confinement strict menace près de 70 000 emplois et une semaine de confinement plus souple, 30 000. Enfin, la période actuelle, avec le couvre-feu à 18 heures et la fermeture des restaurants, théâtres, salles de musées, remontées mécaniques, etc., coûte au moins 2,5 milliards au PIB français par semaine (dont la moitié rien qu'en raison de la fermeture des restaurants). Un mois de couvre-feu, c'est donc 10 milliards en moins : un demi-point de PIB qui s'envole. Les Français doivent avoir ces chiffres en tête pour comprendre ce qui est en jeu. Le gouvernement commence à s'en rendre compte, lui aussi, et a opéré un tournant bienvenu en ne reconfinant pas à ce jour. Mais nous avons perdu trop de temps. Nous sommes le pays où l'administration publique a été fermée le plus (poste, justice), par exemple.

Avait-on vraiment d'autre choix que de s'endetter massivement?

A. V.-M. - On peut bien sûr comprendre qu'en temps de crise sanitaire et de récession la dette augmente. Le problème, c'est que, croissance ou pas, cela fait des années que nous continuons de laisser filer les déficits et la dette, tandis que, dans les pays d'Europe du Nord, existent des systèmes de frein à l'endettement ou d'équilibrage des comptes publics qui fonctionnent assez bien : les Pays-Bas, la Suède, l'Allemagne se sont désendettés au cours des dernières années, tandis qu'en France, malgré la croissance, nous avons continué à nous endetter coûte que coûte et avons triplé la dette en valeur entre 2003 et 2022. Le « quoi qu'il en coûte » n'est en réalité pas vraiment une nouveauté !

Souvent, l'excuse est de dire que la France s'endette pour investir. Mais rien n'est moins vrai. Depuis 1995, nous nous sommes endettés de 900 milliards d'euros de plus pour faire fonctionner nos administrations publiques et de moins de 700 milliards d'euros pour investir. Si l'État ne s'était endetté que pour investir, la France serait au même niveau d'endettement que l'Allemagne, soit entre 70 % et 80 % du PIB. En 2020, la France a emprunté 1 milliard d'euros par jour : c'est beaucoup trop. Cet argent n'est ni gratuit ni magique : il faudra payer. On ne pourra pas annuler la dette et encore moins dire qu'on ne remboursera pas. Plus personne ne voudrait nous prêter. Il deviendrait impossible de financer nos services publics, les hôpitaux ou les pensions.

Philippe Aghion, peut-on « annuler » cette dette Covid, comme l'ont suggéré Thomas Piketty et une centaine d'économistes ?

Philippe AGHION. - C'est une fausse bonne idée pour au moins trois raisons. Tout d'abord, parce que ce n'est pas lorsque les taux d'intérêt sont négatifs que l'on doit commencer à se poser la question de l'annulation d'une dette. Ensuite, comme l'a très bien dit Christine Lagarde, ce qui est important, c'est d'abord ce que l'on fait avec l'argent que l'on emprunte : il ne faut pas le jeter par la fenêtre mais l'investir intelligemment, en particulier dans l'innovation et la réindustria-lisation pour augmenter notre potentiel de croissance, car c'est avant tout la croissance qui va nous permettre de réduire notre dette. Or, comme nous le montrons dans notre livre, cette crise a mis en évidence le sous-investissement dramatique de la France dans l'innovation, avec notre incapacité à générer un vaccin de conception française. Troisième raison, enfin, annuler notre dette publique, c'est annuler une créance de la Banque de France sur l'État français : plutôt que de devenir un passif de l'État, la dette deviendrait un passif de la Banque de France, mais qu'est-ce que cela change ?

Vous semblez d'accord pour distinguer la dette d'investissement de celle de fonctionnement. Mais comment réduire la seconde ? Où faut-il couper ?

A. V.-M. - Il faut déjà commencer par ne plus accepter le moindre endettement dû à des dépenses de fonctionnement de l'État ou de la Sécurité sociale. Adoptons une règle en ce sens de toute urgence. Mettons ensuite en place des systèmes de frein à l'endettement, comme chez nos voisins nordiques : on peut s'endetter lorsque l'on est en récession, mais pas en période de croissance. Par rapport à nos voisins européens, en France, État, collectivités locales et Sécurité sociale dépensent 84 milliards d'euros de plus chaque année pour produire nos services publics. Ce surcoût est gigantesque. Il correspond peu ou prou au déficit de l'État en 2019. Comment l'expliquer ? Tout simplement parce que la complexité de l'organisation publique est incroyable. On l'a vu pendant la crise : du maire au préfet en passant par les agences régionales de santé (ARS), les présidents de région, le gouvernement, c'était une cacophonie permanente. La multiplication des couches a considérablement ralenti les décisions. Il faut donc mieux répartir les pouvoirs entre l'État, les régions, le bloc communal, la Sécurité sociale. Le sujet de la décentralisation est malheureusement devenu quasi absent du débat public. La loi décentralisa-tion dite « 4D » ne renversera pas la table. Cela rappelle « CAP 2022 » et ses mesures de réformes jamais assumées. Ph. A. - J'ai fait partie du programme « CAP22 », ce comité d'économistes et d'acteurs publics réunis par Édouard Philippe pour discuter de la transformation de l'administration. Je considère que cette mission est un échec. Le principal problème du « CAP22 » réside dans le fait que l'on a mis les technocrates en charge de réformer la technocratie. Quand les Suédois ont réformé l'État, ils ont confié à cinq personnes indépendantes la tâche de produire un rapport décapant, et, sur la base de ce rapport, ils ont procédé à une véritable réforme de l'État : une décentralisation où l'échelon central est supprimé lorsque l'on délègue le pouvoir à un échelon plus local, ce que nous ne savons pas faire en France ; un recours à des agences de mis-sion dotées d'une véritable autonomie de décision ainsi que budgétaire - chez nous, les administrations publiques sont en permanence soumises au veto de Bercy ; et une fonction publique où les fonctionnaires prestataires de services ne sont pas soumis au même régime que les magistrats. À l'inverse, le « CAP22 » n'a rien donné. Une réforme de l'État est indispensable pour améliorer l'efficacité de la dépense publique.

Mais, comme je le mentionnais plus haut, c'est surtout la croissance qui va nous permettre de réduire notre dette, et c'est donc dans la croissance qu'il nous faut investir. Dans notre livre, nous traçons les contours d'un capitalisme vertueux, à la fois favorable à l'innovation, comme le capitalisme américain, et protecteur, comme le capitalisme danois. La pandémie a montré les faiblesses du modèle américain en matière de protection sociale : 400 000 morts et de nombreux individus qui, en perdant leur emploi, ont perdu leur couverture santé ou sont tombés en situation de pauvreté. Mais, d'un autre côté, la pandémie a montré la supériorité américaine en matière d'innovation. Ce n'est pas un hasard si la plupart des vaccins viennent d'Amérique : rien qu'en biologie, les Américains ont la National Science Foundation, le National Institute of Health. Ils disposent d'un mécénat très actif. Tout cela concerne la recherche fondamentale. Mais, par ailleurs, les Américains disposent d'un réseau de capital-risqueurs et d'investisseurs institutionnels beaucoup plus développé que le nôtre. Et ils ont la Barda (Biological Advanced Research Development Agency), qui permet de passer de la recherche fondamentale (l'ARN messager) à la production de vaccins en masse. La Barda est dotée d'un budget de 12 milliards, trois fois plus que l'équivalent européen.

Enfin, une réforme sur laquelle il faudra nous repencher le moment venu, c'est la réforme des retraites, à la fois pour assurer la soutenabilité de nos finances publiques et pour ne pas perdre notre crédibilité vis-à-vis de nos partenaires européens. Je propose d'abandonner, au moins pour le moment, l'idée des points. En cela, je me renie moi-même, car j'y ai cru pendant la campagne électorale ; mais le passage à un système de points s'avère une véritable usine à gaz si l'on veut éviter que l'égalité visée par ce passage ne devienne inégalité : les enseignants, par exemple, ont de mauvais salaires et se rattrapent normalement sur les retraites ; vouloir égaliser leurs retraites avec celle des autres professions constitue donc une injustice, à moins de complètement refonder le système de rémunération des enseignants. Faire une réforme des points acceptable devient donc tellement complexe, compte tenu du grand nombre de transferts compensatoires qui doivent être mis en place, qu'un quinquennat n'y suffirait pas. Je crois plutôt à une mesure d'âge, avec une accélération de la réforme de Touraine, donc une réforme paramétrique, mais qui tienne compte de la pénibilité et de l'âge d'entrée sur le marché du travail.

Agnès Verdier-Molinié, dans votre livre, vous soulignez la médiocrité du débat politique sur la question de la réforme de l'État ou de la dette… A. V.-M. - Oui, et c'est regrettable ! Il faudrait de vrais débats, contradictoires et étayés au sein de la représentation nationale. Le Parlement a pour rôle d'évaluer les politiques publiques et le travail de l'exécutif. Mais le Parlement n'exerce pas cette mission ! C'est le gouvernement qui a créé son propre outil d'évaluation des politiques publiques. La ministre Amélie de Montchalin l'a annoncé voilà quelques jours. Dans quelle démocratie le gouvernement s'évalue-t-il lui-même ? À l'heure du « quoi qu'il en coûte », il est grand temps d'avoir à l'Assemblée et au

Sénat, mais aussi dans les médias, un vrai débat contradictoire sur la dette (et sur qui sont ses détenteurs), sur les dépenses publiques et sur les impôts. Plus la dette, les dépenses publiques et les impôts sont élevés, moins la croissance est au rendez-vous. Réindustrialiser, développer nos start-up, les capitaliser, gagner la bataille de l'emploi ? Tout le

monde le souhaite, mais cela exige moins de dépenses administratives inutiles, plus de travail avec le report de l'âge à la retraite et la flexibilité du temps de travail à la hausse. Les 35 heures, les taxes de production et les taxes sectorielles ont tué notre industrie. Mais si l'on se réveille maintenant, on peut redresser le cap.

Ph. A. - Le gouvernement, il faut lui en donner crédit, a tout de même engagé une baisse des impôts de production, ce qui nous aidera à endiguer le flux des délocalisations. Mais, comme nous l'expliquons, et également dans un article récent avec Élie Cohen, c'est notre déficit d'innovation qui explique principalement notre déficit d'industrialisation et de croissance. Pour remonter la pente et trouver le chemin d'une croissance plus soutenue, plus verte et plus inclusive, la clé réside dans le triangle État–entreprises-société civile. Les entreprises innovent, l'État et la société civile aident à diriger l'innovation vers des technologies plus vertes et vers la création d'emplois plus qualifiants. Il faut tordre le cou à l'idée selon laquelle la discussion avec les partenaires sociaux est une perte de temps : faute d'avoir su mener ce dialogue, on n'a pas vu venir la crise des « gilets jaunes », et cette crise a bloqué ensuite le processus de réforme depuis l'automne 2018.

A. V.-M. - Si la fiscalité n'est pas au service de l'innovation et de l'investissement en capital, alors l'innovation ne se développe pas. Et l'industrie s'essouffle. Le chômage progresse, ainsi que la pauvreté et la désespérance. D'où le mouvement des « gilets jaunes ». La politique fiscale de la France est aujourd'hui totalement tournée vers le fi-nancement des dépenses exponentielles de nos administrations. Cela ne peut pas fonctionner. L'État s'endette, les entreprises s'endettent, les ménages s'en-dettent, les services publics sont de moins en moins performants et nombre de nos concitoyens sont au chômage. C'est cette spirale infernale que nous devons casser en réalisant que taxer le plus au monde, dépenser le plus au monde et emprunter le plus au sein de la zone euro n'apporte pas la prospérité, au contraire. Ce ne sont pas les timides bonnes mesures sur la fiscalité du capital et les taxes de production qui vont changer la donne significativement. Un autre chemin est possible. Il faut le tracer. Je montre dans mon livre comment. ¦

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