Annie LACROIX-RIZ : Un bilan impitoyable de la guerre d’Indochine
SOURCE : le site Cairn
https://www.cairn.info/revue-droits-2021-2-page-131.htm?tap=ah445o42c36ho&wt.mc_id=crn-tap-a-462
Une sortie honorable, d’Éric Vuillard, revient sur le fiasco de la guerre française contre l’Indochine et s’achève sur celui de la guerre américaine. C’est-à-dire sur trente années d’agression, respectivement officiellement française (1946-1954) puis américaine (1954-1975), sachant que le financement américain de la « sale guerre » française avait commencé, clandestinement, dès 1948, dans l’attente impatiente de la relève. L’ouvrage présente, comme les précédents, de grandes qualités littéraires mais pas seulement, et de loin.
Son style, marqué par une grande économie de moyens, est impeccable, tant dans la férocité, pour « ceux d’en haut », que dans la tendresse, pour « ceux d’en bas ». On jubile au descriptif féroce des « élites », qui use de toute la gamme du vocabulaire, des mots « relevés » au langage le plus cru : défilent, au sommet, la haute banque, dictant tout à ses instruments politiques, ses pantins et exécutants de prestige :
- – les ministres à répétition de la (IVe) République, recensés, qui, tous, furent associés à la répression et aux guerres coloniales, dont René Mayer, cousin des Rothschild, au service permanent, avant et après-guerre, des intérêts financiers de la dynastie, dans les chemins de fer en particulier . Celui qui avait pardonné d’emblée aux antisémites et collaborationnistes de sa classe, et plus officiellement, comme ministre de la Justice (1949-1951) puis comme président du Conseil (1953) à l’ensemble du groupe, enjoignit quelques mois plus tard le général Navarre, successeur de feu De Lattre, de « trouver une sortie honorable » à la déshonorante guerre d’Indochine ;
- – les députés élus, pour les plus vieux, depuis le début du xxe siècle, grâce aux financements généreux du capital financier, bâfrant dans les restaurants chic proches du Palais-Bourbon, entre leurs deux flots de sanglots convenus des séances du matin et de l’après-midi sur « nos soldats » envoyés à la boucherie, sanglots escortés de comparaisons lyriques : toute tentation de retrait d’Indochine était assimilée au choix honteux de « Munich » ou de « Vichy » – équations sans complexe puisque les députés concernés avaient, tous, soutenu Munich et, pour un certain nombre, Vichy ;
- – et, évidemment, la hiérarchie militaire, qui avait, au terme de longs efforts en ce sens, perdu en 1940 la guerre nationale contre l’envahisseur, et préparé puis encensé Vichy, régime qui l’avait couverte d’honneurs et de prébendes. Mais elle avait, comme tous ses prédécesseurs (et souvent ascendants directs), artisans de la conquête coloniale depuis 1830, démontré son utilité en assurant sur place le service après-vente : une répression sauvage. Vuillard, après tant de nos écrivains, la montre guidée par une stupéfiante vanité, qu’elle prend pour de la valeur militaire, sa très haute idée d’elle-même n’ayant jamais fléchi, pas plus après la débâcle organisée de 1940 qu’avant.
Ces gens des cimes sociales sont traités avec la cruauté et la lucidité venant logiquement sous la « plume » d’un auteur qui fréquente les impitoyables sources d’archives, et ne craint pas d’appeler un chat un chat, caractéristique actuellement exceptionnelle, et sans équivalent chez les historiens académiques médiatisés.
Un talent égal préside au traitement littéraire des humbles, contraints de lutter pour survivre, avec vaillance, souvent depuis l’enfance, qui ne renoncent jamais et qui sont l’objet du mépris généralisé des précédents : ce mépris de classe ou de caste et ce racisme universel frappent semblablement le colonisé et l’ouvrier. L’hommage rendu à ces tendres hommes de fer, jamais honorés par notre société et ses moyens d’information et de propagande, est bouleversant.
Il en va ainsi de l’intervention du député communiste de Constantine, l’Algérien Djemad, qui dénonce à l’Assemblée nationale le 19 octobre 1950 le traditionnel recours aux tirailleurs massacrant leurs frères de classe, après le désastre « français » de Cao Bang, succès du Vietminh qui, stricto sensu, marque le début militaire de la fin de la tutelle française. Djemad parle devant les bancs vidés par les députés comme il faut, qui reviendront, après leurs agapes, pleurer sur « nos soldats » , parmi lesquels comptent de plus en plus, au fil des désastres français, les légionnaires allemands, recrutés dès 1945-1946 par l’État français résolu à faire barrage à l’indépendance du Vietnam proclamée en septembre 1945.
Ces anciens de la Reichswehr et de la Wehrmacht, criminels de guerre rompus aux atrocités pré-hitlériennes (y compris en Indochine) et nazies, furent curieusement absents de ce déchirant concert parlementaire. Et ce, d’autant plus que la France venait à l’automne 1950 d’entrer officiellement dans l’ère américaine du réarmement allemand stricto sensu, sous le masque de la « Communauté européenne de Défense » (CED). Les dirigeants communistes et les journalistes de L’Humanité, avec en tête Pierre Courtade, « responsable de la rubrique internationale du quotidien communiste », traitèrent depuis lors plus que jamais dans la solitude du recrutement français massif dans « la Légion étrangère » (en « zone française ») de ces criminels de guerre . Le dossier, limpide, fit à l’inverse grand bruit public, dans la RFA « renazifiée » si fière de ces croisés du communisme que les États-Unis voulaient désormais officiellement joindre à l’Organisation du Traité de l’Atlantique Nord
Les Allemands fournirent en effet 20 à 30 000 hommes, sur un contingent total estimé à 70-80 000, où se mêlaient les anciens de la Wehrmacht et des Waffen SS, d’après l’étude de l’élève-officier de gendarmerie Pierre Thoumelin. L’admiration de ce dernier pour les « compétences » de la Légion étrangère et sa fascination pour les preux guerriers de la Wehrmacht, qu’il distingue formellement des nazis officiels de l’effectif (pas plus « de 8 à 10 % »), le ramènent à la « légende de la Wehrmacht “propre” ».
Laquelle a été radicalement balayée, pas seulement par les marxistes de l’Est (dès l’après-guerre), mais, depuis le milieu des années 1990, par l’historiographie anglophone et surtout allemande ; Le spécialiste indulgent de la question n’en a pas moins été précis sur le rôle déterminant, en Indochine, de ces récents occupants de la France (de l’Europe), et sur leur utilisation systématique comme instructeurs et chefs des bataillons de la « sale guerre »
Aussi poignantes que le descriptif de la solitude du communiste algérien Djemad sont les pages consacrées par d’Éric Vuillard au peuple vietnamien résolu à chasser l’envahisseur, sans répit et à n’importe quel prix, et au tendre et courageux Lumumba, victime, après avoir vaincu l’impérialisme belge, de l’impérialisme américain symbolisé par le secrétaire d’État John Foster Dulles, Lumumba longuement torturé et assassiné par les hommes de main mandatés par l’impérialisme belge défait et le candidat américain à la relève.
Mais je ne suis pas critique littéraire, et l’écrivain m’intéresse d’autant plus qu’il s’occupe résolument d’histoire dans un domaine négligé par l’historiographie académique française, indifférente au rôle de la grande banque. C’est une histoire de classe, pleine de boue et de sang, taboue depuis plusieurs décennies en France, qui émerge du roman de Vuillard. Ce livre est puisé à une documentation dont le sérieux rappelle celui du Zola des Rougon-Macquart, ce Zola si apprécié du littéraire Henri Guillemin que son origine bourgeoise et ses opinions politiques « modérées » ne dissuadèrent pas d’aborder ce terrain sous l’angle des luttes de classes. Cette audace lui a valu le reproche, par des historiens bien-pensants, de s’inscrire dans « une longue tradition d’historiographie militante » supposée infidèle aux faits. Zola avait aussi ligué contre lui « les honnêtes gens » littéraires, médiocres oubliés depuis lors mais vantés, au xixe siècle, par la grande presse, et qui reprochaient à ce « malade, pour ne pas dire un démon », sa rudesse envers les puissants et son style « violent, ignorant des idées » [ (« idées » antagoniques avec l’argent).
Comme Éric Vuillard, en somme. En 2017, un député RPR puis LR, diplômé de l’Institut d’études politiques et titulaire d’un DEA d’histoire, avocat d’affaires et auteur d’ouvrages d’histoire contemporaine, Jean-Louis Thiériot, avait publié dans Le Figaro du 12 janvier une critique venimeuse de « L’Ordre du jour : un Goncourt au mépris de l’Histoire, moins un roman qu’un récit historique.
Mais la réalité des conditions de la prise du pouvoir par Hitler comme de l’Anschluss y est déformée pour instruire le procès des élites économiques, sociales et politique. » Son successeur de 2022, dans le même journal, Jean-Christophe Buisson, « journaliste français spécialisé en histoire » et dirigeant du Figaro Magazine, a, le 7 janvier, fait mieux encore : « Dans un livre ennuyeux, le récipiendaire du prix Goncourt 2017 déroule une vision biaisée et caricaturale, toute postmarxiste, de la guerre d’Indochine . »
Le Monde a opté pour un registre plus distingué, comme il convient à une « feuilletoniste » du journal de référence et de divers autres organes de presse : l’écrivaine Camille Laurens y a jugé « lourdingue […] l’ironie » de Vuillard sur de Lattre de Tassigny traité de « pauvre chou » – expression congrue pour un personnage dont la nullité militaire n’avait d’égale que la fatuité –, censuré le recours « à l’argot pour se moquer des dominants » (ce qui nous change de la révérence commune), et brocardé les « petits effets de réel sent[ant] un peu le déjà-vu », à propos d’obscènes personnages gavés, dont le présumé « cliché a [en l’occurrence] un fort ancrage dans la réalité ! » . Si la réalité tient de la caricature, comprenne qui pourra…
Éric Vuillard s’est appuyé sur les rapports des inspecteurs du travail dépêchés en Indochine dans les années 1920, dans les plantations Michelin au taux de profit flamboyant. Avec un record d’avant-Crise de 93 millions en 1928, où un inspecteur découvrit avec effroi l’esclavage des coolies employés à la saignée de l’hévéa, de l’intensité folle des cadences de saignée, améliorée par l’enseignement de Taylor si apprécié d’André Michelin, à la répression permanente poussée jusqu’à la mort, des « barres de justice » enchaînant les réfractaires aux coups de rotin, en passant par les suicides pour échapper à l’enfer : le taux de mortalité des travailleurs atteignait alors 30 %.
Il fallait bien empêcher les victimes de fuir pour « sauver leur peau ». Naturellement, le cadre supérieur de Michelin feignait la sidération devant la découverte par l’inspecteur du travail, après beaucoup d’efforts pour se faire ouvrir une porte verrouillée, de torturés à l’état de cadavres : la responsabilité n’incombait qu’à l’ultime sous-fifre de la hiérarchie. Ce rapport, comme les autres, et les « recommandations » de l’administration n’eurent aucune suite.
On retrouve, du côté des travailleurs esclaves ici décrits, le tableau de l’Indochine de 1930-1933 qu’avait dressé la grande Andrée Viollis dans Indochine S.O.S (publié en 1935 ). Cette « bête noire des colonialistes » fut par eux et leur presse accusée de mentir et de « salir » la grandiose et civilisatrice France coloniale. Elle avait en effet décrit l’épouvantable misère des peuples d’Indochine, l’effroyable répression routinière, ici comme ailleurs (notamment au Maroc soulevé dans « la guerre du Rif » depuis 1925), et les massacres de 1930-1931 contre les révoltes populaires qui avaient pourtant systématiquement épargné les vies françaises : « au cours des troubles et malgré la dureté de la répression, deux Français seulement furent tués […] contre environ 10 000 Annamites torturés et assassinés ».
Elle avait démontré l’indignité de la justice coloniale, pièces judiciaires à l’appui : celles des procès de mai 1933 de Saïgon « contre 120 Indochinois » condamnés à mort ou au bagne, et de juin 1933 « d’Hanoï […] des légionnaires » massacreurs, tous acquittés .
Contre celle qui eût pu opter pour le journalisme de complaisance (d’usage courant au richissime Petit Parisien de Dupuy, son employeur d’alors) mais qui préféra la voie, dure aux « carrières », du journalisme honnête (comme plus tard ses héritières, à L’Humanité, sa propre fille Simone Téry et Madeleine Riffaud, à laquelle elle présenta en 1945 « l’oncle Hô », et qui prit son relais pour rendre compte de la « sale guerre »), les assauts furent certes plus violents que contre « un prix Goncourt » pourvu d’un lectorat fidèle. Mais de la vindicte des « élites » des années 1930 – où le fascisme colonial n’avait rien à envier au fascisme ou au nazisme tout court, et où le gibier communiste pouvait et devait être tiré à vue, comme le rappelèrent les procès de 1933 – à la dépréciation par les publicistes de 2022, il y a différence de degré, pas de nature.
« Vision [historique] biaisée et caricaturale » ?
Comment faire pour trouver d’autres documents qu’« à charge » dans la galerie de portraits de la haute banque, Banque d’Indochine en tête, et de ses obligés civils et militaires. Andrée Viollis n’avait découvert pour l’analyse à « décharge » que des médecins, des fonctionnaires non « régaliens », des salariés de l’Institut Pasteur désespérés par l’état sanitaire de la colonie, et, oiseau plus rare encore, une bonne sœur non conformiste et dévouée, qui tranchait avec le personnel des missions catholiques aux ordres. Plus significative du rôle des missions dans la colonisation fut en effet l’intervention au procès de Hanoï du père Gauthier, « missionnaire catholique » : « Nos légionnaires, je m’en porte garant devant la Cour, messieurs les jurés, ont fait bonne œuvre, œuvre patriotique, œuvre française, et remis la paix dans le pays »..
« Vision [historique] biaisée et caricaturale » que le portrait au vitriol des députés confrontés au fiasco politique et militaire français en Indochine, descriptif dominé par le cas d’Édouard Frédéric-Dupont ? L’écrivain esquisse, avec les élus de la nation, un tableau éclairant de l’« épuration » des « élites » par l’« État de droit », dont le bilan épurateur est depuis le xxie siècle systématiquement loué par les historiens médiatisés.
Quel symbole que l’inusable élu « plébiscit[é] » par le très riche 7e arrondissement, Action française, fasciste (Croix de Feu), factieux du 6 février, protecteur des concierges mués en indicateurs de police (et que dire de leur efficacité, pas seulement dans l’entre-deux-guerres, mais aussi sous l’Occupation, contre les rouges et les juifs ?), dévoué à son intime, l’épouvantable préfet de police Jean Chiappe (mort prématurément, lui, en avion, dans sa gloire vichyste de novembre 1940, en rejoignant son poste de « haut-commissaire de France au Levant »).
Pronazi d’avant-guerre, comme tous ses semblables, Frédéric-Dupont avait été un collaborationniste actif, notamment nommé vice-président du Conseil de Paris – présidé jusqu’à la Libération par l’industriel Pierre Taittinger. Tous deux, antisémites de choc et intimes dans l’entre-deux-guerres de ce qui devint le gratin du Commissariat général aux questions juives, dont leur « cher ami » commun, son chef (depuis mai 1942), Darquier de Pellepoix , s’illustrèrent dans l’aryanisation des biens juifs . Frédéric-Dupont, comme avocat, avait à l’occasion défendu des « juifs “intéressants” » (de même que, à ses dires, Darquier de Pellepoix lui-même) . Selon l’usage, il quitta le navire, rappelle Vuillard, en 1944, « un quart d’heure avant le déluge », et reçut pour son héroïsme depuis 1940 la Médaille de la Résistance et la Légion d’honneur.
L’écrivain n’a pas omis le volet de « gauche » du soutien permanent à la guerre coloniale, celui du réputé libéral Viollette, « le caïd de l’Eure-et-Loir » : l’ancien gouverneur de l’Algérie du Cartel des Gauches (nettement moins libéral que ne le serine la réputation usurpée du timide projet Blum-Viollette, resté dans les tiroirs comme tant de « réformes »), demeurait attaché au maintien colonial en tout lieu et par tous les moyens.
Et que dire des hypocrites trémolos de Daniel Mayer, dirigeant SFIO aussi colonialiste que la gauche ouvertement « modérée » et que son parti ? L’ex-secrétaire général semblait pencher pour le « ni-ni », saluant les morts, « sans exception », avant d’annuler cette version de « gauche » par son « hommage respectueux et déférent » à nos « soldats » : membre de « la grande coalition », autour de la défense de « l’ordre social […,] Daniel Mayer est assez content de son effet. »
À cette guerre à « un milliard par jour », ce qui n’est jamais trop, pas comme pour les pauvres, pour lesquels ne vaut que « le réalisme comptable », seul, au sein de la coalition des défenseurs de « l’ordre social », s’opposa Pierre Mendès France. L’auteur lui rend un vibrant et long hommage pour sa courageuse position, « inadmissible […] pour la plupart des députés ». Éloge excessif pour un anticolonialisme moins pur qu’il ne semble.
Les députés communistes eussent ici mérité mention pour le combat courageux, et solitaire, pour l’indépendance de l’Indochine qui contribua tant à leur isolement des années 1950, à l’heure où Washington dictait visiblement tout, sans la moindre pudeur – la règle en est aujourd’hui établie –, aux « élites » atlantiques françaises, pratiques maccarthystes systématiques comprises.
D’autant plus que Mendès France, certes en public un des hommes les plus francs de « la grande coalition » de défense de « l’ordre social » (pour la lucidité, hors de l’écrit officiel et des micros, ils se valaient tous), refusa de compter les voix du PCF quand la défaite écrasante de Dien Bien Phu (7 mai 1954) lui fait, comme président du Conseil, assumer la « sortie » d’Indochine.
Ce rejet des voix des élus communistes ainsi exclus de la communauté nationale – c’était l’habitude, à nouveau, depuis mai 1947 – ne lui fut pas seulement inspiré par son indéniable anticommunisme personnel. Mendès France était animé par la ferme volonté de plaire à l’« allié américain », qui lorgnait la succession indochinoise et qui le flagorna alors à l’envi.
Le 18 juin 1954, l’ambassadeur à Washington Henri Bonnet, inconditionnellement inféodé au guide américain depuis 1945, exulta autant que le New York Times : le président du Conseil pressenti a, pour le vote d’investiture, « rejeté les voix communistes, “infligeant à ce parti […] la rebuffade la plus cinglante que les amis de M. Thorez aient subie dernièrement à l’Assemblée nationale.” »
Ce veto opportun ne grandit pas le grand homme, dont l’intimité, atlantiste et « européenne », avec les milieux « démocrates » américains – porteurs d’une politique bipartisane unifiée – ne s’était jamais démentie depuis qu’il avait représenté la France (de De Gaulle encore à Alger) aux accords financiers de Bretton Woods de juillet 1944 instaurant l’hégémonie absolue du dollar.
La fracassante défaite de Cao Bang, en 1950 (septembre-octobre 1950) apparaît comme la sinistre répétition générale de Dien Bien Phu. Elle ouvre magnifiquement l’époque ultime de la « sale guerre », avec son cortège de badernes imbues d’elles-mêmes et sous-estimant l’adversaire. L’examen des chefs militaires se succédant ensuite au poste de haut-commissaire et d’après-Libération), à Navarre, est dominé par le spectaculaire compte rendu de la visite à Washington du pitoyable de Lattre.
Vuillard est aussi implacable que le courageux journaliste franco-américain, Jean Davidson, un des responsables du bureau de l’AFP à Washington de 1945 à 1953. Celui qui, dégoûté, avait abandonné le journalisme de complaisance en juin 1953 en quittant Washington, consacra un savoureux chapitre à de Lattre et à ses ahurissantes crises de vanité. Un de Lattre tout disposé à larguer en compagnie des États-Unis, maîtres des ressources militaires, des bombes atomiques, et plus seulement des bombes « traditionnelles » et du napalm, sur le Vietnam, mais ravagé à l’idée de passer à cette occasion, réalité oblige, « sous les ordres du jeune Ridgway ».
La correspondance diplomatique de l’été 1951, relative à sa mission aux États-Unis, avère Davidson et Vuillard. Elle légitime les sarcasmes du second, jugés « lourdingue[s] » par Mme Laurens, sur ce fat inepte émerveillé par « le redressement “miraculeux” dont il [était] l’auteur » depuis sa nomination en Indochine, et dont, jurait-il, il convaincrait ses « amis » américains . Lesquels le méprisaient comme tous leurs vassaux et ne lui servirent un temps de béquille politique que parce qu’ils lorgnaient l’Indochine.
Vouant les hors-caste au néant, racistes, ces officiers supérieurs étaient ceux qui, avant-guerre, haïssaient la « Gueuse » et préparaient la défaite : Pertinax avait bien décrit en 1943, dans Les fossoyeurs, ces éminences de la Cagoule militaire, ces « émigrés de Coblentz […,] lecteurs de Gringoire et de Je suis partout et autres feuilles du même genre qui, dans leurs récriminations incessantes contre les Soviets et contre Léon Blum, regardaient volontiers Hitler et Mussolini comme des piliers de la société traditionnelle » . Les mêmes que les futurs officiers supérieurs, qui, accueillis par l’URSS dans les « échanges » de 1933 à 1936, avaient ridiculisé ses « officiers nouveau style, braves gens, sentant le manque d’instruction générale (M. Belov, commandant un régiment de cavalerie à Moscou était laveur de vaisselle sur un bateau), répétant des phrases apprises par cœur. Incapables d’émettre une idée générale et peut-être même de comprendre un ensemble, mais s’intéressant au moindre boulon, à la plus petite tringle d’acier. » Ces fats avaient opposé à la médiocre plèbe soviétique l’immense supériorité militaire des officiers supérieurs français.
C’était le même mépris écrasant que pour « les Viets » ou les prolétaires français et étrangers. On observera dans les deux cas, armée rouge et armée nationale vietnamienne, la même issue militaire.
Il manque juste au sévère mais juste descriptif de ces idiots galonnés, certes apparentés aux dynasties bourgeoises ou nobles, la référence au rapport économique constant qu’ils avaient noué avec la catégorie la plus complètement traitée, la haute banque. Avant et comme après « la sale guerre d’Indochine », leurs bienfaiteurs financiers s’en étaient fait des féaux définitifs : « la Compagnie du canal de Suez », rappela Pertinax en 1943, avait versé à Weygand à sa retraite (1935), comme à l’homme politique Gaston Doumergue, une rente « de 600 000 frs par an ». Ils méritaient, pour servir si bien, d’être gâtés.
Le clou historique du livre est son analyse au scalpel du capital financier français, où s’affichent quelques grands synarques (bien que ce nom n’y figure pas) et un représentant éminent du capital financier des États-Unis. Trois grands moments (ou chapitres) sont à signaler :
1o
« Comment nos glorieuses batailles se transforment en sociétés anonymes », chapitre le plus puissant, qui renoue avec l’œuvre des opposants au colonialisme français d’avant 1914 et de l’entre-deux-guerres. Ils avaient dénoncé, comme Zola à propos des « mines de Montsou » de Germinal, le contraste obscène entre l’extrême richesse de ces « sociétés anonymes » et l’extrême misère des travailleurs vietnamiens.
Andrée Viollis avait été épouvantée, en novembre 1931, par le « spectacle inattendu, presque terrifiant […,] des fameux charbonnages du Tonkin », puis par les informations recueillies, sur place, d’« un ingénieur de la compagnie » : il lui avait décrit leur « prospérité inouïe, pendant la guerre et dans les années qui ont suivi » – avec des chiffres semblables à ceux de Marx, dans le Livre I du Capital, sur le taux de profit de la Compagnie anglaise des Indes orientales, symbole du « capital suant le sang et la boue par tous les pores ». Maintenue pendant la crise, cette prospérité reposait sur les salaires dérisoires, n’assurant pas la survie, d’hommes et de femmes travaillant « douze à quatorze heures par jour » et d’« enfants de dix ans poussant des wagonnets pendant douze heures par jour pour 0 fr. 75 ».
Les « glorieuses batailles » qui, depuis 1950, débouchèrent sur la déroute du colonialisme français, avaient « un capital et un chiffre d’affaires ». Chacune des batailles qui démontrèrent la force du Vietminh, de Cao Bang à de Hoa Binh, aurait dû porter le nom de la société anonyme dont le siège physique (le financier était à Paris) était vietnamien depuis le tournant du xixe siècle.
C’est à dessein, écrit Vuillard, que les combattants du Vietminh avaient depuis l’automne 1950 fait des mines mêmes les cibles privilégiées de leurs assauts militaires, cibles « vaillamment [défendues par] les bombardiers [américains] B-26 et les chasseurs [américains] Hellcat ». La bataille de Cao Bang devrait s’appeler « bataille pour la société anonyme des mines d’étain de Cao Bang » ; celle de Mao Khé (mars 1951), « bataille pour la société française des charbonnages du Tonkin » ; celle de Ninh Binh (mai-juin 1951), « bataille pour la société anonyme des Charbonnages de Ninh Binh » ; celle de Hoa Binh (décembre 19519), « bataille pour la société anonyme des Gisements aurifères d’Hoa Binh ».
2o
Le chapitre « Les diplomates » offre un autre morceau de bravoure sur les misères infligées au monde par John Foster Dulles, délégué de la société Sullivan & Cromwell, grand héritier WASP (blanc, anglo-saxon, protestant) d’une dynastie de financiers et d’hommes d’État, proposant à Bidault, en 1954, ses deux bombes atomiques, après avoir accumulé les ruines depuis le début de son mandat, notamment en Iran et au Guatemala. Et qui rêvait, ce qu’il fit, de poursuivre la tâche alors que l’impérialisme américain avait résolument pris la place de l’impérialisme français en Indochine, avant de supplanter le belge au Congo. Se mêlent ici des pages explicites sur l’enjeu économique du Katanga, propriété de l’Union minière du Haut-Katanga, reine de la Belgique (et bijou de sa famille royale) depuis le xixe siècle, et sur le calvaire de l’inflexible Lumumba, tué pour son dévouement à l’indépendance du Congo et à son peuple installé sur une caverne d’Ali Baba de minerais, trésor qui lui échappe toujours, plus de soixante ans plus tard…
3o
Le double chapitre « Un conseil d’administration » et « L’œil du cyclone » décrit le pouvoir illimité d’un fief de la synarchie, la Banque d’Indochine (banque fusionnée plus tard avec « le Suez », dont le ministre des Affaires étrangères de Reynaud puis de Vichy, Paul Baudouin, avait été depuis les années 1930 le directeur général, puis, après sa démission de Vichy, en janvier 1941, le président).
Ne lui échappait, Andrée Viollis l’avait noté, aucune parcelle des richesses de l’Indochine, et de bien d’autres portions de l’Empire. C’était « un conseil d’administration pour diriger la France », dont tous les membres (comme ceux de la Banque de France) vivaient (et dont les héritiers vivent) dans le « Triangle sacré, entre la Bièvre, le parc Monceau et Neuilly ». Cette faune du 8e arrondissement fait l’objet d’un amusant rappel sociologique (à la Pinçon-Charlot) et anthropologique, à la Lévi-Strauss.
Enrichie depuis sa création, au détriment du peuple vernaculaire et de celui de la France métropolitaine, cette pieuvre avait livré à l’Allemagne tout ce qu’il était possible de lui livrer avant de passer à l’ère de la Pax Americana.
Après avoir abandonné des « positions indochinoises embarrassantes » depuis 1947, où se déchaîna cette guerre d’attrition non déclarée contre le peuple vietnamien, la Banque d’Indochine avait encore multiplié ses gains. « Au moment où [elle] quittait l’Indochine, la guerre devint pour elle sa première source de revenus ». Son conseil d’administration « avait clairement misé sur la défaite de la France », protégé ou caché par les politiques et des militaires exaltant « nos soldats », vivants ou morts, ces auxiliaires civils et militaires indispensables au bon déroulement des affaires. Ses astucieuses réorganisations dans les colonies encore bénéficiaires d’un sursis, et au-delà, firent tripler son dividende l’année de Dien Bien Phu.
La lecture de ces chapitres souligne les carences de l’historiographie dominante qui, même de « gauche », s’en tient à une histoire « politique » ou « idéologique » des guerres coloniales (« le politique », comme on dit à Sciences Po, son vivier, étant caractérisé par son « autonomie » à l’égard de l’économie). J’ai retrouvé chez Vuillard une réalité découverte en 2004, aux archives de la Préfecture de police, dans un dossier fabuleux sur la grande banque française. On comprend là pourquoi la guerre d’Algérie avait été lancée et prolongée : pour assurer au consortium financier « dirig[eant] la France » (la Banque d’Indochine, Paribas, comme du temps de Bel-Ami, et bien d’autres), le maximum sauvable du pétrole de la partie du Sahara bientôt dévolue à l’Algérie.
Le tableau dressé, à ce propos, n’intéresse pas les historiens français, plus attirés par les « politiques » et les « militaires », supposés décisionnaires. Or, quel militaire, si sadique et haineux qu’il soit, tels ceux qu’affrontèrent Henri Alleg, Maurice Audin (les communistes haïs) et les militants algériens de l’indépendance, dépassa l’heure de l’arrêt des combats dictée d’en haut ?
L’intérêt, légitime, pour la torture militaire en Algérie ne s’est jamais étendu jusqu’à la recherche de la vraie motivation des tortures et massacres, non pas militaire mais financière. Avec Vuillard, on croit lire, sur le fond, les fiches des Renseignements généraux de la Préfecture de police (Archives de ce service), des Renseignements généraux de la Sûreté nationale (F7, aux Archives nationales) ou les rapports du SDECE (fichiers « réservés » des Archives diplomatiques).
C’est peut-être par procédé littéraire que l’écrivain prête de la sensibilité au président du « 96, Haussmann » (la Banque d’Indochine), Émile Minost, « financier de la France Libre » dès 1940, cas rarissime alors, puis nommé en 1945 (à la succession de Paul Baudouin) à la tête de la banque « à un moment critique, afin d’effacer l’opprobre de la collaboration ». Avait-il conservé des capacités de dégoût ou le souvenir d’un passé de non-héritier ? Inspecteur des Finances depuis 1917, il n’avait jamais interrompu depuis lors sa carrière coloniale : président du Crédit foncier égyptien depuis 1931, Minost avait, écrit l’auteur d’une biographie agréée par la Banque de France, « consacr[é] 37 des 45 années de sa carrière à administrer des investissements français en Égypte et en Indochine ». Sur la lucidité de cet inspecteur des Finances, nul doute n’est assurément permis, mais, à en juger par les sources, financières et diplomatiques, c’est le cas de tous ses pairs. Et son cursus le montre sans état d’âme devant l’obligation de « spéculer sur la mort ».
Mais, après tout, la littérature peut se pencher sur la psychologie de ses personnages, et leur prêter une réflexion morale sur leurs choix de classe et de vie : le Minost de Vuillard, président de la Banque d’Indochine, autrement plus riche et plus puissant, fait penser au Philippe Hennebeau de Germinal, directeur de la Compagnie des Mines de Montsou, pleurant sur le fiasco de sa vie conjugale et conscient du bagne qu’il organise pour les mineurs surexploités depuis l’enfance, dans le strict intérêt des puissants actionnaires enrichis pour des décennies ou des siècles par la croissance du capital de leurs ascendants.
C’est le même schéma qu’esquisse Vuillard à propos du richissime Cabot Lodge : « ils sont faits pour ça, les Cabot, depuis que leurs ancêtres ont posé une fois pour toutes leurs gigots sur un fauteuil confortable, après avoir gagné assez de pèze pour ne plus rien foutre pendant une bonne centaine de générations, depuis qu’ils font partie de la haute société, ils jabotent. » Cet autre symbole de la toute-puissance des privilégiés WASP depuis la fondation des États-Unis sert de mentor à un de Lattre appliqué (le 25 septembre 1951 ), à convaincre, dans un anglais exécrable (un bon anglais n’eût rien changé), les spectateurs de « Meet the press », émission-phare de NBC, que la France fait la guerre en Indochine contre le seul démoniaque « communisme », pas du tout pour des minerais : c’est une guerre, jure le général, « absolument sans intérêt matériel ».
Cette réflexion sur la psychologie ajoute à la réflexion historique une dimension théoriquement interdite aux historiens, mais que s’autorisaient parfois Marx, économiste, historien du « temps présent » et philosophe, et ses successeurs.
« La chute de Saïgon » du 30 avril 1975 a des allures de reportage sur le vif et de bilan des « trente ans de guerre » imposés au peuple vietnamien. L’agression avait coûté, rappelle une note finale, « au moins trois millions six cent mille morts. Dix fois plus » que le total « de quatre cent mille morts […] du côté de la France et des États-Unis », dans une guerre où l’élément « combattant » français, de 1945 à 1954, avait été très minoritaire. Et « autant que de Français et d’Allemands pendant la Première Guerre mondiale. » Plus de bombes « que toutes celles larguées » (essentiellement par les États-Unis) « pendant la Seconde Guerre mondiale » avaient dévasté le « petit » pays d’Hô Chi Minh, qui se voulait juste « indépendant ».
La guerre avait généré une insurmontable division, entre la majorité, arc-boutée sur la conquête de son indépendance, tant au Nord qu’au Sud, et une puissante minorité séduite par l’occupant américain, après avoir servi l’occupant français et, pendant la guerre mondiale, le japonais. Sur ses racines de long terme de ces déchirements, Andrée Viollis avait tout dit, en exposant les pratiques des intermédiaires indochinois de la puissance coloniale, rouage décisif de l’exploitation et de la mise en cage des peuples d’Indochine.
« Les États-Unis avaient pris la place des Français », écrit Vuillard, là où les avaient entraînés les députés pantins de l’Assemblée nationale, « les Frédéric-Dupont, les Viollette », et les va-t’en guerre américains, « les Cabot, les Dulles ».
Pour assurer la succession des Français, comme des Belges (l’auteur évoque, au chapitre « Les diplomates », la relève américaine au Congo), des Anglais, des Néerlandais et des Portugais, l’impérialisme américain n’avait pas eu recours à ces seuls phares républicains ultra réactionnaires, tels « les Dulles », expression à entendre stricto sensu : Eisenhower – ou plutôt ses mandants financiers – avait confié une mission cruciale à la fratrie Dulles, deux associés majeurs de la société Sullivan & Cromwell, énorme cabinet d’avocats d’affaires de New York qui, depuis sa fondation (1879), défend bec et ongles (et continue) les intérêts intérieurs et mondiaux de l’impérialisme américain.
Secrétaire d’État, John Foster s’était acquis la collaboration, aussi importante, de son frère Allen. La promotion politique, au premier rang de l’État, de ce tandem symbole de la fusion entre Département d’État et agence d’espionnage, avait, comme celle de maintes vedettes républicaines de la vie politique, précédé de longtemps le retour de l’ère républicaine (1953) : le démocrate Roosevelt avait nommé Allen Dulles chef Europe de l’OSS (novembre 1942), le démocrate Truman en avait fait un des principaux dirigeants de la CIA, successeur de l’OSS (juillet 1947), avant qu’Eisenhower ne le hissât, en janvier 1953, au sommet de la principale agence de renseignements – et d’action dite « psychologique » – et que le démocrate Kennedy ne l’y maintînt, jusqu’au grandiose fiasco commun d’avril 1961 de la Baie des Cochons (qu’il lui imputa).
Sur les questions coloniales, comme sur le reste, gestion de la guerre mondiale et des guerres suivantes incluse, avait toujours régné aux États-Unis « le bipartisme dans les affaires », nonobstant « le monopartisme [républicain, juste] au moment des élections » . Leur capital financier n’avait eu de cesse, depuis le tournant du xixe siècle, d’évincer tous les rivaux européens de leurs empires si riches en matières premières et en bases navales puis aéronavales (cédées aux Américains depuis la guerre ou après), pour « mettre [lui-même] la main sur ce[s] pays » .
Chaque État détenteur d’Empire le savait depuis la proclamation par le secrétaire d’État John Hay de la « Politique de la Porte ouverte » (en Chine et ailleurs, 1899). Les délais s’étaient fortement réduits depuis la Première Guerre mondiale et « les Quatorze Points de Wilson » (janvier 1918). La Grande-Bretagne, étranglée depuis lors et achevée dans la guerre mondiale récente, en avait, la première, connu la mise en œuvre radicale depuis le Prêt-Bail de 1941 .
La France coloniale, au temps où l’idéologie antisoviétique servait de couverture à tout et où les communistes chinois étaient assurés (dès 1945-1946) de ruiner les vieilles ambitions américaines , n’espérait que gagner un peu de temps pour « liquider ». Son maintien des Américains dans « leurs » bases aéronavales d’Afrique (du Nord surtout) saisies depuis novembre 1942 et l’opportun. Le « sursis » – formule d’octobre 1947 d’un haut fonctionnaire colonial – dura moins dans une Indochine où le mouvement national était invincible et les Américains particulièrement impatients de supplanter l’ancien colonisateur.
Ce n’est pas la « vision » historique d’Éric Vuillard qui est « caricaturale », c’est la réalité, marxiste et « postmarxiste », du Capital aux colonies (et ailleurs).
nombreuses NOTES