Georges CORM : Quand j’écoute les différentes radios et télévisions de ce monde-là, on a le sentiment qu’ils sont gouvernés par un parti unique !

Publié le par FSC

SOURCE / L'Humanité

 

Georges Corm, né le 15 juin 1940 à Alexandrie en Égypte, est un historien, économiste et homme politique libanais. Ministre des Finances du Liban de 1998 à 2000, il est l'auteur de nombreux ouvrages consacrés à l'histoire du Proche-Orient

 

GEORGES CORM
Économiste et historien, ancien ministre des Finances du Liban

Pour Georges Corm, le creusement du fossé entre les pays « occidentaux » et le reste du monde va essentiellement profiter, à court terme, aux États-Unis.

Quelle analyse faites-vous de la guerre en cours entre l’Ukraine et la Russie ?


Je pense qu’il s’agit aussi d’un piège qui a été tendu à la Russie. N’oubliez pas que Moscou et Kiev se sont engagés avec les accords de Minsk 1 et 2, lesquels n’ont jamais été appliqués. Et l’Otan n’a pas respecté sa promesse, formulée au lendemain de la chute du mur de Berlin, de ne pas s’approcher des frontières de l’ancien empire russe. D’autres événements sont délaissés par les médias, comme l’implication du fils de l’actuel président Biden (Hunter Biden – NDLR) dans des scandales de corruption en lien avec le gouvernement ukrainien.
D’un point de vue cynique, les États-Unis sont les grands vainqueurs de la guerre en cours : l’Otan, qu’Emmanuel Macron décrivait en état de « mort cérébrale » il y a quelques mois, est totalement remise en selle. Washington se met à vendre son gaz de schiste aux Européens alors qu’il n’y parvenait pas jusqu’à présent, les livraisons d’armes se multiplient et Berlin tourne le dos à la politique qui misait sur la coopération et le bon voisinage avec Moscou. La Russie a exprimé depuis un certain moment des signes d’impatience et d’énervement. Il était évident pour tous les observateurs que l’adhésion de l’Ukraine à l’Union européenne comme à l’Alliance atlantique constituait une ligne rouge pour Moscou. En sens inverse, souvenez-vous que lorsque les Soviétiques ont envoyé des fusées à Cuba, les Américains ne l’ont pas accepté et le monde s’est de facto retrouvé au bord d’une guerre nucléaire. J’étais aux États-Unis à ce moment-là et je peux vous garantir que tout le monde se préparait à une apocalypse imminente.

Craignez-vous que cette guerre n’aggrave la fracture Nord-Sud, notamment avec l’explosion des prix des matières premières, qui risque de jeter des dizaines, voire des centaines, de millions de gens dans la pauvreté ?


Cette issue est malheureusement la plus probable. Les pays les plus pauvres de la planète, en Afrique bien sûr mais aussi en Afghanistan ou au Pakistan, vont énormément souffrir. Tout cela va renforcer les positions de la Chine, qui se pose en contre-modèle de Washington et entend commercer avec tout le monde et s’oppose à la politique de sanctions défendue par les États-Unis et l’Union européenne. Mais Pékin n’est pas seul à jouer cette partition, comme on l’a vu avec l’Inde ou l’Indonésie, qui se sont abstenus de condamner l’invasion de l’Ukraine par la Russie. En réalité, considérer la Russie comme « isolée » relève de la propagande de bas étage. Il y a aujourd’hui, dans ce qu’on appelle l’Occident politique, une pensée dominante extrêmement virulente. Quand j’écoute les différentes radios et télévisions de ce monde-là, on a le sentiment qu’ils sont gouvernés par un parti unique !

Vous rejetez pourtant le concept d’Occident, comment alors définir ou nommer cet ensemble de pays qui tente de venir au secours de l’Ukraine en lui donnant des armes et en sanctionnant la Russie ?


C’est une alliance militaire et politique multinationale qui est mise sur pied par les États-Unis. Dans ce dispositif, Volodymyr Zelensky joue un rôle particulier. Loin d’être le héros et le saint homme dont on parle, il est avant tout le garant des intérêts de cette coalition internationale face à la Russie. Le problème, dans cette pensée unique actuelle, c’est que toute prise de distance avec le gouvernement ukrainien est interprétée comme une défense de la Russie et de Vladimir Poutine. Il faut aussi comprendre que pour une partie de l’opinion publique mondiale, et je la partage, les violations des droits de l’homme perpétrées par les États-Unis sont innombrables. Nous pouvons citer, entre autres, le soutien au coup d’État du général Pinochet au Chili contre Salvador Allende, la prison de Guantanamo, toutes les horreurs commises en Irak dès que Saddam Hussein avait terminé ses basses besognes en Iran. Et c’est une vieille histoire, tant la politique de Washington vis-à-vis de Téhéran était intimement liée avec la stratégie globale d’affaiblissement de Moscou dans la perspective de l’affrontement Est-Ouest.
Lorsque j’étais ministre des Finances au Liban (1998-2000), j’ai dîné avec James Baker, qui était secrétaire d’État américain au moment de la première guerre du Golfe. Je lui ai demandé si sa conscience ne le troublait pas par rapport à ce que lui et d’autres avaient fait subir à l’Irak. Il m’a répondu que pas du tout, qu’il était très content de tout ce qui avait été fait, et que toutes les catastrophes subies par le peuple irakien relevaient de la seule responsabilité de Saddam Hussein. Toute l’histoire des États-Unis est d’une cruauté invraisemblable, du génocide des Indiens à la traite négrière.

Entretien réalisé par Marc de Miramon
L'Humanité du 30 mars 2022

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