AMAZON : des salariés meurent dans ses entrepôts ... et celles qui dénoncent cette situation sont licenciés !

Publié le par FSC

SOURCE : L'Humanité Dimanche

L’ENQUÊTE
 

 

Amazon, le danger de mort plane sur l’entrepôt

 

Dans les usines d’Amazon, partout dans le monde, des ouvriers meurent sans avoir reçu à temps les soins qui auraient peut-être pu les sauver. En Pologne, où la journée de plus de 10 heures éreinte les salariés aux payes de misère, une syndicaliste a été licenciée alors qu’elle enquêtait sur le décès d’un collègue.

Dans sa lettre aux actionnaires publiée en 2021, Jeff Bezos, le fondateur d’Amazon, met en garde les lecteurs d’enquêtes ayant pour thème les conditions de travail dans son entreprise : « Si vous lisez certains reportages, vous pourriez penser que nous ne nous soucions pas de nos employés. Nos employés y sont décrits comme de pauvres hères traités comme des robots. Ce n’est pas le cas. (…) Lorsque nous interrogeons les employés de nos centres de traitement des commandes, 94 % d’entre eux déclarent qu’ils recommanderaient Amazon à un ami comme lieu de travail. »

Est-ce le cas des collègues d’Ali Benbezza, mort d’une crise cardiaque le 18 janvier 2022 dans l’entrepôt Amazon de Brétigny-sur-Orge (Essonne) ? Ce jour-là, ce travailleur intérimaire âgé de 62 ans franchit à 13 h 12 le portail de l’usine à colis robotisée, dans laquelle fourmillent de petits automates déplaçant des étagères. Il marche cinq minutes pour atteindre son poste – une cage métallique bruyante, où défilent des armoires lestées de marchandises à prélever. Trois heures plus tard, alors que le chronomètre compte toujours son temps de travail, les pompes funèbres pénètrent dans l’entrepôt afin d’évacuer son corps.

En retraçant la chronologie de cet accident mortel, les experts sollicités par le comité social et économique (CSE) de l’entreprise ont mis en évidence des dysfonctionnements dans la chaîne de secours. Communications vers les secours chaotiques, temps d’intervention des sauveteurs secouristes du travail (SST) trop longs, problèmes de batterie sur les défibrillateurs cardiaques : l’expertise pour « risque grave », que « l’Humanité magazine » a consulté, est accablante.

Marche et crève

Cet accident mortel illustre un paradoxe méconnu des conditions de travail chez Amazon. Alors que le numéro un mondial de la vente en ligne s’enorgueillit d’être capable d’expédier quotidiennement près de 2 millions de paquets en un temps record, et que le milliardaire Jeff Bezos affirme que sa volonté serait de faire d’Amazon « le meilleur employeur de la planète et le lieu de travail le plus sûr de la Terre », des salariés meurent dans ses entrepôts sans avoir reçu à temps les soins qui auraient peut-être pu les sauver.

Jusqu’à la date fatidique du 6 septembre 2021, Dariusz Dziamski a acheminé des paquets de cartons durant cinq années au sein de l’entrepôt logistique Amazon de Sady, en périphérie de Poznan (Pologne). Ce jour-là, dans la zone d’expédition, cet ancien militaire âgé de 49 ans claudique jusqu’à son supérieur hiérarchique afin de l’informer qu’il peine à respirer. Plutôt que de l’asseoir sur une chaise roulante et de l’emmener à l’infirmerie, située à cinq minutes de marche pour une personne en bonne santé, le manager lui donne pour consigne de s’y rendre à pied. Au cours de sa traversée de l’entrepôt, Dariusz Dziamski s’effondre. Ses collègues ne parviennent pas à le relever. Il trouve cependant la force de se redresser, poursuit péniblement sa marche, puis gagne l’infirmerie. Sitôt arrivé, exsangue et blême, il s’effondre une seconde fois. Et meurt.

« Levé à 3 h 30 et retour à 18 heures  »

Quelques minutes plus tard, Magda Malinowska, une syndicaliste du site, apprend la nouvelle. Cette élue d’Inicjatywa Pracownicza (IP) – « initiative des travailleurs » (lire notre encadré) – informe la direction du site qu’elle souhaite participer à l’enquête visant à élucider les circonstances de la mort de son collègue. Amazon refuse. Après quoi, des agents de sécurité entravent les déplacements de la syndicaliste dans l’atelier, afin qu’elle ne puisse pas collecter les témoignages. Elle se réfugie alors dans son automobile, garée sur le parking des employés, pour téléphoner à son avocat. Les agents de sécurité la suivent et encerclent son véhicule. Au cours de son appel, elle aperçoit au loin une équipe évacuant le corps du défunt. Quelques semaines plus tard, la direction d’Amazon accuse Magda Malinowska d’avoir porté atteinte à la dignité de son collègue mort en cherchant à photographier son corps. En guise de « sanction », Amazon la licencie pour « faute grave ».

« Je n’ai fait aucune photo et je n’ai pas essayé de le faire, c’est un motif fallacieux qu’Amazon a trouvé pour me licencier », explique la syndicaliste rencontrée dans un café du centre-ville de Poznan. « Malheureusement, le droit du travail est extrêmement mauvais en Pologne, ajoute-t-elle. Je conteste actuellement mon licenciement en justice, mais, même si je gagne et obtiens ma réintégration d’ici un an, je serai perdante. Car, pendant ce temps, Amazon aura obtenu ce qu’elle voulait : montrer du doigt mon syndicat comme un fauteur de troubles, et se débarrasser de moi. »

Dariusz Dziamski occupait le poste de « water spider » (« araignée d’eau »), un nom faisant référence à l’objectif ultime du lean management, la méthode d’organisation du travail en vigueur dans les entrepôts d’Amazon : « Organiser un flux semblable à celui d’une rivière sans rochers. » La tâche d’un water spider consiste à s’assurer que les cartons et autres consommables se trouvent en quantité suffisante sur toutes les tables de travail des packers – les ouvriers chargés d’emballer les colis –, afin que la chaîne de production des colis ne s’interrompe pas. Il s’agit d’un poste peu convoité dans l’entreprise, car réputé pénible et épuisant, mais qui offre l’avantage à ceux qui l’occupent de ne pas subir de pression psychologique des managers, puisqu’ils ne peuvent faire l’objet d’évaluation de leur productivité.

Au centre-ouest de la Pologne, dans le village de Muchocin, situé à plus d’une heure de route de l’entrepôt de Sady, Przemysław Wolnowski, 36 ans, père de deux enfants, nous reçoit à l’ombre d’un prunier dans son potager. « Chez Amazon, un water spider travaille comme une bête de somme », résume cet ancien chauffeur de camions poids lourds, alors que nous l’interrogeons sur la mort de Dariusz Dziamski. « Ces gars-là courent dans tous les sens, poussent de lourds chariots, portent des piles de cartons… Ils ne s’arrêtent jamais une seconde. Je ne voudrais de ce poste pour rien au monde », ajoute-t-il.

Comme la plupart des travailleurs d’Amazon polonais, Przemysław Wolnowski vit à la campagne, loin du site qui l’emploie, et gagne 3 000 zlotys mensuels (641 euros). Son ménage consacre la moitié de cette somme à l’achat de denrées alimentaires, et l’autre moitié à l’essence, au remboursement de crédits et au charbon pour se chauffer. « À la fin du mois, il ne nous reste rien. Cela fait sept ans que je travaille chez Amazon, poursuit-il. Quand je travaille de jour, je me lève à 3 h 30 du matin. Je passe ensuite une heure et quart dans le bus, puis je prends mon poste chez Amazon à 6 heures, où les journées de travail sont de dix heures, plus trente minutes de pause non payée. » Il quitte l’entrepôt à 16 h 30. « J’arrive ici à 18 heures, épuisé. J’ai à peine le temps de me doucher, de dîner, de m’occuper de mes enfants. Et le lendemain, je recommence. Même chose quand je travaille de nuit : lever à 13 heures, travail à 18 heures, sortie d’usine à 4 h 30, arrivée à la maison à 6 h 15. Quand tu vis à la campagne en Pologne et que tu veux nourrir ta famille, tu n’as pas le choix. »

Assise dans un centre commercial de Poznan, Irena Tomkowiak, 63 ans, nous explique qu’elle ne peut se soustraire à son travail chez Amazon, bien que celui-ci l’éprouve. Jadis, au temps du communisme, elle officiait comme dactylographe dans un journal. À l’époque, elle n’imaginait jamais qu’une fois à la retraite, elle serait contrainte de travailler à nouveau. « Mon mari est décédé en 2014, raconte-­ t-elle. Seule, je ne m’en sortais plus financièrement. Alors je n’ai pas eu le choix… » Irena Tomkowiak est « pickeur » ; elle marche 25 kilomètres par journée de travail afin d’aller prélever des marchandises dans les rayonnages. « À mon âge, ce n’est vraiment pas facile, confie-t-elle. Mes genoux et mes mains me font mal. J’ai toujours les jambes lourdes. Malgré cela, des managers me demandent d’avoir la même productivité qu’un jeune travailleur. Ils me mettent sans cesse la pression et me harcèlent pour que j’atteigne leurs objectifs de productivité. Malgré tout, je travaillerai chez Amazon tant que mon corps me le permettra. Ma retraite est trop faible. Je ne peux pas m’arrêter. » En Pologne, il n’existe aucune limite d’âge pour travailler comme ouvrier dans un site industriel. Bien qu’il s’agisse de cas exceptionnels, plusieurs travailleurs nous ont rapporté qu’ils ont déjà croisé dans l’entrepôt de Sady des intérimaires septuagénaires, voire octogénaires.

Une heure avant l’appel des secours

Au lendemain de la mort de Dariusz Dziamski, le procureur de Poznan a ouvert une enquête pour « homicide involontaire ». Mais, en décembre 2021, il a classé l’affaire. Le 16 décembre 2021, le syndicat IP a organisé un rassemblement devant le bureau du procureur. « Nous voulons que toute la lumière soit faite sur la mort de Dariusz ! » a clamé ce jour-là Magda Malinowska aux côtés de la veuve, qui tenait un portrait de son époux. Cette action militante, ainsi que les procédures du syndicat ont été utiles : le procureur a depuis rouvert l’enquête.

La défaillance de la chaîne de secours de l’entrepôt de Sady qui a précédé la mort de Dariusz ne constitue pas un cas isolé. En 2017, le journaliste d’investigation japonais Masuo Yokota a infiltré l’entrepôt d’Odawara (préfecture de Kanagawa) et publié un livre tiré de son expérience chez Amazon. Dans cet ouvrage, il révèle qu’au moins cinq salariés sont morts au travail sur le site d’Odawara depuis son inauguration en 2013, et qu’avant que certains d’entre eux ne rendent leur dernier souffle, l’organisation des secours a été particulièrement confuse. Relatant le cas d’une femme de 59 ans décédée le 10 octobre 2017, le journaliste écrit qu’après qu’un intérimaire a découvert cette travailleuse inconsciente parmi les rayonnages, il s’est écoulé dix minutes avant qu’un responsable ne se rende sur les lieux, et plus d’une heure avant qu’une ambulance ne gagne le site. Et ce, alors qu’une ambulance arrive en moyenne en huit minutes à Odawara.

États-Unis : 34 000 accidents graves en 2021

Aux États-Unis, Amazon est le 2e employeur du pays, derrière l’entreprise de grande distribution Walmart. Les données publiées par l’agence gouvernementale fédérale des États-Unis en charge de la prévention des blessures, maladies et décès dans le cadre du travail, l’Occupational Safety and Health Administration (Osha), sont éloquentes : elles montrent qu’en 2020, pour 200 000 heures travaillées chez Amazon – l’équivalent d’une centaine de travailleurs à temps plein durant une année –, il s’est produit 5,9 accidents graves. Contre 2,5 chez Walmart. Le Strategic Organizing Center (SOC), une coalition de syndicats américains, a recensé près de 40 000 accidents dans les entrepôts américains d’Amazon en 2021. Le SOC a découvert que si Amazon représente un tiers des emplois de la logistique américaine (33 %), la multinationale concentre la moitié des accidents du travail du secteur (49 %).

Au cours des dix dernières années, au moins une dizaine de travailleurs sont morts dans les entrepôts américains d’Amazon ou dans leurs environs immédiats, pendant ou après une journée de travail. Le dernier en date est un travailleur immigré originaire de la République dominicaine, mort le 13 juillet 2022 dans l’entrepôt de Carteret (New Jersey). Selon le syndicaliste Christian Smalls, le président de l’Amazon Labor Union, ce travailleur serait resté « inconscient dans l’atelier plus de vingt minutes » et il se serait écoulé « près d’une heure » avant qu’Amazon appelle une ambulance. À la suite de cet accident mortel, les communicants d’Amazon ont mobilisé la batterie d’arguments qu’ils emploient habituellement lorsqu’un employé succombe à la tâche, en affirmant que ce décès ne serait pas lié à ses conditions de travail, et que l’entreprise ne serait pas responsable de cet accident mortel. L’Osha mène actuellement son enquête afin d’établir ou non l’éventuelle responsabilité d’Amazon dans ce décès.

Un problème systémique

Reliés les uns aux autres à l’échelle mondiale, les cas de morts de travailleurs en entrepôt ayant fait l’objet d’enquêtes solides dessinent les contours d’un problème systémique dans la chaîne des secours de la multinationale. Du fait de l’immensité de ses entrepôts – où le simple fait d’appeler à l’aide requiert parfois plusieurs minutes de marche –, du turnover vertigineux de sa main-d’œuvre insuffisamment formée aux règles de prévention et de sécurité, et de la recherche effrénée d’économie et de productivité de l’entreprise, Amazon met ses salariés en danger de mort. « Chez Amazon, on traite mieux et plus rapidement les colis que les travailleurs accidentés », résume l’ouvrière polonaise Irena Tomkowiak.

par  Jean-Baptiste Malet ,

 

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