Quel usage fait-on des martyrs? sur la mémoire de la Commune de Paris de 1871
REPRIS du site de Gilles Questiaux
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Antoine Manessis a attiré l’attention ici-même sur la haine vivace d’un conseiller de Paris LR pour le souvenir de la Commune qui s’indigne du renouvellement par la Mairie d’Anne Hidalgo d’une subvention, attribuée à l’association respectée des Amis de la Commune.
Cet incident montre sans doute « que la Commune n’est pas morte » dans les cauchemars des classes possédantes.
Gardons à l’esprit cependant qu’au jour d’aujourd’hui la gauche d’Anne Hidalgo fait certainement partie des actuelles classes possédantes.
Mais pourquoi en ont-ils encore peur, après si longtemps ? Par quelles étapes le vif souvenir des ouvriers parisiens fusillés en masse dans le Jardin du Luxembourg et dans le cimetière du Père Lachaise est-il parvenu jusqu’à nous ?
En 1918, Lénine a changé le nom du parti marxiste qui venait de prendre le pouvoir en Russie et qui allait fonder l’Union Soviétique, de Parti Ouvrier Social-démocrate de Russie (bolchevik), en Parti communiste (bolchevik).
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Ce changement fait signe bien sûr au célèbre Manifeste du Parti communiste de Marx et Engels, publié en 1848, mais le terme « communiste » est là surtout pour tracer une filiation avec la Commune de Paris de 1871.
Dans l'historiographie soviétique, la Commune est le premier État prolétarien de l’histoire. Les bolcheviks veulent donner leur revanche aux communards exterminés dans un massacre qui préfigure les grandes hécatombes perpétrées par les fascismes au XXème siècle, et qui reproduit dans les faubourgs ouvriers des métropoles celles qui se produisent alors aux colonies.
Le destin des communards est aussi une des raisons qui les pousse à réprimer impitoyablement la contre-révolution en Russie, dans le contexte de feu et de sang imposé par la Grande Guerre impérialiste de 1914.
Les communards ont perdu. Mais ce ne sont pas des « perdants », quelque téméraire qu’ait été leur entreprise ! Ils disposaient de deux cent mille soldats avec leurs fusils et leur artillerie et ils auraient pu gagner. Et la Révolution d’Octobre va se vivre comme la victoire différée de la Commune de 1871.
Mais un André Breton, pape du surréalisme et émigré aux États-Unis pendant l’occupation, ce mouvement prototype assez bruyant de la gauche divine, l’extrême gauche bourgeoise maquillée en avant-garde culturelle, rêve qu'un jour viendra où « 71 ne s’inversera pas en 17 ».
Et Henri Lefèbvre et à sa suite les situationnistes vont théoriser le moment de la commune (72 jours) comme celui de la fête révolutionnaire qui en quelque sorte se suffit à elle-même. Une fête au lendemain atroce.
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Une partie de la mémoire de la Commune est ainsi portée par ceux qui à gauche et à l’extrême gauche veulent l’opposer à Révolution d’Octobre. Et ceux-là sont des « perdants » volontaires. Ce qu’ils aiment dans la Commune de Pairs, c’est la défaite. Ce sont aussi les mêmes qui aiment les spartakistes à Berlin en 1919 et leur défaite ou la République espagnole en 1936-1939, et sa défaite, et qui vont chanter La Varsovienne ou Bela Ciao avec des trémolos.
Les révolutionnaires sont gentils surtout quand ils sont vaincus, et que le narcissisme moral et l’esthétisme romantique gauchiste peut les récupérer.
Gramsci et Ernesto Che Guevara ont perdu la bataille et y ont laissé leur vie, mais ce ne sont pas des perdants, ils ont joué leur rôle dans un combat audacieux, et qu’ils pouvaient gagner. S’ils avaient gagné, l’Italie, ou l’ensemble de l’Amérique latine seraient devenu des États socialistes, fort semblables aux États socialistes réellement existant d’Europe de l’Est et que les gauchistes de tout acabit, trotskystes, anarchistes ou "orwelliens de gauche", méprisent, détestent et surtout craignent. Et de leur image romantisée dans la petite bourgeoisie intellectuelle il n’existerait rien.
Leur souvenir est fièrement célébré par les communistes, mais il est aussi commémoré par un certain nombres de fidèles à double fond, qui les annexent à l’éternel martyrologue des opprimés écrasés.
Aucune grande cause historique ne peut se passer de martyrs, et les communistes peuvent en revendiquer un très grand nombre dont les morts de la Commune sont les parmi premiers en date. Mais il faut être attentif à la question : quel usage fait-on de ses martyrs ?
Ils peuvent servir à prouver aux nouvelles générations la grandeur de la cause pour laquelle ils se sont sacrifiés. Mais ils peuvent aussi servir à autre chose : ils peuvent contribuer à un récit romantique et tragique selon lequel aucun soulèvement des opprimés ne peut s’achever autrement, comme l'écrit Arthur Rimbaud, "qu' enchaîné dans l'herbe d'où l'on ne peut fuir par la défaite sans avenir". Il peuvent servir au scénario d’un beau film triste de Ken Loach où le public du Quartier Latin peut s’identifier à la tragédie d'ouvriers grévistes britanniques ou de révolutionnaires espagnols ou irlandais qui sont définitivement vaincus.
Donc s’il existe encore des Versaillais en 2021 prêt à assumer leur haine de classe et à cracher sur les tombes des ouvriers parisiens, on préfère en général étouffer les martyrs de la classe ouvrière sous les hommages intempestifs, en falsifiant leur histoire pour en faire à contresens des héros de la démocratie bourgeoise (et l'historien postcommuniste Roger Martelli, coprésident de l’association en question des Amis de la Commune, en sait quelque chose, lui qui voulu faire revêtir ce costume à Guy Môquet).
Parce que si la Commune avait gagné, elle aurait fusillé sans faiblesse les amis de Monsieur Thiers, ne serait-ce que pour les punir d’avoir trahi la patrie (car, en plus, ils étaient patriotes, les bougres!).
Finalement, la bourgeoisie avait raison d’avoir peur au point de danser sur les cadavres, et ses âmes simples continuent encore aujourd’hui à lui rendre cet hommage involontaire.
Qui vaut mieux peut-être que les subventions de Madame Hidalgo.
GQ, 22 février 2021
PS :
Le détournement par la bourgeoisie de la tradition révolutionnaire et ouvrière est un fait général de la culture post-moderne en Occident, dans le but grossier de faire passer l'européisme et l'atlantisme pour des formes d'internationalisme, ou pour substituer au prolétariat un patchwork arc-en-ciel de minorités narcissiques hâtivement construites. Même en admettant bien volontiers qu'il existe des groupes minoritaires spécifiquement opprimés, la bourgeoisie sait et ses adversaires devraient savoir que de petites minorités sociologiques ne peuvent pas porter une révolution.
Un exemple récent de ces détournements : la manière dont le premier ministre socialiste espagnol a déterré Franco pour utiliser la mémoire de la guerre civile pour susciter une polémique qui servirait de rideau de fumée pour tromper les militants et avancer dans le sens des contre-réformes libérales.
La bourgeoisie "de gauche" va tenter dans la mesure du possible de récupérer dans un grand mélodrame du son et de l'image l'ensemble des expériences progressistes qui ont aboutit à une défaite, tout en diabolisant en hurlant avec les loups toutes les expériences qui ont duré, et tous les acteurs historiques victorieux : Lénine, Staline, Mao, Fidel, Chavez, etc.
La victoire mondiale ultime du prolétariat est certaine, sauf si on laisse se constituer des conditions politiques et psychologiques qui la rendent carrément impossible.