Échapper à l’enfer de Gaza, un racket à 7 000 dollars
REPRIS de : https://assawra.blogspot.com/2024/01/echapper-lenfer-de-gaza-un-racket-7-000.html
SOURCE : Par Hélène Sallon, OCCRP et Saheeh Masr
Le Monde du 25 janvier 2024
Des Palestiniens déplacés par les bombardements israéliens sur la bande de Gaza, à la frontière avec l’Egypte, à Rafah (Gaza), le 14 janvier 2024. FATIMA SHBAIR / AP |
Un réseau de courtiers et d’agences de voyages, lié aux renseignements égyptiens, monnayent des permis de sortie de l’enclave palestinienne à des prix exorbitants
Franchir le terminal de Rafah, seule porte de sortie de l’enfer de Gaza, est devenu un business lucratif pour les profiteurs de guerre. Contre plusieurs milliers de dollars, des courtiers indépendants et des agences de voyages ayant pignon sur rue proposent aux Gazaouis d’acheter un permis de passage vers l’Egypte. Alors que l’armée israélienne resserre son étau sur le sud de l’enclave, après plus de cent jours de guerre qui ont coûté la vie à plus de 25 000 Palestiniens, ils sont de plus en plus nombreux, même parmi ceux qui pourraient bénéficier du mécanisme d’évacuation mis en place, en novembre 2023, pour les ressortissants étrangers et les blessés palestiniens, à réunir des sommes exorbitantes pour quitter Gaza.
Selon une enquête réalisée par l’Organized Crime and Corruption Reporting Project (OCCRP) et le média indépendant en ligne égyptien Saheeh Masr, des intermédiaires vendent ce précieux sésame entre 4 500 et 10 000 dollars (entre 4 100 et 9 200 euros) aux Palestiniens, et entre 650 et 1 200 dollars aux ressortissants égyptiens. Des courtiers indépendants, aux références parfois douteuses, se sont lancés dans cette entreprise très rentable. L’un des prestataires les plus recommandés parmi les Gazaouis est l’agence de voyages égyptienne Hala Consulting & Tourism, fondée par Ibrahim El-Argani, un homme d’affaires du Sinaï lié aux renseignements généraux égyptiens.
Les enquêteurs de l’OCCRP et de Saheeh Masr ont contacté quinze Palestiniens et Egyptiens qui ont eu recours à ces intermédiaires. Seuls deux d’entre eux ont pu quitter la bande de Gaza, en payant chacun 4 500 dollars. Trois autres ont été arnaqués par des courtiers et ont perdu leur argent. D’autres encore cherchent à réunir la somme requise en vendant leur or ou des effets personnels, en empruntant à des proches ou en sollicitant un financement participatif en ligne. C’est le cas de Rasha Ibrahim, à qui un intermédiaire a réclamé plus de 40 000 dollars pour la sortir de la bande de Gaza avec son mari et leurs trois enfants.
Allégations de corruption
« Nous ne pouvons pas nous le permettre », a confié cette Egyptienne de 31 ans, réfugiée sous une tente, dans le centre de l’enclave, depuis que sa maison près la ville de Gaza a été détruite par les bombardements israéliens. Elle pensait que son passeport égyptien lui ouvrirait les portes de Rafah à elle, mais aussi à son mari et à ses enfants, qui ont la nationalité palestinienne. Elle n’a toujours pas obtenu de réponse à la demande de rapatriement qu’elle a remplie sur le portail en ligne ouvert par les autorités égyptiennes, début décembre 2023.
« Seuls ceux qui ont de l’argent peuvent payer et partir », déplore un Egyptien qui a requis l’anonymat. L’agence Mushtaha Travel & Tourism, dans le sud de la bande de Gaza, a réclamé 6 500 dollars pour lui, sa femme et leurs huit enfants, tous égyptiens. Des Palestiniens, dont les proches ont été grièvement blessés mais toujours pas évacués, se tournent également vers des intermédiaires.
« Les courtiers nous ont demandé 9 500 dollars pour sortir ma femme et 7 000 dollars pour chacune de mes deux nièces, Farah et Riham, qui ont été grièvement blessées pendant la guerre et qui sont en fauteuil roulant », explique Mahmoud, un Palestinien de 23 ans vivant au Caire.
Des agences de voyages font la promotion de leurs services en ligne. Une agence égyptienne affirme facturer 7 000 dollars le passage pour les Palestiniens, 1 200 dollars pour les Egyptiens et 3 000 dollars pour les autres nationalités. Les enquêteurs de l’OCCRP et de Saheeh Masr n’ont pas été en mesure de déterminer comment ces prestataires parvenaient à obtenir des services de sécurité égyptiens une autorisation de passage dans des délais rapides. Mais des allégations de corruption entachent les services qui contrôlent la frontière.
L’« avidité » des officiers égyptiens
« En 2022, nous avions déjà recueilli des témoignages sur des officiers égyptiens extorquant [de l’argent à] des Palestiniens pour leur permettre de sortir de Rafah », confie Ahmed Benchemsi, directeur de la communication et du plaidoyer pour le Moyen-Orient et l’Afrique du Nord auprès de Human Rights Watch. « Les nouveaux rapports faisant état de pots-de-vin exponentiels réclamés à ceux qui sont désespérés de sortir sont décourageants », a-t-il ajouté, condamnant la « stratégie de la famine poursuivie par Israël » et l’« avidité de certains officiers égyptiens qui contrôlent » la frontière. Dans un communiqué publié le 10 janvier, le chef des services de communication de l’Etat, Diaa Rashwan, a jugé « infondées » les allégations selon lesquelles des frais supplémentaires seraient imposés aux Palestiniens, les invitant à dénoncer ces pratiques.
L’existence d’un système parallèle permettant aux Gazaouis d’acheter les permis de passage vers l’Egypte est ancienne. Depuis l’arrivée au pouvoir du Hamas dans la bande de Gaza, en 2007, l’ouverture du terminal de Rafah est aléatoire. L’Egypte l’avait presque totalement fermé après le coup d’Etat militaire de 2013, et ce jusqu’en mai 2018, quand les restrictions ont été assouplies. En 2018, un rapport de la Coordination des affaires humanitaires des Nations unies signalait l’existence d’un système de « double liste », permettant à des Gazaouis d’obtenir leur permis de passage plus rapidement que d’autres.
Parallèlement à la procédure gérée par le ministère de l’intérieur contrôlé par le Hamas et les forces de sécurité égyptiennes, avec un droit de regard laissé aux Israéliens, qui pouvait prendre de deux à six mois, un réseau d’agences de voyages et de courtiers, en Egypte et dans la bande de Gaza, proposaient une procédure accélérée, coordonnée avec les autorités égyptiennes. L’agence de voyages Hala Consulting & Tourism s’est imposée sur ce marché dès 2019, avec un « service VIP ». Ses représentants dans la bande de Gaza, tels que l’agence Mushtaha Travel & Tourism, proposaient, pour un tarif de base de 1 200 dollars, un permis sous quarante-huit heures et un voyage sans encombre jusqu’au Caire.
Empire économique
Hala Consulting & Tourism est l’une des huit sociétés du groupe Organi, fondé par l’homme d’affaires Ibrahim El-Argani. Ce cheikh de la confédération tribale des Tarabin, originaire du nord du Sinaï, épaule l’armée égyptienne dans sa lutte contre les djihadistes. De cette alliance est né un véritable empire économique. Dans un entretien au média égyptien Youm7, en 2014, l’homme d’affaires disait avoir créé sa société de production de marbre, Misr Sinai, en partenariat avec des sociétés liées au ministère de la défense et aux renseignements généraux égyptiens. Son entreprise, Abnaa Sinai (« fils du Sinaï »), dispose du monopole sur le transport de marchandises à Rafah.
Ce système parallèle est aujourd’hui la seule option pour sortir de Gaza, selon Wael Abou Omar, un porte-parole de l’autorité qui gère le terminal de Rafah, côté palestinien. Il permet à environ deux cents Palestiniens et Egyptiens de traverser Rafah chaque jour, a-t-il précisé, le 11 janvier, aux enquêteurs de l’OCCRP. Le processus d’enregistrement par l’intermédiare du Hamas « s’est arrêté après la guerre. La partie palestinienne n’a plus rien à voir avec ces permis. C’est devenu une pure opération des renseignements égyptiens », confirme l’un des agents d’Hala Consulting & Tourism, dans la bande de Gaza.