« Les plateformes, c’est la victoire du travail mort sur le travail vivant »
SOURCE : L'Humanité Dimanche
Le management désincarné des plateformes et l’atomisation des collectifs constituent des « attaques à la vie psychique » des travailleurs. Ces souffrances engendrées par les formes nouvelles d’organisation du travail sont au cœur des recherches des sociologues Stéphane Le Lay et Fabien Lemozy.
Nous sommes partis de là où les livreurs travaillent. Comment ils ressentent subjectivement leur métier, ce que cela produit sur leur santé, avec toujours, en fond, la question de l’organisation du travail », résument les sociologues Stéphane Le Lay et Fabien Lemozy. Ce vaste travail de recherche, effectué au sein de l’Institut de psychodynamique du travail et financé par la Dares, se penche sur les travailleurs des plateformes capitalistes de livraison de repas, les Deliveroo et autres Uber Eats, et leur opposé, les coopératives de livreurs : comment la souffrance de ces travailleurs est sublimée en plaisir, ou au contraire devient pathogène, à cause de l’organisation du travail.
Stéphane Le Lay
Le livreur a des peurs liées à l’intégrité de son corps : le climat, les risques d’accident, la pollution, mais aussi le bruit, dont il souffre beaucoup… Ce sont les conditions de travail et, sur la période, il faut aussi rajouter le risque de contamination par le virus. Et il y a l’organisation du travail, tout ce qui relève de sa division technique, sociale : quelle hiérarchie, quelle forme de management, les systèmes de sanction, le rapport à l’algorithme… Cette organisation attaque la vie psychique.
Fabien Lemozy
Une autre forme de peur est liée à la cadence, comme chez les ouvriers qui craignent de couler, que le flux leur échappe et mette en panne toute la chaîne. Le livreur doit créer sa propre chaîne, c’est lui qui s’impose sa cadence, sans avoir aucune maîtrise du flux, car c’est l’algorithme qui distribue les commandes. Au fond, dans notre travail, nous montrons que si toutes ces peurs sont bien présentes, celle qui domine est liée à l’organisation du travail, à la relation avec l’algorithme. À ce que l’application exige d’eux. Les plateformes, c’est l’organisation de l’instabilité et de l’incertitude, dans le travail comme dans la survie économique.
Stéphane Le Lay
Ce n’est même pas demain, ni la prochaine heure, mais c’est la prochaine course qui est incertaine. Un raccourcissement temporel qu’on n’a jamais connu historiquement. Ce sont des formes d’organisation du travail extrêmement nouvelles. Et les livreurs qu’on a suivis embarquent souvent leurs proches dedans. Typiquement, comme ce sont beaucoup des hommes, ils mobilisent leur copine pour gérer leur planning par exemple. Et c’est sûr que lorsqu’on ne sait pas ce qu’on va gagner du jour au lendemain, c’est compliqué d’aller voir le banquier pour solliciter un prêt ou un bailleur pour obtenir une location.
Fabien Lemozy
Il faut se rendre compte que ces travailleurs étaient étudiants, chômeurs, pour certains sans-papiers, et que leur rapport à l’avenir était déjà pour le moins incertain. La précarité, ils la vivaient déjà avant de venir sur la plateforme. Celle-ci, en revanche, tire parti de cette précarité préalable.
Stéphane Le Lay
L’algorithme est plus impitoyable qu’un patron parce qu’il n’y a pas de négociation, pas de compromis possible. Entre le moment où il s’inscrit sur la plateforme et le moment où il travaille, le livreur ne voit quasiment personne. C’est la victoire du travail mort sur le travail vivant.
Au début, le discours de la plateforme est attrayant : être indépendant, faire un boulot cool à vélo, qu’on peut exercer quand on veut… Tous ceux à qui on a parlé ont été séduits par ça. Puis il y a un rapport à la compétition qui s’installe. Avec les autres, avec soi-même. Il y a toute une architecture de gamification, de score, pensés par les plateformes qui embarquent les travailleurs. Elles organisent le jeu, définissent les règles et les récompenses…
Ça marche ; beaucoup de livreurs s’envoient leurs meilleurs temps pour parcourir telle distance par exemple. La gamification favorise aussi le fait que l’agressivité qu’on porte tous en nous est déversée ici dans l’activité professionnelle. Cette agressivité leur permet de se lancer tous les jours à fond dans la circulation et de s’engager toujours plus fort dans le travail. C’est ce que l’on appelle l’autoaccélération, une stratégie de défense individuelle. Cela empêche de penser, notamment aux risques qu’on est en train de prendre.
Stéphane Le Lay
Oui et non. La fixation du prix est un secret industriel, personne ne sait comment ça fonctionne à part celui qui contrôle l’algorithme. L’inscription aux meilleurs créneaux chez Deliveroo – qui abandonne ce système – se fait sur une évaluation individuelle, mais dont les principaux critères sont : la disponibilité du travailleur pour la plateforme, notamment le week-end, et le taux d’acceptation ou de refus de commandes. La vitesse ne compte pas dans cette évaluation. Sauf que, pour entretenir son autoaccélération, on a besoin de rationaliser. On se dit que plus on livre vite, plus on est performant, meilleures seront les commandes. Si je fais partie des meilleurs, l’algorithme s’en rendra sûrement compte. Mais de cela, personne n’en sait rien.
Les livreurs font des tableaux Excel pour essayer de comprendre, mais finissent par se rendre compte qu’il n’y a pas de rationalité entre leur performance et le chiffre d’affaires réalisé. Souvent, ils le réalisent quand ils sont obligés de s’arrêter : un accident, un burn-out, le Covid… L’autoaccélération ne fonctionne plus, ils se retrouvent comme des lions en cage et commencent à penser. Et les livreurs nous l’ont laissé entendre : l’agressivité se reporte alors dans l’espace public. La rencontre avec un militant, un syndicaliste, peut aussi créer cet effet et remettre en route la pensée.
C’était déjà partiellement chez Freud, mais pour Christophe Dejours, qui a fondé l’Institut de psychodynamique du travail, pour peu que les conditions soient réunies, on peut transformer la souffrance en plaisir dans n’importe quel métier, ce qu’il appelle « sublimer ». Mais il faut des règles de métier, pouvoir délibérer… jusqu’à avoir un rapport éthique à son activité.
Fabien Lemozy
Les plateformes de livraison ont une organisation du travail antisublimatoire. Pour que le travail contribue à la santé mentale, il y a de nombreux réquisits : apporter sa contribution, faire du travail de qualité, utiliser son intelligence pratique… Et recevoir une rétribution, y compris symbolique, par le jugement d’utilité et de beauté. Rien de tout cela n’est possible sans coopération et collectif de travail, et, à l’inverse, la plateforme atomise, isole les travailleurs. Le jugement d’utilité est une rétribution importante, basée sur le faire. Il est émis soit par la hiérarchie, soit par le bénéficiaire. Ces livreurs n’ont aucun jugement d’utilité positif dans les faits, puisqu’il n’y a aucun rapport avec la hiérarchie et les relations avec le client sont courtes et compliquées, car dans le cadre du management algorithmique ses notes font partie de l’organisation du travail. Ce jugement sous forme d’étoiles ne se fonde pas sur la connaissance du métier. Quant à la question de la qualité, sans collectif ni coopération sur l’objet du travail, elle est absente. Ce n’est pas leur problème.
Tout cela change lorsque le livreur travaille dans une coopérative, où il trouve un collectif, de la coopération pour faire un travail de qualité. Et ils ont même une doctrine, ils ont un horizon commun. Les travailleurs dans les coopératives viennent souvent des plateformes ; tous avaient subi des conditions de travail avec des effets psychopathologiques plus ou moins importants. Et la première chose qu’ils nous disent c’est : ici, ça va mieux.
Stéphane Le Lay
Sur les plateformes, l’autoentrepreneuriat contribue à organiser l’incertitude. Le statut de salarié amène une certaine stabilité. Mais salarier les travailleurs des plateformes sans toucher à l’organisation du travail, à ce qui installe l’incertitude et la concurrence généralisée entre chaque livreur, cela ne changera rien. Ce n’est pas le plus déterminant, la santé mentale restera attaquée. On le voit bien dans la fonction publique, par exemple. C’est le statut soi-disant le plus protecteur, mais, dans de nombreux secteurs, la santé mentale et physique des fonctionnaires est grandement agressée.
On pourrait les forcer à utiliser l’algorithme de Deliveroo qu’ils réussiraient à le subvertir !
Fabien Lemozy
Le rôle premier de l’algorithme de Deliveroo est d’organiser le dispatch : l’organisation en amont des courses ou des tournées et à quel coursier les attribuer. Dans les coopératives, ce sont des humains qui le font, des travailleurs comme les autres qui connaissent et pratiquent le métier de livrer. Les tournées sont organisées selon les individus, ce qu’ils préfèrent, dans quelle forme ils se sentent. L’outil informatique est une aide, un GPS par exemple. Cette fonction dispatch est fondamentale dans l’organisation du travail d’une entreprise de livraison.
C’est très inquiétant, cela touche les services à la personne, la santé, les services à domicile… Mais cela demanderait de sérieux travaux de recherche, pour regarder par exemple comment les autoentrepreneurs d’une plateforme comme StaffMe arrivent pour des missions courtes dans des collectifs de travailleurs déjà constitués, et participent à les exploser, à changer l’organisation du travail.
pierric.marissal@humanite.fr