Israël a transformé Gaza, la plus grande ville palestinienne, en champ de ruines

Publié le par FSC

Clothilde Mraffko
Médiapat du 18 mars 2024

Les destructions dans le quartier d'Al-Rimal à Gaza, le 10 février 2024. © Photo Omar Qattaa / Anadolu via AFP

En affirmant vouloir anéantir le Hamas, Israël détruit méthodiquement l’enclave et tout particulièrement la ville de Gaza, effaçant ses lieux de mémoire. À travers cet urbicide, l’État hébreu cherche à écraser la cité rebelle, bastion historique de la résistance palestinienne.

L'été, à la nuit tombée, presque tout Gaza se retrouvait sur la corniche. Les badauds y respiraient l’air de la mer, s’arrachant pour quelques heures à leurs appartements étouffants, plongés dans le noir par les coupures d’électricité qui marquaient le quotidien sous blocus. Les familles se pressaient autour de petits kiosques qui vendaient du café, du maïs grillé et des bezer, différentes graines que les habitants allaient ensuite picorer sur un banc ou directement sur la plage, en contemplant l’horizon où se dessinait un ailleurs qui leur était interdit.


Ces dernières années, plusieurs restaurants chics avaient ouvert sur la côte, les cafés étaient bondés. Dès l’arrivée des beaux jours, les salles de réception et hôtels sur la corniche étaient pleins : on y célébrait les mariages et les cérémonies des diplômes pour les étudiants.
Après cinq mois de guerre, le front de mer a été presque entièrement rasé par les bombes et les bulldozers israéliens. Le port de pêche a été pulvérisé, la mosquée qui le dominait réduite à un tas de gravats. Sur les photos qui parviennent de Gaza, l’élégante quatre-voies Al-Rachid, le long de la côte, avec ses palmiers et ses trottoirs peints de rayures noires et blanches, n’est plus qu’une large allée de terre labourée, bordée de silhouettes d’immeubles gris éventrés.


« Gaza a perdu son visage familier. C’est comme si je ne connaissais plus cet endroit, que je n’y avais jamais vécu avant. Rien ne ressemble plus à ce qu’était Gaza ; tout n’est plus que décombres et tombes anonymes », écrivait sur le réseau social X, le 8 mars dernier, l’un des rares journalistes encore dans le nord de l’enclave, Hossam Shabat.
S’appuyant sur des sources ouvertes et les images des satellites de l’Agence spatiale européenne, des chercheurs de l’association Decentralized Damage Mapping Group estimaient que, au 9 mars, « 54,8 % des bâtiments dans la bande de Gaza étaient probablement endommagés ou détruits ». Le gouvernorat de la ville de Gaza, le plus touché, a été anéanti presque aux trois quarts (73,7 % selon ses estimations).
Une dévastation à la hauteur du bilan humain, effroyable : plus de 31 700 Palestiniens dont 13 500 enfants ont été tués dans l’enclave depuis le 7 octobre, selon les chiffres du ministère de la santé local. Des milliers de corps sont encore prisonniers des décombres, et on compte plus de 70 000 blessés selon les autorités palestiniennes. Fin janvier, la Conférence des Nations unies sur le commerce et le développement (Cnuced) estimait que la bande de Gaza était « désormais rendue quasiment inhabitable ». Elle chiffrait la reconstruction de l’enclave à « plusieurs dizaines de milliards de dollars ».


La maison de Yasmin Matar, dans le centre-ville de Gaza, s’est en grande partie écroulée, début décembre, quand les trois bâtiments autour ont été bombardés. L’enseignante de français de 25 ans avait fui quelques semaines auparavant, alors que les chars encerclaient le quartier, emportant toute sa vie dans un petit sac à dos.
« Beaucoup de mes voisins ont été tués, raconte la jeune Palestinienne arrivée en France il y a trois semaines après que le consulat français a coordonné sa sortie de Gaza. Chaque détail de ma maison me manque : ma chambre, mon lit. Il n’y aura plus rien quand on reviendra, une fois la guerre terminée. Je n’y réfléchis pas sinon je deviens folle. Presque tout mon quartier est totalement détruit. »


Yasmin n’a pour l’instant constaté ces destructions qu’à travers des photos envoyées par des connaissances, à distance. Les pertes matérielles se mêlent aux deuils d’êtres chers. « Quand j’y retournerai, je ne sais pas ce que je ressentirai. On n’a pas seulement perdu des lieux, on a perdu des souvenirs et ceux avec qui on les avait bâtis. »
Trois de ses collègues de l’Institut français sont morts, dont son mentor, Rami Fayyad, mort faute d’avoir eu accès à un traitement médical dans l’enclave assiégée par Israël. « C’était le meilleur professeur de français. Je voulais devenir comme lui », se souvient-elle.


L’artiste Heba Zaqout, tuée le 13 octobre, l’actrice Inas Saqqa, emportée dans un bombardement le 31 octobre, le chercheur en physique et mathématiques appliquées Sufyan Tayeh, président de l’université islamique de Gaza, mort le 2 décembre sous les bombes… Les massacres ont anéanti toute une élite culturelle et intellectuelle qui faisait rayonner l’enclave malgré les restrictions et le manque d’échanges avec l’étranger. « La société gazaouie en sera gravement impactée », pense Yasmin.
L’une de ces figures les plus célèbres, le poète et écrivain Refaat Alareer, qui a enseigné l’anglais et la littérature anglo-saxonne à toute une génération à Gaza, avait reçu des menaces avant que la maison où il s’était réfugié ne soit bombardée le 6 décembre 2023, affirment ses amis.
Les Israéliens « semblent vouloir tuer les intellectuels ou les contraindre à partir afin que Gaza ne puisse pas se reconstruire », juge l’une de ses proches, Pam Bailey. En 2015, la journaliste américaine a créé avec deux Gazaouis, Ramy Abdu et Ahmed Naouq, le collectif « We Are Not Numbers » (Wann), qui publie des textes en anglais de jeunes auteurs de l’enclave pour offrir une autre perspective sur Gaza. Refaat Alareer les avait épaulés dès le début de l’aventure.

41 sites culturels endommagés selon l’Unesco


Près d’une centaine de professeurs d’université et plus de 4 300 étudiants ont été tués depuis le 7 octobre à Gaza. Le système scolaire, comme le reste des services de l’enclave, s’est depuis longtemps effondré. Les écoles, quand elles n’ont pas été endommagées, servent d’abris aux déplacés. Toutes les universités de Gaza ont été en partie ou totalement détruites, parfois après avoir été investies par l’armée israélienne pour des activités militaires.
Le 17 janvier, une vidéo, apparemment tournée par un drone, montrait l’implosion de l’université Al-Israa, dans le centre de l’enclave. Le soldat israélien qui a mené l’opération a depuis été réprimandé, non pas pour avoir dynamité la fac mais pour l’avoir fait sans l’autorisation de sa hiérarchie.


Les bombes ont aussi réduit à néant des pans entiers de l’histoire de Gaza. Début mars, l’Unesco recensait au moins 41 sites endommagés, dont la grande mosquée Al-Omari, la première de l’enclave, construite au VIIe siècle, d’ordinaire bondée pendant le ramadan, ou le hammam Al-Sammara, dans la vieille ville de Gaza, le seul bain public encore en service avant la guerre.


« Israël vise à effacer l’identité culturelle et ethnique et l’éducation de Gaza, en détruisant tous les lieux possibles qui rappellent à ses habitants ce qu’est Gaza », accuse Maram Faraj, qui, comme Yasmin Matar, fait partie du collectif Wann. La jeune femme de 26 ans survit sous une tente à Rafah ; sa maison a été bombardée la première semaine de la guerre et elle n’a plus de nouvelles de certains hommes de sa famille, arrêtés par Israël.


Elle en perd les mots, écrit-elle depuis l’enclave toujours fermée aux journalistes étrangers : « J’ai l’impression de vivre un cauchemar : tout ce qui arrive n’est pas réel. Il n’y a pas d’avenir. Aujourd’hui, Gaza est devenue le cimetière du peuple, de ses rêves et ambitions. »
Depuis la Cisjordanie, Ahmed El Farra tente avec ses collègues d’estimer l’ampleur des destructions au fil de l’avancée des opérations militaires, grâce aux images satellites. Le responsable de programmes de l’Unido, agence onusienne qui appuie le développement industriel, veut être prêt pour le jour d’après. La route sera longue, dit-il dans un sourire triste : rien que déblayer les gravats prendra cent cinquante mois, selon ses estimations.


Avant la guerre, l’Unido travaillait à la croissance de différents secteurs de l’économie gazaouie, notamment le textile et les énergies renouvelables, pour pallier le manque d’électricité – le strict blocus israélien, imposé depuis 2007, entravait alors déjà largement le potentiel économique de Gaza.
Aujourd’hui, souligne Ahmed El Farra, « aucun des secteurs n’a été épargné par les destructions, tout était une cible ». La population gazaouie, déplacée souvent plusieurs fois, n’a pas accès aux biens de première nécessité, à commencer par l’eau potable. « Les principales infrastructures ont été ciblées et détruites dans différentes villes, poursuit le fonctionnaire de l’ONU. Les gens sont épuisés. »
Les habitations privées sont également prises pour cible. Dans le nord de l’enclave, des Gazaouis ont rapporté que les soldats israéliens avaient mis le feu à certains immeubles en procédant à des arrestations en masse de ceux qui y logeaient. Parfois, les militaires filment eux-mêmes les destructions.


Début décembre, ils ont par exemple fait exploser une rangée d’immeubles dans le complexe résidentiel Hamad, construit il y a quelques années grâce au Qatar à Khan Younès, dans le sud de l’enclave. Les bâtiments se sont effondrés, les uns après les autres, dans d’immenses panaches de fumée noire. Les troupes israéliennes y ont ensuite mené une opération terrestre ces dernières semaines. Elles se sont retirées mi-mars, laissant un champ de ruines derrière elles.
« La destruction massive de biens, non justifiée par des nécessités militaires et effectuée de façon illicite et arbitraire, constitue une infraction grave à la quatrième Convention de Genève et un crime de guerre, rappelait le 8 mars Volker Türk, le haut-commissaire des Nations unies aux droits de l’homme, dans un discours à Genève. Israël n’a pas fourni de raisons convaincantes pour justifier une destruction aussi importante des infrastructures civiles. »

Urbicide


Plusieurs responsables israéliens ont publiquement appelé à raser Gaza. Le ministre du patrimoine, le suprémaciste juif Amichai Eliyahu, envisageait un mois après le début de la guerre l’option de larguer une bombe atomique sur la bande côtière palestinienne – il a été suspendu du gouvernement pour ces propos. Physiquement, sur le terrain, l’armée israélienne efface déjà des quartiers entiers ; Beit Hanoun, tout au nord, est ainsi pratiquement complètement anéantie.


« Mais ce qui est en jeu va bien au-delà », analyse Bruce Stanley, professeur émérite de relations internationales à l’université américaine de Richmond, à Londres. Le chercheur affirme qu’Israël commet un urbicide dans l’enclave. « L’urbicide est l’acte délibéré de détruire, raser tout ce qui permet de vivre en tant qu’être humain. Regardez ce qui se passe à Gaza : combien d’éléments essentiels de ce qu’il nous faut pour être humains ont été anéantis ? L’éducation, le sommeil, l’accès aux toilettes… Le génocide a une dimension biologique là où l’urbicide touche au contexte social et spatial de nos vies », explique-t-il.


Le général israélien Giora Eiland, ex-chef du conseil israélien à la sécurité nationale, tentait déjà d’avancer cette stratégie mi-octobre dans les colonnes du journal Yediot Aharonot. Selon lui, Israël devait répondre aux attaques du 7 octobre soit par une opération terrestre, soit en créant, via une crise humanitaire, « des conditions qui fassent que la vie à Gaza devienne impossible ».
Ces propos, couplés à ceux d’autres responsables, notamment des ministres, qui tentent de populariser l’idée d’une « émigration volontaire » des Palestiniens hors de Gaza, font écho à la politique d’expulsion qui a fondé l’État d’Israël en 1948, lors de la Nakba, l’exode forcé de quelque 750 000 Palestiniens.


À l’époque, plus de 500 villages ont été détruits, onze villes et quartiers ont été vidés de leurs habitants – leurs ruines sont aujourd’hui dissimulées et, dans bien des cas, des villes israéliennes ont été reconstruites à la place. Gaza est un symbole : elle est la plus grande ville palestinienne. « C’est un lieu de résilience, une cité rebelle. Pour les Israéliens, elle représente tout ce qui les gêne, l’échec à mener à bien le projet de s’emparer de la Palestine. Gaza était un résidu de ce projet depuis soixante-quinze ans, ils affirment aujourd’hui vouloir terminer le processus », analyse Bruce Stanley.


« L’urbicide peut être lent ou violent. L’ubicide lent est ce que les Israéliens mettaient en œuvre à Gaza en l’enfermant depuis 2007. Ce qui se passe à Hébron est similaire : ils ont étouffé la ville et la capacité d’y mener une vie, tout comme dans le camp de réfugiés de Jénine », poursuit le chercheur qui souligne la « logique coloniale » derrière le projet israélien. « Il s’agit de contrôler et de dominer », comme Bachar al-Assad le fit en Syrie ou les marines américains à Falloujah, en Irak, précise-t-il.


La destruction de Gaza s’inscrit dans un Moyen-Orient marqué par « la plus longue histoire urbaine et la plus longue histoire d’urbicides », souligne Bruce Stanley, rappelant notamment le saccage de Bagdad par le dirigeant turco-mongol Tamerlan en 1401, lors duquel quelque 25 000 habitants ont été tués. « Les conquérants font cela : ils détruisent les villes et avec elles le sens de l’existence humaine. Puis ils imposent leur propre projet dénaturé. »

« Dégager une zone de sécurité »


Israël est déjà en train de remodeler Gaza. Les bulldozers de l’armée tracent des marques qui deviendront probablement des faits accomplis. Ils ont ainsi rallongé une route au centre de l’enclave, la coupant en deux sur sa largeur – de la mer au kibboutz de Be’eri, l’un de ceux attaqués par les hommes du Hamas le 7 octobre.
Cette « route opérationnelle », baptisée « corridor de Netzanim », va permettre le passage des troupes afin de contrôler la zone, a fait savoir l’armée israélienne. Elle coupe l’enclave en deux entre le nord et le sud, fragmentant la bande de Gaza à l’image des îlots palestiniens en Cisjordanie occupée où les soldats israéliens contrôlent et limitent les déplacements des Palestiniens.


Dans une interview accordée à la chaîne israélienne 14, le commandant israélien responsable des travaux expliquait construire une zone tampon tout autour du corridor de Netzanim en détruisant les bâtiments alentours avec « un grand nombre de mines et d’explosifs ». Un hôpital à proximité a ainsi été en partie démoli.


Par ailleurs, l’agence de presse américaine AP révélait début février que l’ampleur des destructions au nord et à l’est de l’enclave suggérait qu’Israël était en train de créer une zone tampon large d’un kilomètre dans la bande de Gaza, tout le long de son territoire. L’armée n’a pas confirmé officiellement mais fin février, les autorités israéliennes ont indiqué que le projet était en cours.
L’ONG israélienne B’Tselem rapportait de son côté des paroles de soldats, l’un d’eux décrivant qu’il était chargé de « tout raser » et des réservistes confirmant des destructions pour « dégager une zone de sécurité ». « Les démolitions effectuées par Israël dans ce but sont illégales et constituent un crime de guerre », jugeait l’ONG le 21 février.


Israël lorgne également sur le corridor de Philadelphie, une route de 13 kilomètres dans la bande de Gaza qui longe la frontière avec l’Égypte, suscitant l’inquiétude du Caire. L’armée israélienne pense ainsi pouvoir contrôler l’arrivée d’armes pour le Hamas depuis des tunnels qui relient l’enclave au Sinaï. Mais les accords de Camp David, qui ont scellé la paix entre les deux pays, affirment qu’aucun armement lourd ne doit être déployé dans cette zone.


Qu’adviendra-t-il de Gaza ainsi détruite et défigurée ? Israël aborde peu l’après, laissant certains de ses responsables évoquer une recolonisation de l’enclave, et maintenant le flou.
Le plan révélé le 22 février par le premier ministre Benyamin Nétanyahou prévoit le maintien des troupes israéliennes qui conserveront « une liberté d’action dans toutes les parties de la bande de Gaza, indéfiniment, afin d’empêcher le renouveau du terrorisme ». Le projet israélien entend confier la gestion des affaires courantes de l’enclave à des « fonctionnaires locaux ayant une expérience administrative », écartant l’Autorité palestinienne – et bien sûr, le Hamas.


Ces dernières semaines, Israël organise un vide institutionnel, œuvrant notamment à la marginalisation de l’UNRWA, l’agence onusienne pour les réfugiés palestiniens, qui, par son rôle de quasi-appareil gouvernemental à Gaza, avait pris en grande partie le relais de l’administration du Hamas auprès des civils au début de la guerre. Alors que la famine causée par le siège étrangle l’enclave, la victoire d’Israël, faute d’avoir terrassé le Hamas est d’imposer, peu à peu, une gestion uniquement humanitaire des Gazaouis.

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