Après la victoire russe en Ukraine, un monde multipolaire? ou un monde socialiste?
Une réflexion stimulante comme toujours de Gilles QUESTIAUX qui d'une manière originale et quelque peu " provocatrice " au sens positif du terme : provoquer la réflexion sur ce qui se passe en profondeur, nous arrive ... et nous renvoie au " socialisme ou barbarie "ici dépouillé de ses illusions libertaires.
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La Russie va gagner la guerre en Ukraine, mais l’hécatombe va continuer jusqu’à ce que les États-Unis se soient résignés à accepter cette réalité.
La querelle ne sera pas vidée par la bataille d’Ukraine pour autant car le monde multipolaire qu’elle appelle de ses vœux ne va pas se concrétiser tout de suite.
Il risque d’ailleurs de ne jamais voir le jour, même si l’Occident comme je le souhaite est contraint à modérer ses ingérences meurtrières et chaotiques sous prétexte de droits de l’homme et de démocratie dans les autres continents car en réalité le monde capitaliste est déjà très largement unifié culturellement en ce qui concerne ses élites et sa classe moyenne, autour de « valeurs » communes, si on peut les nommer ainsi : l'accumulation de dollars, la consommation d’ostentation, la violence morbide, l’exhibitionnisme et le sexe, bref les critères de la liberté individuelle telle que la conçoit l’idéologie de l’individualisme de masse, et ça vaut pour les Occidentaux comme pour leurs rivaux .
Les groupes de pouvoir dans le Sud global se sentiront toujours plus à l’aise et plus chez eux à Davos, Los Angeles, Miami, New York, ou à Londres que nulle part ailleurs. Peut-être leurs lieux de villégiature peuvent-ils se déplacer à l’avenir vers Dubaï ou Bangkok ou même Sotchi mais ça ne changera pas grand chose.
Pour le moment le camp anti-occidental qui soutient la Russie dans son opération ukrainienne et qui relève des bourgeoisies nationales du Sud fait appel à une sorte de patriotisme moral minimal qui serait commun aux sociétés non-occidentales, Chine, Russie, Islam, Inde, Afrique, etc. seraient unifiées par leur rejet commun de la décadence et du nihilisme. Mais qui veut mourir simplement pour empêcher la tenue de la Gay Pride? La solidarité avec « les nôtres », les militants de la gauche ukrainienne brûlés à Odessa en 2014, et la classe ouvrière russe bombardée depuis huit ans dans le Donbass n’a rien à voir avec ça.
Les anti-occidentalistes du monde entier sous-estiment la puissance du vide idéologique auquel ils s’attaquent, à force de ne pas vouloir admettre le leur. Ainsi la valeur occidentale cardinale, la marchandisation, n’est pas attaquée avec beaucoup d’énergie par des groupes sociaux qui tirent fiertés de leurs milliardaires, et qui trouvent trop injuste d’être exclues de l’eurovision. Ils ne défendent pas vraiment leurs traditions qui comme toutes les autres sont devenues toutes folkloriques et muséales, mais ils sont furieux que la bourgeoisie occidentale ne veuille pas partager le gâteau.
Finalement il n'y a que l’Occident qui reste fidèle à sa tradition irrationnelle et subconsciente spécifique : le suprématisme européen blanc judéo-chrétien laïcisé.
La guerre pour conserver ou pour abattre l’hégémonie occidentale, et surtout les difficultés rencontrées par la Russie et la Chine qui s’y sont déjà engagées irréversiblement même si cela semble encore peu perceptible pour la seconde vont entraîner d’importants changements sociaux dans ces pays. Changements que le Parti communiste chinois tente d’ailleurs d’anticiper en se réorientant vers une ligne à nouveau plus socialiste que capitaliste. C’est la réticence devant ces changements qui peuvent conduire carrément à refonder l’Union Soviétique qui explique certaines limites de l’engagement militaire russe en Ukraine. Les dirigeants russes aimeraient bien gagner avec des effectifs réduits cette guerre totale à laquelle ils ont été acculés par l’OTAN, mais sans la nommer et donc sans mobiliser le peuple car on sait trop bien ce que ça signifie, mobiliser le peuple, chez les « nouveaux russes » qui restent à la tête du pays et qui cultivent la nostalgie des ci-devants aristocrates et des Russes blancs.
Prendre l’initiative d’une contre-offensive militaire contre l’Occident dont la puissance au moins sur le papier reste redoutable, c’est courageux, mais choisir comme inspiration Nicolas II plutôt que Lénine et Staline ça risque de ne pas marcher. Et comme la défaite n'est pas une option, il va bien falloir réveiller "l'homme rouge".
Le Parti communiste chinois a conservé sa culture marxiste et a bien compris qu’il ne pouvait pas s’appuyer sur un discours nationaliste pour sa légitimité, et qu’il devait mettre en avant le service du peuple, et les incontestables réussites économiques, scientifiques et sociales qui ont eu lieu ces dernières années dans le grand pays d’Asie; à l’exaltation des valeurs chinoises se superpose donc une sorte de socialisme par en haut et le président XI préconise plutôt l’étude du « Capital » que celle du Yi king.
Russes et Chinois, et les anti-impérialistes bourgeois des autres continents du Sud vont aussi être contraints de travailler en profondeurs sur les contradictions internes de l’Occident en cessant de jouer des cartes pourries : croire que l’UE peut devenir une puissance autonome des États-Unis à l’autre extrémité des « routes de la soie », ou que le RN français est autre chose qu’un épouvantail électoral, Trump un aventurier incohérent et les identitaires virilistes pro-russes autre chose que des songe-creux passéistes sans aucune influence.
Les amis de la Russie qui ne sont pas des amis de l’URSS ne sont pas cohérents. Ils projettent sur la Russie leur besoin d’un champion idéologique de valeurs chrétiennes qu’ils estiment mise à mal en Occident bien davantage qu’en Russie, on se demande pourquoi, et renouent avec les vieux démons de l’Empire de Nicolas II qui ont failli la conduire à l’anéantissement.
Les Russes qui rejettent Lénine s’ajoutent à la longue liste des élites coupées du peuple, des koulaks et des moines gras qui ont affligé et parasité le grand pays eurasiatique depuis trois siècles.
En définitive il faut combattre l’impérialisme occidental non parce qu’il veut imposer au monde sa conception de la démocratie et des droits de l’homme, mais parce qu’il fait exactement le contraire. Il ne l’applique déjà pas à lui-même d’ailleurs, et il a dégénéré en oligarchie et en dictature globale centrée sur les monopoles californiens du Net, les GAFAM. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle malgré leurs limites et leurs incapacités à comprendre le monde réel les bourgeoisies du Sud et de l'Est restent des alliés objectifs des maigres forces démocratiques rationnelles intérieures et du prolétariat métropolitain qui combattent aujourd’hui dans le brouillard cette évolution fatale.
Mais il n’y a aucun espoir de changer le monde ni même de protéger la souveraineté des quelques nations qui en possèdent encore une en récupérant la théorie raciste de Samuel Huntington, le « choc des civilisations », en croyant pouvoir l'utiliser au rebours des intentions de son créateur, et en accréditant l’idée qu’il existe plusieurs civilisations vivantes sur la terre actuellement. Il n’y a que la civilisation du capitalisme avec ses diverses déclinaisons linguistiques et symboliques, et elle sera remplacée par le socialisme, qui ne sera ni plus ni moins divers et changeant que son prédécesseur. Les Russes ne s’habillent comme des Russes que dans les clips de musique folk, et dans la rue, ils sont comme tout le monde ; ils auront simplement la chance d’être libérés de la culture Mac Do et Starbucks avant tous les autres ...
Les "civilisations" ne sont pas plus variées ni plus riches de substance que les cultures des clubs de supporters et c’est leur identité irritante même qui les pousse à la confrontation, parce qu’il faut bien remplir le vide existentiel de quelque chose et du sang et des incendies ça fait l’affaire et ça mérite l’attention des pervers qui produisent le spectacle global.
Voilà qui ne plaira pas à tout le monde. J'ai trop lu Marx et Lénine, et on ne se refait pas.
GQ 27 mai 2022