Ils feraient mieux d’utiliser leur énergie à « déconstruire » le grand récit antitotalitaire et antisoviétique dont ils sont pour la plupart des adeptes convaincus.
REPRIS du site de Gilles Questiaux :
La dite « cancel culture » venue d’outre Atlantique qui consiste à remettre en question les œuvres du patrimoine culturel et les récits historiques plus ou moins mythiques en réexaminant les messages idéologiques qu’ils véhiculent suscite l’ire surjouée des commentateurs conservateurs. Ils ont l’air d’avoir trouvé là l'ennemi qu’ils adorent détester. Mais elle signifie, même si ce n’est pas assumé, que l’extrême gauche intellectuelle a pour une part dépassé le creux libertarisme soixante-huitard, l’interdit d’interdire. Il était temps.
Mais c’est un peu trop, et c’est trop peu !
Quand on veut interdire quelque chose, il faut avoir le pouvoir. Et même dans ce cas il faut user de prudence car il ne suffit pas d’interdire pour supprimer. Un pouvoir doit être économe de ses munitions idéologiques, car s’il n’est pas respecté il cesse d’être un pouvoir. Il en va du prolétarien comme de tous les autres.
Imaginez que les bolcheviks, au lieu de prendre le pouvoir en Russie le 7 novembre 1917, se soient mis à revendiquer l’érection de statues de Lénine partout ?
C’est à peu près ce que font les partisans de la « cancel culture » : ils croient que le signe peut remplacer la chose et qu’en modifiant les signes ils vont transformer la structure sociale. Qu’abattre les statues des esclavagistes va améliorer le sort des noirs américains ou des Antillais. Que rechercher des héroïnes plus ou moins réelles dans le passé pour en truffer le récit historique va améliorer la condition des femmes contemporaines.
Ils ne comprennent pas qu’ils sont utilisés pour justifier le projet impérial occidental contemporain qui cherche à perpétuer une suprématie mondiale de cinq siècles, en grand danger d’effondrement, en présentant les Européens, leurs descendants en Amérique du Nord et en Océanie, et leurs États libéraux pseudo-démocratiques comme de nouveaux modèles de civilisation. Les générations actuelles, converties à la tolérance, au partage et à l’écologie se repentiraient sincèrement des crimes contre l’humanité – et contre la planète – de leurs prédécesseurs et proposeraient des réparations symboliques (ou mêmes sonnantes et trébuchantes).
Mais l’histoire n’est pas un procès qui se déroule devant un jury de citoyens qui sont de braves gens, c’est le développement de la lutte des classes.
Tout ce qu’ils vont réussir à faire en mettant la charrue avant les bœufs, c’est se couper des classes populaires qui ne voient dans cette agitation mémorielle que futilité, compromettre l’image historique de héros de l’histoire des peuples et dénaturer leur message, de Rosa Luxembourg à Nelson Mandela, en les enrôlant dans la défense des droits de l’homme et de la démocratie libérale. Quant à Karl Marx et Lénine ce ne sont plus pour eux que des hommes blancs de plus de cinquante ans.
Ce n’est pas plus dangereux pour l’ordre social que la série commerciale « Casa de Papel » qui a recyclé Bella Ciao.
Toutes les statues de Lénine qui parsemaient le territoire soviétique n’ont pas été inutiles dans la mesure où elles ont remplacé d’autres symboles et d’autre références qui avaient vocation à justifier le vieux monde, mais ce n’était possible et efficace que dans le cadre de l’État dont elles célébraient la mémoire et les valeurs.
Qu’il faille réévaluer toutes les valeurs culturelles et les récits historiques que nous ont légués les classes dominantes du passé est une évidence. Que puissent le faire des mouvements développés dans le milieu universitaire nord-américain, et utilisant les médias de la sphère libérale-libertaire, c’est absolument impossible.
Le croire et le faire croire, c’est se moquer du monde.
Ils feraient mieux d’utiliser leur énergie à « déconstruire » le grand récit antitotalitaire et antisoviétique dont ils sont pour la plupart des adeptes convaincus.
Car c’est l’URSS de Lénine et de Staline, la Chine de Mao Tsé Toung, le Viet Nam de Ho Chi Minh qui ont inscrit dans le territoire du réel pour la première fois dans l’histoire les aspirations millénaires des damnés de la Terre.
GQ 17 janvier 2022
PS
Sans parler du fait qu'il y a aujourd'hui des combats nettement plus urgent à mener!