A Gaza, d’immenses besoins en santé féminine
Par Laure Stephan
Le Monde du 11 juin 2024
Gynécologue jordanienne, Acil Jallad a soigné à Gaza des femmes souffrant d’hémorragies, d’infections, ou sans suivi médical de leur grossesse.
Révoltée, comme ses compatriotes jordaniens, par la brutalité des opérations menées par l’armée israélienne dans la bande de Gaza, depuis l’attaque sanglante du Hamas du 7 octobre 2023, Acid Jallad, gynécologue de 40 ans, a refusé de rester impuissante : en mars-avril, elle est partie un mois dans l’enclave palestinienne, soigner les femmes et faire naître les bébés.
Depuis son retour à Amman, les souvenirs ne l’ont pas quittée : « Le bruit incessant des drones, les bombardements au loin, la puanteur des poubelles qui ne sont plus ramassées, les routes détruites où des enfants marchent pieds nus. » Une autre impression l’accompagne : « la résilience des Gazaouis ». « Les femmes expriment leur épuisement face au conflit. Mais elles se projettent dans le futur, évoquent leurs projets quand la guerre se terminera. »
Moins visibles que les blessures provoquées par les frappes, les besoins en santé féminine « sont immenses », dit-elle. « Des femmes souffraient d’hémorragies, et il a fallu leur retirer l’utérus dans certains cas, acte qui aurait pu être évité dans un autre contexte ; d’autres avaient des infections que nous ne pouvions pas toujours diagnostiquer, faute de tests disponibles. Des femmes enceintes de plusieurs mois n’avaient passé aucune échographie, en raison du conflit et des déplacements à répétition », explique la praticienne, qui a officié à l’hôpital de campagne tenu par l’ONG américaine International Medical Corps, dans la zone dite « humanitaire » d’Al-Mawasi, en bord de mer, à l’ouest de Rafah.
C’était peu avant l’invasion israélienne, le 6 mai, de cette ville située à la frontière avec l’Egypte, vers laquelle les civils avaient été pressés de se masser, croyant y trouver refuge, avant de devoir fuir à nouveau.
Acil Jallad a maintenu le contact avec des Gazaouis : « Il faut parfois plusieurs jours pour avoir des nouvelles, par message. » Lorsqu’elle était présente, une dizaine d’accouchements étaient pratiqués chaque jour. « Ceux par voie basse se font sans analgésiques. Pour conjurer la douleur, pendant le travail, des femmes prient, pour leurs morts, pour les membres de leurs familles dispersées dans l’enclave. »
« Il n’y a pas de repos possible »
Les conseils habituels donnés aux femmes enceintes, comme avoir une alimentation variée et saine, sont incongrus : « Les gens survivent depuis des mois en mangeant des conserves et sans eau pure… Les femmes qui ont déjà des enfants les nourrissent en priorité. Les anémies sont courantes. Il n’y a pas de repos possible, après l’accouchement, de retour dans une tente partagée avec la famille élargie ou dans un abri en dur bondé. »
Deux Gazaouis l’ont particulièrement émue : une jeune fille de 17 ans venue accoucher, « enceinte alors qu’elle n’était encore qu’une enfant et déjà veuve à cause de la guerre. Cette mère seule avec son bébé retournait dans sa famille. Pourtant, elle était déterminée, disait : “J’y arriverai, j’élèverai mon fils, et je lui parlerai de son père” ». Et Youssef, un garçon de 11 ans, parmi les enfants avec qui elle passait du temps le soir : « Il a été blessé à deux reprises, chez lui, puis dans l’hôpital où il était soigné. Amputé d’une jambe, il avait besoin de soins chirurgicaux, mais s’y refusait, tétanisé par la peur. » La gynécologue a participé à l’apaiser.
A Amman, Acil Jallad a retrouvé sa clinique, où pratiquent aussi sa mère et sa sœur. Issue d’une famille originaire de Cisjordanie, elle ne s’était jamais rendue dans un territoire palestinien avant Gaza. Partout, dans son bureau, des symboles de la Palestine et des photos de ses deux jeunes garçons sont présents. « C’est aussi pour eux que je suis allée à Gaza. Nous éduquons nos enfants en leur disant d’être bons avec autrui, de rendre le monde meilleur. C’était l’occasion de donner l’exemple, de leur montrer qu’on peut dompter sa peur. » Elle s’est promis de retourner soigner les femmes de Gaza.