REGARDS CROISÉS sur le MOUVEMENT SOCIAL [Rencontre avec Monique PINÇON-CHARLOT et Olivier MATEU (CGT13) ]

Publié le par FSC

REPRIS de Commun Commune

La Marseillaise : Le mouvement social en cours est le plus puissant depuis 30ans, qu’est-ce que cela dit de l’état de la société française ?

Monique Pinçon-Charlot : La société française ne va pas très bien. Nous sommes même à un rendez-vous historique face à quelque chose de profondément anthropologique et existentiel. Pour les travailleurs, cette réforme qui repousse l’âge de la retraite à 64 ans, avec la perspective pour les dominants d’aller plus tard jusqu’à 67 ans, se conjugue en effet avec le dérèglement climatique et toutes les inquiétudes légitimes qu’il suscite. Quand des êtres humains sont privés de leur avenir, de la possibilité de se projeter dans le futur, de construire une famille, on se dit « on n’a plus rien à perdre ». Cette réforme des retraites risque de constituer la goutte d’eau qui va faire déborder le vase.

Olivier Mateu : Je partage cette idée. Il y a depuis plusieurs mois un mouvement qui se mène en Angleterre qui s’appelle « trop c’est trop ». Je crois qu’on est à peu près dans la même situation. On a ressenti beaucoup de fatalisme ces dernières décennies, peut-être que c’était en réalité plutôt du manque de perspectives collectives et de la difficulté pour chaque individu à se situer dans un mouvement collectif. Cette réforme pousse beaucoup de monde à réfléchir à sa propre situation et à s’impliquer. C’est très intéressant pour les organisations essentielles à la réussite de ce mouvement social que sont les organisations syndicales. Elles sont elles-mêmes resituées, interpellées, dans le rôle qu’elles ont à jouer en matière d’impulsion, de coordination, de dynamique mais aussi de production d’idées pour ne pas seulement « être contre » mais pour porter des lendemains meilleurs.

L’intersyndicale au plan national confirme un mouvement d’engagements dans les organisations syndicales, est-ce c’est aussi le cas dans les Bouches-du-Rhône ?

Olivier Mateu : Oui on fait des adhésions, dans les entreprises, les collectivités, les marchés, toutes les initiatives d’interpellations qui sont prises sont un succès. Les échanges sont très intéressants. Ce qui ne me surprend pas mais me conforte, c’est le niveau de compréhension des aspects néfastes de la réforme. Les gens vont chercher dans le détail, article après article, c’est le signe d’un retour de participation à la chose collective mais aussi un recul de la pensée unique.

S’agit-il d’une réactivation du clivage de classes ? Monique Pinçon-Charlot vous aviez affirmé dans vos travaux « s’il n’en reste qu’une je serai celle-là», parlant de la bourgeoisie. Les catégories populaires reprennent-elles conscience d’elles-mêmes et de leur force avec ce mouvement ?

Monique Pinçon-Charlot : Je pense que oui. La violence des riches, avec des richesses et des pouvoirs concentrés au profit d’une petite caste qui représente à peu près 1 % de la population à l’échelle de la France comme du monde, apparaît de plus en plus évidente. Cet état de fait que j’articule au chaos lié au dérèglement climatique, montre que ce qui est en jeu n’est pas la fin du monde mais la fin du capitalisme. J’estime que nous sommes au rendez-vous d’une situation inédite. Nous sommes passés de la lutte de classes à la guerre de classes. Rappelons cette déclaration de Warren Buffett en 2005 « c’est une guerre de classes, c’est un fait, et c’est nous les riches qui sommes en train de la gagner ». Ce n’est donc pas mon discours qui est simpliste, mais la réalité même du système capitaliste dans sa forme radicale avec des inégalités abyssales et des prédations sur toutes les formes du vivant. Car les titres de propriétés ne concernent plus seulement les moyens de production et d’échange mais ils se sont généralisés jusqu’à la santé ou les moyens d’information. Il n’y a pas de parti unique comme dans 1984 d’Orwell mais une pensée unique véhiculée sur toutes les ondes et dans tous les journaux appartenant aux 10 milliardaires qui, selon Acrimed, possèdent 90 % des médias.

Je fonde cette analyse à partir de mes recherches menées avec Michel Pinçon, sur cette oligarchie dont nous avons décortiqué le raffinement les modalités d’exploitation et de domination. Une sociologie de combat que je suis contente de partager aujourd’hui avec le syndicalisme de combat, défendu par vous, Olivier Mateu, en tant que membre de la CGT. Ces deux formes de combat sont précieuses, quelle que soit l’issue de la réforme des retraites, car ce sont autant de graines qui permettront de vaincre le séparatisme et le corporatisme des riches si chers à Emmanuel Macron.

Estimez-vous que le monde du travail se ressoude à partir d’un objectif commun alors qu’il souffre depuis longtemps de fractures introduites par l’extrême droite autour des questions d’origine, de religions...

Olivier Mateu : On est dans une phase du capitalisme qui ressemble à une guerre totale, ils sont y compris en guerre entre eux, il y a des théâtres d’opérations partout sur la planète. Quand ils sont prêts à larguer des milliers de tonnes de ferraille sur les peuples, ils ne sont pas dans l’optique de lâcher quoi que ce soit vis-à-vis des travailleurs. Il faut que le syndicalisme, notamment CGT, se rende compte qu’on n’est plus dans un moment où il y a du « grain à moudre ». C’est essentiel pour que l’idée même d’émancipation et de sortie du capitalisme continue à exister. Il nous faut être à la fois très bons sur la défense des droits des travailleurs dans des moments clefs comme celui de la réforme des retraites ou de l’assurance chômage et en même temps, contribuer, pour la part qui est la nôtre, à construire la société de l’après-capitalisme. Si on venait à passer à côté de ça, nous démontrerions une incapacité à peser sur le réel. On est dans un moment où on a besoin que chacun tienne son poste de combat.

Vos adversaires vous taxent parfois d’ouvriérisme. En quoi est-ce utile pour un syndicaliste d’échanger avec une sociologue, des universitaires ?

Olivier Mateu : C’est utile pour penser l’après, dans le moment présent. Qu’on me taxe d’ouvriérisme, ça ne me dérange pas. Du manœuvre jusqu’au cadre, sans les travailleurs, il n’y a rien qui se passe. C’est très clair. On l’a vu durant le confinement. Si les travailleurs n’avaient pas tenu le pays, tout se serait effondré. Ceux qui étaient à la production et à la distribution, ceux qui étaient aux soins, c’est ceux qui vendent leur force de travail pour vivre. On n’a vu aucun actionnaire conduire un camion, soigner des gens, produire des boîtes de conserve... Ils étaient dans leurs maisons de campagne, bien à l’abri. Ceux qui ont chopé le virus dans les premières semaines, ceux qui en sont morts, ceux à qui on demande de payer le « quoi qu’il en coûte », ce sont bien les travailleurs. Si les travailleurs ne sont pas conscients d’être un maillon essentiel, ils ne revendiquent pas la totalité de leurs droits.

Monique Pinçon-Charlot : L’idéologie dominante présente toujours les choses de manière fragmentée. Le simple fait de faire dialoguer, à un moment crucial de l’évolution des rapports de force, un syndicaliste et une chercheuse, c’est déjà impertinent. Je remercie La Marseillaise car seule la mise en relation des faits les uns avec les autres, peut aider à prendre conscience que le système capitaliste est même en train de menacer l’habitabilité de notre planète.

On touche du doigt les limites de la démocratie représentative avec une distorsion très forte entre la composition sociale de la population et celle du Parlement. Explique-t-elle le fossé entre la teneur des débats et l’état l’opinion ?

Monique Pinçon-Charlot : On sait qu’il y a très peu aujourd’hui d’ouvriers à l’Assemblée nationale, alors qu’à la Libération, il y avait 40 ou 50 députés communistes ouvriers. Par contre le président actuel de la République, est un ancien banquier de chez Rothschild, avec un gouvernement composé de 19 millionnaires dont la Première ministre. Les classes moyennes et populaires ne sont presque plus représentées dans les hautes sphères politiques. D’autre part, les instituts de sondages appartiennent à des milliardaires, et les plus riches disposent des moyens financiers pour soutenir les candidats qui leur sont favorables. Dans ces conditions, la démocratie est largement bafouée. L’oligarchie contrôle si bien les institutions que durant le confinement, les grandes fortunes se sont encore plus enrichies qu’en temps normal. Depuis qu’Emmanuel Macron est arrivé à l’Élysée en 2017, les cinq premières familles Arnault, Pinault, Hermès, Wertheimer et Bettencourt, ont vu leur fortune tripler pendant que les salaires des plus modestes sont bloqués.

Les motions référendaires portées par la gauche, ont été repoussées à l’Assemblée nationale et au Sénat. Il n’y a plus d’autres manières d’infléchir la situation que de mettre le pays à l’arrêt ?

Olivier Mateu : La raison pour laquelle l’intersyndicale appelle à mettre la France à l’arrêt, c’est que le gouvernement entend poursuivre le processus d’adoption de sa réforme. Il n’y a pas d’opposition dans les combats. Ce qui doit se passer au Parlement, doit se passer. Nous, organisations des travailleurs, à l’endroit où nous sommes, nous mettrons – par tous moyens – en échec cette réforme. On paye des décennies de brouillage idéologique, de renoncement, de perte de sens collectif qui handicapent notre capacité à peser sur le réel. Il y a trop de travailleurs qui ne votent pas, qui ne se syndiquent pas. La meilleure des réponses pour redonner envie, c’est de mener le combat proposé par le camp d’en face. Ce n’est pas nous qui avons décidé cette réforme par appétit, gourmandise et y compris, volonté d’écraser. Dans la majorité relative du président, il y a des gens qui ne sont intéressés que par l’argent.

Donc vous voulez les taper au portefeuille ?

Olivier Mateu : C’est là où bat leur cœur. Ils n’entendent et ne comprennent rien d’autre. Quand ils perdent de l’argent, ils paniquent. Ces gens-là sont riches parce que, nous, nous travaillons.

Les signaux qui nous remontent avant ce 7mars, c’est que la mobilisation sera très forte mais à vous entendre Monique Pinçon-Charlot, on a le sentiment que le camp de la bourgeoisie est si puissant et si riche qu’il a les moyens de tenir longtemps.

Monique Pinçon-Charlot : Vous avez raison et tort en même temps. Je crois que le problème n’est pas tant qu’ils aiment l’argent mais que le système capitaliste les autorise à l’accumuler sans limite. Comme on a aboli l’esclavage, le colonialisme, rien n’empêche que le système capitaliste le soit à son tour. Il faut donc s’engager dans la voie du post-capitalisme avec la gestion des communs dans le partage et l’humanité. Il est vrai que la classe sociale dominante est consciente de ses intérêts et mobilisée pour les défendre. Chaque individu qui la compose est construit dans un habitus de classe qui permet un sentiment de supériorité et d’excellence. Ce sentiment est partagé et entretenu dans des niches d’entre-soi qui s’encastrent les unes dans les autres : les beaux quartiers, les écoles, les rallyes, les cercles et autres réseaux de sociabilité mondaine. Cette célébration permanente a pour conséquence la déshumanisation des autres . Mais ce sont des géants aux pieds d’argile. Je pense qu’ils sont très inquiets de la situation actuelle, comme pendant les Gilets jaunes ou en 1995 avec la réforme des retraites où parfois les valises étaient prêtes. Rappelons qu’en 1981, Bernard Arnault ou Guy de Rothschild sont partis aux États-Unis. La maxime de Sénèque peut nous aider « ce n’est pas parce que les choses sont difficiles que nous n’osons pas, c’est parce que nous n’osons pas qu’elles sont difficiles ».

Dans ce bras de fer, certaines fédérations de la CGT ont déjà annoncé qu’elles étaient prêtes à une grève reconductible mais on sait que cela ne se décrète pas et que d’autres membres de l’intersyndicale ne partagent pas forcément cette idée. Comment voyez-vous la construction victorieuse de ce mouvement ?

Olivier Mateu : Avec les travailleurs à la base, dans les entreprises et les collectivités. On a un peu oublié l’intelligence ouvrière, de la femme de ménage jusqu’à l’ingénieur. Rien ne nous interdit dans un moment comme celui-là, d’être intelligents. La grève reconductible ce n’est pas 24 heures reconductibles ou rien. En 2019, nous avions eu une discussion avec les syndiquées des crèches communales qui ne pouvaient pas assumer plusieurs jours de grève. Une heure de grève à la prise de service, qui provoque le fait qu’un des deux parents se retrouve avec l’enfant sur les bras une heure, durant laquelle lui-même ne peut pas travailler, impacte doublement l’économie. On a besoin d’accumuler les actions, les impacts dans toutes les professions, pour faire en sorte que le patronat lui-même appelle Macron pour lui dire que la soupe va finir par lui coûter plus cher que le poisson et qu’il est temps de retirer cette réforme.

Olivier Mateu, vous dites qu’il n’y a pas le choix, « il faut gagner ». Plaçons-nous dans cette hypothèse. Et après ? Une fois gagné le statu quo, comment construire de nouvelles avancées et peut-être un renversement complet de l’ordre existant ?

Olivier Mateu : D’abord on pourra se réjouir d’avoir empêché un gouvernement des plus libéraux d’avancer, pour la première fois depuis très longtemps. Il faudra ensuite porter le débat sur l’amélioration des choses : a-t-on les moyens ou non de la retraite à 60 ans, 55 pour les métiers pénibles, du Smic à 2 000 euros... Il va falloir dire un peu la vérité, les milliards ils n’arrivent plus à les cacher. Si on allait chercher ce qu’ils nous volent : l’évasion fiscale de 80 à 100 milliards par an, sans même toucher les dividendes, vous imaginez ce que ça signifierait pour la population, les services publics etc. L’enfumage sur les 1 200 euros par mois est indécent, ces gens qui nous promettent ça, vivent avec 1 200 euros le matin, 1 200 euros le soir. Jusqu’où pensent-ils pouvoir nous piétiner ?

Dans ce département, à la Libération de Marseille, les travailleurs ont relancé la production industrielle pour finir les fascistes et les nazis, dans le cadre de réquisitions d’usines. Elles étaient toujours la propriété des familles et groupes qui les possédaient avant la guerre, mais la production était maîtrisée par les travailleurs eux-mêmes qui étaient de ce fait motivés. Aujourd’hui, c’est aussi le moment de se poser la question de comment veut-on produire, en intégrant la question environnementale. Ceux qui décident de la production ce sont les grands groupes de la finance internationale. Pour changer ça, il faut accepter de s’affronter au capital.

Monique Pinçon-Charlot, vous décrivez une classe dominante qui s’est mondialisée en même temps que le capitalisme s’est étendu sur toute la planète. Comment lui arracher des victoires alors qu’elle se sert de la dimension internationale pour maintenir le couvercle sur les peuples ?

Monique Pinçon-Charlot : C’est une difficulté de bon sens que vous soulevez. Mais il n’y a pas de petits combats. Je suis sociologue, pas prophète. Si on gagne cette bataille, il faudra se battre pour que les riches payent leurs impôts et qu’on revienne sur les gigantesques cadeaux fiscaux faits par Emmanuel Macron. Il faut rétablir l’ISF, abolir la « flat tax » qui supprime la progressivité de l’impôt sur les revenus du capital. Les riches payent 12,5 % quelle que soit l’importance de ces revenus alors que les salariés payent de 10 à 45 % en fonction de leurs revenus. Il faut supprimer, le Crédit d’impôts compétitivité emploi mais aussi le Crédit impôt recherche qui va prioritairement financer les laboratoires privés ou les multinationales pétrolières et pas du tout le CNRS où l’on pouvait faire des recherches fort intéressantes sur la classe dominante. C’est en travaillant main dans la main, que syndicalistes, chercheurs ou journalistes, nous pourrons avancer avec cette boussole forte de la sortie du capitalisme.

Entretien réalisé par Léo Purguette

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