Aux États-Unis, les géants du numérique sortent les griffes contre l’émergence du syndicalisme
REPRIS du site CGT Unilever Le Meux (OISE)
Bezos, le patron d'Amazone, ou quand le guignol fait le gendarme
Le 9 avril dernier, les employé·es du site [de l’entrepôt Amazon de Bessemer dans l’Alabama] ont voté à une écrasante majorité contre la création d’une section syndicale, lors d’un scrutin très suivi aux États-Unis. Mais depuis, des témoignages de travailleur·euses ont émergé accusant le géant du commerce en ligne d’avoir cherché à interférer dans le vote, en demandant aux services postaux d’installer une boîte à l’extérieur du site, visant à recueillir les bulletins des salarié·es. La presse américaine a révélé qu’au cours de la campagne syndicale, Amazon avait encouragé à de multiples reprises les employé·es à se servir de cette boîte aux lettres [pour voter], installant même une petite tente autour d’elle. Une initiative critiquée par le puissant syndicat du commerce de détail, des entrepôts et des grands magasins (Retail, Warehouse and Department Store Union – RWDSU), qui aurait représenté les salarié·es en cas de victoire du « oui ». Celui-ci estime que l’installation de la boîte à la demande d’Amazon a pu dissuader certains travailleur·euses de participer au scrutin, par crainte d’être surveillés. Sur les 5 800 salarié·es invités à prendre part au vote, 45% ont préféré s’abstenir.
Contacté par Equal Times, Amazon n’a pas donné suite à une demande d’interview. L’affaire est actuellement discutée devant le National Labor Relations Board (NLRB), l’agence fédérale chargée de conduire les élections syndicales et d’enquêter sur les pratiques illégales au sein du monde du travail. Dans un entretien au magazine Vox, l’ancienne présidente du NLRB, Wilma Liebman a affirmé que le problème de la boîte aux lettres était « un motif assez solide pour faire annuler le résultat de l’élection ».
SMS, affiches dans les toilettes et réunions obligatoires
Ce n’est d’ailleurs pas la seule pratique que dénonce le RWDSU. Au cours des derniers mois, Amazon n’a pas ménagé ses efforts pour tenter de dissuader ses employé·es de créer un syndicat au sein de l’entrepôt de Bessemer : SMS et e-mails encourageant les salarié·es à voter « non », affiches placardées dans les toilettes ou encore réunions obligatoires hebdomadaires organisées sur le temps de travail des employé·es visant à dissuader les travailleur·euses de se syndiquer à coup de présentations PowerPoint.
« Cette dernière technique est une pratique très courante aux États-Unis, appelée « captive audience meeting » [une réunion avec auditoire contraint, ndlr] », explique John Logan, professeur à l’université d’État de San Francisco et spécialiste des stratégies patronales anti-syndicales. « C’est une tactique tout à fait légale tant que les représentants de l’entreprise chargés de diriger ces réunions ne menacent pas directement les salarié·es de suppression d’emplois ou de réduction de leurs avantages salariaux. »
Pour convaincre ses salarié·es de voter « non », la compagnie fondée par Jeff Bezos s’est aussi appuyée sur une solide équipe d’experts en stratégies anti-syndicales. « Amazon recrute déjà depuis longtemps ce genre de professionnels : en faisant des recherches au sujet de l’entreprise au cours des dernières années, j’ai trouvé sur Internet des dizaines d’offres pour des emplois dans le domaine des ressources humaines, exigeant souvent cinq ans d’expérience en évitement syndical », raconte John Logan.
En plus du recrutement de consultants, Amazon s’appuie sur le cabinet d’avocats Morgan Lewis, l’un des plus chers du marché, spécialisé dans les tactiques anti-syndicales.
En 2014, c’est en partie grâce à cette firme qu’Amazon était parvenu à faire échouer le tout premier vote sur la création d’un syndicat au sein de l’entreprise, soutenu à l’époque par un petit groupe de technicien·nes d’un entrepôt de Middletown, dans le Delaware.
Selon John Logan, le vote de Bessemer a aussi fait émerger de nouvelles tactiques de dissuasion. « Amazon a notamment fait pression sur les autorités du comté afin de changer la durée des feux de signalisation à proximité de l’entrepôt dans le but d’accélérer la fluidité du trafic ». Certains travailleur·euses soupçonnent l’entreprise d’avoir ainsi cherché à réduire le temps d’arrêt des voitures au cours duquel les employé·es pouvaient être amenés à discuter avec des salarié·es pro-syndicats faisant campagne pour le « oui », à proximité de l’entrepôt.
Réseaux sociaux, algorithmes : les nouvelles frontières de l’évitement syndical
Les réseaux sociaux semblent également avoir été exploités : pendant la campagne, de nombreux tweets anti-syndicats générés par des « bots » informatiques sont apparus sur Twitter jusqu’à ce que l’entreprise les désactive. Des publicités affichant des messages similaires se sont également multipliées sur Twitch, une plateforme de streaming de jeux vidéo acquise en 2014 … par Amazon. Face à la fronde des utilisateur·trices, le réseau social aux 15 millions de visiteur·euses quotidiens a lui aussi retiré les contenus publicitaires anti-syndicats en assurant qu’ils n’auraient jamais dû être diffusés sur la plateforme, car ils violaient « l’interdiction de diffuser des publicités à caractère politique ».
Ce n’est pas la première fois qu’Amazon a recours aux nouvelles technologies pour lutter contre la création de syndicats au sein de son entreprise. L’an dernier, le magazine Business Insider avait révélé que la chaîne de supermarchés Whole Foods, détenue par le géant de l’e-commerce, utilisait un algorithme lui permettant d’évaluer le risque de syndicalisation au sein de ses magasins. Plusieurs facteurs étaient pris en compte : la distance entre le supermarché et le syndicat le plus proche, le pourcentage de familles vivant en dessous du seuil de pauvreté dans les environs ou encore la loyauté des salarié·es préalablement évaluée grâce à des sondages internes.
En décembre, la NLRB a conclu, au terme d’une enquête d’un an, que Google avait violé le droit du travail américain en épiant, puis en licenciant deux salarié·es qui tentaient de mobiliser leurs collègues contre le recrutement par Google d’un cabinet de consultants anti-syndicats. L’agence fédérale avait notamment révélé que le géant du Web avait consulté les calendriers de ses employé·es ainsi que des présentations utilisées par les deux salarié·es pour convaincre leurs collègues de se mobiliser.
« Nous avions toujours eu des doutes concernant le fait que nous étions surveillés », raconte Alex Gorowara, ingénieur logiciel chez Google et porte-parole de l’Alphabet Workers Union, le premier syndicat créé au sein de l’entreprise début janvier. « Les révélations du NLRB ont confirmé nos craintes. D’ailleurs, lorsque nous discutons aujourd’hui entre salarié·es de problèmes au sein du groupe, nous évitons de le faire sur nos appareils de bureau. Nous nous parlons directement », raconte-t-il.
« Les deux gros avantages qu’ont les géants du numérique par rapport à d’autres entreprises en matière de lutte contre les syndicats, c’est qu’ils disposent à la fois de ressources financières gigantesques, mais aussi d’algorithmes et d’outils de surveillance perfectionnés qui leur permettent d’anticiper tout mouvement social », remarque John Logan. « Les nouvelles technologies sont vraiment la nouvelle frontière de l’évitement syndical. D’autant que la plupart d’entre elles ne sont pas régulées par des lois : les agences gouvernementales sont très à la traîne dans ce domaine. »
Une loi pour renforcer le droit syndical
Face à tous ces obstacles, les salarié·es qui militent pour la création de syndicats au sein de leurs entreprises misent aujourd’hui tous leurs espoirs sur l’adoption par le Congrès du Protecting the Right to Organize Act (dit PRO Act), une loi démocrate, soutenue par le président Joe Biden, qui vise à renforcer le droit syndical aux États-Unis, actuellement l’un des plus faibles des pays développés. Le texte prévoit notamment de faciliter le droit de grève, d’élargir la base syndicale, mais aussi d’interdire et de sanctionner certaines pratiques utilisées par les employeurs pour dissuader les travailleur·euses de se syndiquer. Il mettrait ainsi fin à l’organisation de réunions obligatoires avec auditoire contraint.
Adopté le 9 mars dernier par la Chambre des représentants, le projet de loi doit encore passer devant le Sénat à faible majorité démocrate, où il a très peu de chances d’être validé. Selon des données récemment rendues publiques, les plateformes de services de la Silicon Valley Uber, Lyft, DoorDash et Instacart ont déjà dépensé plus d’un million de dollars en frais de lobbying pour dissuader les parlementaires de voter la loi.
14 juin 2021
Noémie Taylor-Rosner. Publié par Equal Times