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Jérôme Sainte-Marie : "La France insoumise n'a rien d'un bloc populaire"

Publié le par FSC

Effectivement ce qui se passe ces derniers jours à gauche à propos des accords en vue des législatives tient davantage ET du souci électoraliste d'une représentation parlementaire ET d'un cartel des gauches que d'un accord programmatique en profondeur et d'un bloc historique décidé à s'en prendre résolument à la domination de la bourgeoisie : redistribution des richesses en lieu et place de l'appropriation collective des entreprises et du pouvoir des travailleurs dans l'économie et dans l'état.

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SOURCE : Marianne

Le sondeur et essayiste Jérôme Sainte-Marie est l'auteur des concepts de « bloc populaire » et « bloc élitaire ». Il a récemment fait paraître « Bloc populaire. Une subversion électorale inachevée » aux éditions du Cerf. Dans une tribune, il alerte contre l'usage dévoyé de ce concept par la France insoumise, qui réinvente plutôt selon lui le Cartel des gauches, un siècle plus tard.

Les résultats du premier tour sont tombés et on a fait des additions, mettant des mots sur des groupes d’électeurs qui pour beaucoup seraient bien étonnés de s’y retrouver. De cela, certains ont bien rapidement tiré l’existence de trois « blocs ». Fini la quadripartition de l’électorat que l’on évoquait après le succès des écologistes lors des européennes de 2019, l’archipélisation du vote, ou bien la reconstitution du clivage gauche-droite parfois annoncée à la suite des régionales de 2021.

Comme l’écrit Aragon dans le fameux Est-ce ainsi que les hommes vivent ?, « C'était un temps déraisonnable / On avait mis les morts à table / On faisait des châteaux de sable / On prenait les loups pour des chiens / Tout changeait de pôle et d'épaule ». D’ailleurs, de pôle, il en est un qui vient d’apparaître par le miracle du verbe mélenchonien, le « pôle populaire ». Pour ne pas s’arrêter en si bon chemin de créativité sémantique, Clémence Guetté, secrétaire générale du groupe France insoumise à l’Assemblée nationale, déclarait le 25 avril : « Le bloc populaire que nous constituons est capable de remporter les élections législatives et de faire de Jean-Luc Mélenchon le Premier ministre ». Un bloc populaire ? Vraiment ? Voici qui mérite quelques éclaircissements.

Certes, nommer les choses constitue un enjeu idéologique essentiel et la taxinomie sociale un champ de bataille. Pour autant dans le discours politique les mots ont un sens que l’usage leur a reconnu et sur lequel, dans le cas du « bloc », il est intéressant de se pencher. En l’espèce, deux sens coexistent pour ce terme assez rare dans l’histoire politique française.

Le bloc parlementaire

La première acception du mot est d’origine parlementaire. On se souvient d’abord du Bloc national qui a dominé la « Chambre bleu horizon » issue des premières élections législatives après la victoire de 1918. Diverses formations de droite et du centre se rassemblèrent alors sous la houlette de Georges Clemenceau pour former ledit « bloc », qui n’était rien d’autre qu’une coalition parlementaire adaptée au mode de scrutin proportionnel à forte prime majoritaire alors pratiqué.

Quelques années plus tôt, à la sortie de l’affaire Dreyfus, une alliance avait été nouée entre les députés radicaux, radicaux-socialistes, socialistes et républicains modérés, sous la conduite d’Émile Combes. On parla alors de « Bloc des gauches », en choisissant d’autant plus volontiers un mot porteur d’une impression de solidité minérale qu’il recouvrait un assemblage aussi hétérogène par la sociologie des électorats que par l’idéologie des représentants.

Le bloc historique

Il existe un autre sens à la notion de bloc, d’une grande portée théorique, celui forgé par Antonio Gramsci lorsqu’il évoque le bloc historique. À grands traits et dans le langage marxiste qui était le sien, il s’agit d’un projet politique constitué à la rencontre de l’infrastructure juridico-économique et des superstructures sociales. Il faut donc pour parler de bloc historique une volonté politique organisée, une idéologie unificatrice et une base constituée de plusieurs classes sociales dominée par une fraction d’entre elles. Il m’est paru possible de proposer que la France est aujourd’hui dominée par un bloc historique, le bloc élitaire.

Son expression politique est le pouvoir d’Emmanuel Macron, son idéologie le progressisme, europhile et libéral, sa base sociale la bourgeoisie réunifiée, avec la véritable élite économico-administrative, puis la classe managériale, et enfin une bonne partie des retraités délégant leur pouvoir politique en échange d’une garantie de leur statut et de leurs revenus. Face à cela, au gré des crises, les catégories populaires se sont sans cesse davantage tournées vers une idéologie protectrice, souverainiste, dont l’expression électorale est constituée par Marine Le Pen. De cette polarisation, la sociologie du vote au premier comme au second tour de l’élection présidentielle a puissamment témoigné.

La France insoumise et le sens des mots

C’est bien là tout le problème. Si la France insoumise propose la formation d’un bloc, ce n’est qu’au sens parlementaire, celui illustré deux fois au début du XXe siècle. Ou bien faudrait-elle qu’elle assume une stratégie Terra Nova regroupant diverses « minorités » au sens anglo-saxon autour d’une fraction sociale, celle très représentée dans ses rassemblements et ses groupes de soutien, la petite-bourgeoisie urbaine diplômée. En effet, si Jean-Luc Mélenchon a fait un score significatif chez les ouvriers et les employés, il est exactement de même niveau chez les cadres. D’ailleurs, dès le second tour, ce supposé bloc a prouvé son inexistence par sa dispersion, certes inégale, entre vote Macron, vote Le Pen, vote blanc et abstention. Ce qui frappe dans le vote Mélenchon est son caractère hétérogène et son récent renouvellement : s’il a attiré 42 % du vote Hamon de 2017, il ne l’a fait qu’à hauteur de 66 % pour l’ancien vote Mélenchon.

Le changement est sensible, dans le sens d’une moyennisation en son sein des opinions politiques comme des conditions sociales. Ceci forme un agrégat que l’on connaît bien, et qui depuis longtemps n’est guère porteur d’une identité populaire : la gauche, celle menée par des classes moyennes vaguement précarisées, davantage portées à participer à Nuit Debout qu’aux Gilets jaunes. Un univers qui croit dévotement à la dépense publique sans remettre en cause les fondements du système économique et qui s’est tenu bien tranquille, à distance de la rue, lors des samedis revendicatifs de l’hiver 2018.

Cartel des gauches !

Ne constituant pas un bloc au sens gramscien du terme, n’étant pas davantage populaire dans sa masse comme dans sa direction, la France insoumise se paie de mots. En réalité, pour décrire leurs ambitions à l’horizon du scrutin de juin prochain, plutôt que de bloc populaire, les amis de Jean-Luc Mélenchon devraient parler de cartel des gauches, comme celui qui remporta les élections législatives de 1924, mais chacun conviendra que cela sonne moins bien.

Il se trouve que le 24 avril, les catégories populaires, ouvriers, employés et travailleurs indépendants de condition modeste, ont massivement ignoré, face à la perspective d’une réélection d’Emmanuel Macron, les injonctions de Jean-Luc Mélenchon. C’est aussi pourquoi je ne change pas un mot de l’affirmation contenue dans Bloc contre bloc (les éditions du Cerf) et écrite à l’été 2019 : « S’il devait advenir, le bloc populaire se ferait sans la France insoumise, et sans doute contre elle ».

 

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