Coup de théâtre à l’Odéon

Publié le par FSC

 

 

SOURCE : L'Humanité

Les intermittents du spectacle et de l’emploi poursuivent les occupations des théâtres avec des modalités qui diffèrent d’un lieu à l’autre. Vous avez dit reprise…

A u point du jour, dimanche, les occupants du Théâtre national de l’Odéon ont décidé de quitter les lieux après plus de 80 jours d’occupation et d’investir le 104, établissement culturel de la ville de Paris situé dans le 19e arrondissement. Or, tout laissait à penser qu’une solution était sur le point d’aboutir entre occupants et direction pour permettre aux représentations d’avoir lieu et aux intermittents de poursuivre leur action.« Nous ne voulons pas empêcher les spectacles de se jouer, ni le public d’y assister. Mais nous voulons rencontrer le public. Que ce soit à l’Odéon ou ailleurs »,nous confiait, il y a quelques jours, Denis Gravouil, secrétaire de la CGT spectacle. Il en a été finalement autrement.« Le contexte sanitaire et social reste fragile, mais aujourd’hui, savourons la joie de nous retrouver »,écrit Stéphane Braunschweig, metteur en scène, dans un mini-éditorial adressé aux spectateurs qui pourront ainsi retourner à l’Odéon dès le 25 mai et assister aux représentations dela Ménagerie de verre,de Tennessee Williams. Avant de partir, le ménage a été fait, les banderoles enlevées. Comme si de rien n’était ?

Les occupations se poursuivent à des degrés différents, avec des modalités différentes. Quand les occupants n’ont pas décidé de quitter les lieux de leur plein gré (comme au Théâtre de Mende) ou qu’ils n’ont pas été délogés par les forces de police (comme ce fut le cas à Toulouse), ils restent, ont négocié une occupation diurne et/ou nocturne, des prises de parole, des distributions de tracts afin d’informer le public.

Le théâtre, lieu du débat et d’expression populaire

Au Théâtre national de la Colline, occupé par les élèves des écoles d’art, son directeur, Wajdi Mouawad, s’est fendu d’une (très) longue lettre dans laquelle il établit un parallèle entre l’occupation des théâtres en France et celle des territoires palestiniens. Évoquant ses amis gazaouis, qui lui« demandent de leur faire un point sur la situation du mouvement car ça leur change les idées et ça les fait rigoler (…), surtout quand (il) leur dit que “nous aussi nous sommes occupés”, ce qui déclenche chez eux une hilarité extraordinaire ! »,où s’aventure-t-il ? Est-il nécessaire de rappeler que les artistes et techniciens qui occupent les théâtres sont celles et ceux qui permettent justement de faire vivre les spectacles ; que s’il existe un réseau de théâtres publics, un régime d’assurance-chômage adapté aux métiers du spectacle et du cinéma, un ministère de la Culture pour porter une politique culturelle qui a su faire preuve d’ambition, c’est bien parce que des hommes et des femmes se sont battus pour obtenir cela ? C’est à cette « spécificité française » (ou « cette anomalie française », écrirait-on si on était chroniqueur à CNews), qu’on doit cette « exception culturelle française » que les artistes du monde entier nous envient. Une telle prise de position, un rien pathétique, raconte surtout la confusion, l’ignorance, mais aussi un mode de gouvernance chez certains directeurs de théâtres publics qui appliquent sans sourciller les nouveaux modes managériaux à l’œuvre dans la culture comme ailleurs depuis de nombreuses années. Et d’oublier que le théâtre est un lieu de spectacle, de rencontre, de débat et d’expression populaires ; un lieu où doit pouvoir se tenir le spectacle, tout le spectacle du monde ; que le théâtre, ce n’est pas juste Isabelle Huppert qui joue devant un public bien sage, mais un lieu qui laisse les portes ouvertes à la rumeur, à l’air du temps, même quand le temps est à l’orage…

La reprise du 19 mai, annoncée en fanfare par le gouvernement, connaît beaucoup de disparités au sein même du réseau des théâtres publics (théâtres nationaux, centres dramatiques et scènes nationales) et des théâtres privés qui ne rouvriront pas avant l’automne. Ce ne sont pas les festivals de cet été qui permettront le retour à l’emploi de l’année 2019. La reprise s’annonce donc difficile, compliquée, et la rallonge de quatre mois de l’année blanche pour les intermittents ne suffira pas à rattraper toutes ces heures perdues. La saison des festivals s’annonce également particulièrement détériorée avec l’annulation de nombreux événements ou dans un format réduit en raison des mesures sanitaires.

Un mouvement d’occupation qui n’a pas dit son dernier mot

Ce lundi, de nombreuses assemblées générales se déroulent au 104, au Théâtre Sébastopol à Lille, etc. Car, pour tous ceux-là, intermittents du spectacle et de l’emploi, les mesures annoncées par le gouvernement s’avèrent plus qu’insuffisantes. Le « À bientôt ! » accroché au frontispice de l’Odéon ne signe pas la fin du mouvement. Plutôt la recherche d’un nouveau souffle pour un mouvement qui concerne les intermittents du spectacle et de l’emploi. D’un côté, 120 000 intermittents qui ont leurs 507 heures pour ouvrir leurs droits au chômage. De l’autre, 1,2 million de personnes en CDD dit d’usage (extras de la restauration, de l’animation, des tournages, des festivals, conférenciers, etc.). Si les premiers ont bénéficié de l’année blanche, en revanche, les seconds n’ont eu droit à rien. Ni année blanche, ni chômage partiel, ni aide exceptionnelle de 900 euros car, parmi les critères nécessaires pour y prétendre, deux d’entre eux les excluent d’office.

Il faut noter que ce mouvement d’occupation, aussi inégal et bancal qu’il soit, regroupe pour la première fois ces deux catégories de salariés précaires, sur fond d’une réforme de l’assurance-chômage qui s’annonce dramatique pour l’ensemble des chômeurs. Ce mouvement dépasse les seules conditions d’indemnisation des intermittents et concerne l’ensemble des salariés soumis aux emplois discontinus. Si les intermittents du spectacle ont appris à donner de la voix, tous les autres peinent à se faire entendre et passent sous les radars. Il y a bien là convergence d’intérêts, donc convergence des luttes et de revendications.

Ces derniers temps, le gouvernement dépense beaucoup d’énergie pour fabriquer des lois qui suppriment des droits. Or, c’est bien de l’inverse dont le pays aurait besoin, tant pour les intermittents que pour l’ensemble des salariés. Des droits permettant à tous de vivre et de travailler dans des conditions dignes et acceptables. C’est dans cet esprit que la députée Elsa Faucillon, pour le groupe communiste, s’apprête à déposer, le 17 juin, un projet de loi visant à demander la prolongation immédiate de l’année blanche pour l’ensemble de ces salariés précaires, ainsi que le rétablissement de l’annexe 4.

La réforme de l’assurance-chômage point de convergence des luttes

Quant à la réforme de l’assurance-chômage, un référé a été déposé au Conseil d’État par l’ensemble des syndicats. Telle qu’elle est envisagée par la ministre du Travail, cette réforme rompt avec l’égalité de traitement des chômeurs. Les syndicats dénoncent principalement la mesure phare de la réforme : le nouveau mode de calcul du salaire journalier de référence (SJR), base de l’allocation. Désormais, celui-ci est obtenu en divisant les salaires perçus non seulement par les jours travaillés, mais aussi par les jours non travaillés, ce qui pénalise les demandeurs d’emploi qui alternent contrats courts et périodes d’inactivité. L’annulation de cette réforme fait partie des principales revendications des intermittents. Ceux du spectacle comme tous les autres soumis à l’emploi discontinu. Il suffit, pour s’en convaincre, de lire la tribune publiée dansle Mondepar Paul Rondin (n° 2 du Festival d’Avignon, qu’il cosigne avec Eve Lombard, administratrice du Festival), qui alerte sur tous ces métiers –« assistants à la communication, personnel d’accueil, de billetterie, techniciens informatiques, métiers de la convivialité, chauffeurs, gardiens, standardistes, agents d’entretien, renforts administratifs… »qui vont être durement frappés par cette réforme de l’assurance-chômage, si elle entre en vigueur.

Contrairement à ce que prétend la ministre de la Culture, ce mouvement n’est pas né pour réclamer la réouverture des lieux. D’où son« incompréhension »devant la poursuite des occupations, alors que« les théâtres rouvrent »,fait-elle savoir. Il n’y a pire sourd que celui qui ne veut, décidément, pas entendre…

par  Marie-José Sirach ,
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