Gabriel, gilet jaune mutilé : « Je n’avais jamais foutu les pieds dans une manifestation » - RECIT - 6 Janvier 2022

Publié le par FSC

SOURCE : Ballast

 

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Fichier:Logo revue Ballast.jpeg — Wikipédia


Samedi 24 novembre 2018, acte II.

 

Les invisibles arborent désormais un gilet jaune ; ils sont venus du pays tout entier pour exiger une vie meilleure. On appelle à la démission du « président des riches », on élève des barricades. « C’est le peuple en colère », nous dit-on aussitôt. Et c’est déjà l’émeute sur les Champs-Élysées — peut-être l’insurrection. L’un des membres de notre rédaction se dirige en direction de l’avenue Franklin‑D.-Roosevelt. Des tirs, des gaz, des cris. Il entend : « Un blessé ! Appelez les pompiers ! » Il s’approche. « Il y a du sang partout. Un gamin en état de choc », écrira-t-il quelques jours plus tard dans nos colonnes.

Il a 21 ans, il s’appelle Gabriel, il vient de la Sarthe, il est monté sur la capitale pour exprimer son « ras-le-bol de voir les gens dans la misère », il s’apprêtait à passer son BTS en chaudronnerie. C’est la première fois qu’il participe à une manifestation et les forces armées du régime fraîchement élu « pour faire barrage à l’extrême droite » viennent de lui arracher une partie de la main — 26 grammes de TNT, catégorie « arme de guerre ». La guerre contre « ceux qui ne sont rien ». Sa mère se tient à ses côtés. « Mon regard croise celui de son fils. Il lève sa main en l’air afin d’éviter une hémorragie. »

 

Nous sommes restés en contact avec la famille Pontonnier. Cette semaine de publications lui sera consacrée : deux ans ont passé — deux ans d’une lutte quotidienne : sanitaire, juridique, financière, psychologique. Laissons la parole à l’écrivaine Sophie Divry, qui ouvre cette série de textes : « J’ai rencontré, environ un an après leur accident, les cinq gilets jaunes qui avaient eu la main arrachée par une grenade. À partir de ces cinq entretiens, et avec leur accord, j’ai monté un texte choral publié en octobre 2020 au Seuil sous le titre Cinq mains coupées. Exceptionnellement, pour Ballast, avec l’autorisation de Gabriel et de sa famille, je livre ici l’entièreté de l’interview réalisée en janvier 2020, au Mans, lorsque je l’ai vu avec sa mère. L’entretien a duré trois heures. Ce sont des mots difficiles, un parcours brisé, qu’il importe que chacun considère à leur juste place. Nous savons que l’État protège les riches et écrase les ouvriers. Les mots de Gabriel permettent de réaliser ce que cela veut dire vraiment. »


Je m’appelle Gabriel, j’ai 22 ans.

 

J’ai été mutilé le 24 novembre 2018 boulevard Roosevelt dans le XVIe arrondissement, à Paris.

 

Je suis né au Mans. Mon père est agent d’entretien dans une maison de retraite.

Ma mère est ingénieure pédagogique de formation, son contrat peut s’arrêter du jour au lendemain. Je vis avec mes parents dans un village dans la Sarthe, à 30 kilomètres du Mans. On est une famille de quatre enfants et je suis le plus jeune.

J’ai jamais été très très fort à l’école, mais ça allait. En troisième, j’ai fait des stages tout au long de l’année, j’ai essayé plein de trucs pour savoir ce que j’aimais et en tombant sur la chaudronnerie, j’ai vu que c’était vraiment ça qui me plaisait. J’aime travailler tous les métaux, l’aluminium, le cuivre, la ferraille. J’aime créer quelque chose avec rien. Faire des choses belles et utiles.

À 16 ans, je suis entré chez les Compagnons du devoir pour faire mon bac pro chaudronnier-soudeur. N’importe qui ne rentre pas chez les Compagnons, j’ai fait des tests. Il faut qu’ils voient le potentiel du jeune. Comme ma mère le dit, les jeunes qui intègrent les Compagnons, ils apprennent vite l’autonomie. On se côtoie tous dans le même hébergement. Les gens viennent de la France entière. Chez les Compagnons, les anciens sont vraiment derrière nous. On est vraiment suivi, c’est six jours sur sept. Après ma journée de travail en entreprise, je continuais au sein des Compagnons et ce jusqu’à 22 heures tous les jours. C’était dur, mais j’en suis sorti content. J’ai gardé de très bons amis.

 

Ça m’a appris à vivre en communauté, et ça m’a appris l’amour du travail bien fait. J’ai fait plusieurs concours de meilleur apprenti de France. J’ai obtenu la médaille de bronze en tant que chaudronnier. J’ai fait le concours COBATY, où j’ai fini troisième, j’étais content.

 

En novembre 2018, j’étais apprenti. J’étais rentré chez mes parents temporairement pour faire mon BTS, toujours en chaudronnerie, dans le but de monter mon entreprise, dans le but d’être un peu chef. J’allais passer le diplôme en fin d’année scolaire. Je devais réintégrer les Compagnons du devoir avec mon BTS, et faire mon tour de France ensuite. J’allais reprendre un logement autonome. Comme apprenti, j’étais payé 1 200 euros par mois, je faisais beaucoup d’heures sup’.

 

Je faisais de la guitare. Je grattais de la basse, j’étais en train d’apprendre à jouer de la batterie. Je faisais de la moto-cross aussi, plus rarement. Généralement, je faisais tout ce qui tourne autour des sports mécaniques, mais aussi de l’escalade, de la via ferrata, des sports nautiques…

[Jean-Michel Basquiat]

On ne parle pas politique en famille. Mais on va voter, ça oui. Ce jour-là, on est allés manifester pour les services publics. On est très attachés au service public. À la campagne, plus ça va, plus on nous enlève des trucs. Les écoles, les hôpitaux, les gares, même les médecins… C’était un ras-le-bol tout simplement. Nos anciens ils ne peuvent plus se déplacer. Je le vois maintenant comme je ne peux plus conduire, je suis dépendant de mes parents. C’était surtout pour les services publics. Et aussi un ras-le-bol de voir les gens dans la misère, ça, c’est insupportable.

On est allés à Paris parce que les cameras sont tournées sur Paris. À la campagne, on peut mourir tranquillement, y a rien qui va se passer. Je n’avais jamais foutu les pieds dans une manifestation. C’était la première fois.

« On est allés manifester pour les services publics. Et aussi un ras-le-bol de voir les gens dans la misère.

Je n’avais jamais foutu les pieds

dans une manifestation. »

On est partis vers 7 heures du matin, parce qu’il faut deux heures de route pour monter à Paris. C’était une voiture cinq places, donc tout le monde ne pouvait pas venir. On y est allés avec mon grand frère, ma sœur et son compagnon. Là-bas, mon cousin et ma cousine nous ont rejoints, ils étaient montés depuis Toulouse.

 

Dans la voiture, on a chanté comme dans une boîte de nuit. Vers 10 heures, on a laissé la voiture Porte d’Italie, c’était pas la peine de rentrer plus dans Paris. Parce qu’on est aussi un peu écolos sur les bords. Dès la place d’Italie, des flics nous ont sauté dessus. Ils nous ont fouillés entièrement.

 

On n’avait pas d’équipement. J’avais un bonnet et une veste de ski, parce qu’il faisait super froid ce jour-là. On n’avait rien d’autre à part nos gilets jaunes. Nous partagions des gants afin de se réchauffer les mains à tour de rôle, moi je n’avais pas de gants.

 

Le temps de payer, de se garer, on avait faim. Il était 10 heures, on a trouvé un bar pour prendre un petit-déjeuner. On a pris notre temps. Puis on n’a pas arrêté de marcher, je n’avais jamais autant marché dans Paris que ce jour-là.

Mais on était vraiment des dilettantes. Des touristes. C’était un peu, ma mère elle dit, c’était un peu les Tuche qui arrivent à Paris.

[Jean-Michel Basquiat]

Notre idée, c’était de défiler de Bastille à République. On avait décidé ça entre nous, sans rien savoir. C’était très symbolique pour nous : partir de la monarchie et arriver vers la République. Mais à Bastille, il n’y avait pas grand monde. Des gilets jaunes nous ont demandé si on allait aux Champs-Élysées, mais on a répondu non, on n’était pas très motivés.

 

La manifestation avait déjà commencé ailleurs, mais nous, on la croisait sans cesse sans vraiment la suivre, on se perdait…. On restait tous ensemble, tous les sept, en famille. On n’a pas parlé vraiment avec d’autres gilets jaunes. Je n’ai pas crié de slogans ni rien, on a plus mangé et bu de l’eau qu’on a manifesté, sincèrement. On buvait un café, on achetait de l’eau. Des photos devant le BHV, des photos devant le Louvre. Ce n’était pas que la manif, ce jour-là, c’était plus une sortie familiale.

 

On a fait comme une spirale d’escargot autour de la manif. Il y avait vachement de gaz. On ne pouvait pas prendre certaines rues qui étaient bloquées par les flics. On se retrouvait à être dans les gaz, même si on essayait toujours de fuir ces endroits-là.

« C’est à ce moment-là

que la grenade m’a atterri dessus.

Je ne l’ai pas vue arriver. Elle a explosé sur moi,

au niveau de la poitrine, du côté droit. »

Je ne sais pas trop comment on est arrivés boulevard Roosevelt, dans le XVIe. On était tous fatigués, c’était 18 heures, il commençait à faire nuit, on avait décidé de retourner à la voiture. Mon frère voulait juste faire une vidéo pour la montrer à ses collègues, maintenant c’est celle qui est sur internet.

 

C’était vraiment un endroit où il ne se passait rien du tout. Il y avait des papis, des mamies, il y avait même des enfants. Les flics, on les voyaient au loin, mais c’était pas du tout la manifestation.

 

D’après le rapport de l’IGPN, c’était de l’autre côté que ça se passait, ils ont reconnu qu’ils se sont plantés de côté. Et qu’il n’y a pas eu de sommations. Aucune procédure n’a été respectée.

 

C’est à ce moment-là que la grenade m’a atterri dessus. Je ne l’ai pas vue arriver. Elle a explosé sur moi, au niveau de la poitrine, du côté droit.

Je me rappelle juste de l’explosion qui m’a sonnée. Ça fait comme dans les films de guerre, quand il y a du blanc et un sifflement aigu dans les oreilles.

 

Juste après, je me rappelle sentir que j’avais des fourmis dans les mains. Comme il faisait un petit peu nuit, j’ai regardé ma main, mais vraiment vaguement : j’ai vu que c’était le chaos clairement. Et du coup je me suis dit « C’est mort, faut pas trop que je regarde parce que sinon je vais tomber dans les pommes ». Et si je tombe dans les pommes là, je vais crever. Ça va vite dans ma tête. Mon frère a vu ça aussi, il m’a maintenu la main et puis on a couru, tout simplement. On a couru pour essayer de trouver les secours. Il m’a dit après qu’il sentait mes doigts qui lui coulaient entre les doigts, dans le mauvais sens.

 

C’est ma mère qui m’a assis contre une vitrine, en plein milieu d’une rue. Elle a essayé de me protéger des gaz et de tout ce qui pouvait encore tomber sur moi.

[Jean-Michel Basquiat]

Pendant ça, ma mère faisait les soins. J’avais des impacts sur les yeux, sur le visage. J’avais des trous dans mon jogging, sur la jambe. J’avais mon gilet jaune où on pouvait voir la déflagration de la bombe. Et encore, en sachant que j’étais habillé en vêtement d’hiver, alors j’imagine pas ce que ça aurait donné en tee-shirt. C’est une arme, ce truc. C’est une arme de guerre. Pourquoi ils jettent ça sur les gens ? J’ai de la chance que ça ne me soit pas tombé sur la gorge, sinon j’étais mort, j’étais mort. Comme c’est arrivé à un mec, à Rémi Fraisse, dans la capuche.

 

Il n’y avait pas encore de street medics à cette époque. C’était l’acte II seulement. Mais là, on voit arriver un type qui avait pris, au cas où, des compresses et de l’eau. Ma mère voulait me faire un garrot, et, c’était improbable, ce type est arrivé et il a dit à ma mère, je suis pompier, je vais gérer. Il a ouvert son sac avec les compresses et c’était vraiment un cadeau à ce moment-là.

Et puis les gens m’ont protégé des gaz lacrymo qui nous étaient envoyés en grande quantité. Leurs corps ont servi de boucliers.

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