Exclusion de la Palestine du marché de la poésie : une lâche décision

Publié le 8 juin 2024 par FSC

SOURCE : Télérama

Le Marché de la poésie déprogramme la Palestine : une décision incompréhensible pour les auteurs

Entre poésie et politique, les organisateurs ont choisi : les artistes palestiniens ne sont plus invités à la manifestation parisienne en 2025. Un revirement qui passe mal et suscite de vives réactions, tant en France qu’à l’étranger.

L’édition 2024 du Marché de la poésie se tiendra place Saint-Sulpice du 19 au 23 juin prochains. Photo Eric Broncard/Hans Lucas

Par Pauline Gabinari

Publié le 05 juin 2024 à 18h34

Ses organisateurs souhaitaient que le Marché de la poésie ne se transforme pas en « scène politique ». Il en sera autrement. Le plus grand rassemblement consacré au genre en France, qui se tient chaque année place Saint-Sulpice à Paris, a annoncé, jeudi 30 mai, qu’il n’accueillerait pas la Palestine en tant qu’invité d’honneur pour sa 42ᵉ édition, en 2025, comme il était prévu. En cause, selon les organisateurs, l’impossibilité de réaliser des rencontres entre poètes israéliens et palestiniens et les difficultés financières de la Palestine qui ne lui permettraient pas de payer le voyage de ses auteurs. « Nous sommes absolument navrés de cet état de fait, mais la situation internationale ne se prête nullement à des perspectives positives », conclut la lettre annonçant le report sine die de l’invitation.

Un choix qui avait pourtant été officialisé en 2022 entre les programmateurs du Marché de la poésie et Abdellatif Laâbi. Figure culturelle majeure du Maghreb, le poète marocain a coordonné et traduit une anthologie consacrée aux poètes palestiniens (1) qui devait être le cœur des festivités accompagnant cette mise à l’honneur. « J’ai été informé par courrier et n’ai eu aucune autre explication, regrette l’écrivain de 82 ans. Cette position brutale est politique, c’est un sale coup pour les poètes palestiniens. » De leur côté, les responsables du Marché de la poésie se défendent : « Il n’a jamais été question d’annuler la culture palestinienne. Il s’agit d’un report. Nous proposons d’ailleurs à Abdellatif Laâbi de nous rencontrer en septembre pour en parler à nouveau », explique l’un des organisateurs, Vincent Gimeno-Pons. Avant de préciser : « Vu la situation actuelle, on n’aurait aucune écoute attentive de cette poésie en 2025. Tout ce qu’on entendrait, ce serait les manifestations des uns et des autres pour protester contre la guerre, contre la politique israélienne… » « On ne peut pas s’engager comme si le monde en guerre n’existait pas. Il faut qu’on reste attentif aux meilleures conditions possibles d’un accueil des poètes palestiniens », ajoute Yves Boudier, président de l’association organisatrice du festival.

Une position peu audible pour Abdellatif Laâbi, qui a réuni en quelques jours plus de cent cinquante soutiens d’hommes et femmes de lettres, dont l’écrivain Tahar Ben Jelloun, le poète Francis Combes, le philosophe Philippe Tancelin ou encore l’artiste Julien Blaine. À l’international, les réactions sont vives. Le journal The Independent Arabia a consacré un long article dont le titre pourrait être traduit par « Le Marché de la poésie mondiale à Paris exile les poèmes palestiniens » et la maison d’édition marocaine En toutes lettres a annoncé son désaccord avec la décision. « Dans la culture arabe, la poésie est considérée comme un art premier. Je crois que nos amis du Marché de la poésie n’ont pas évalué ces choses-là », explique Abdellatif Laâbi.

Résident en France, le poète palestinien Tarik Hamdan se dit profondément triste d’une telle décision. Dans une lettre adressée aux programmateurs du rassemblement, il écrit : « Les organisateurs du Marché de la poésie participent à la marginalisation des voix des artistes palestiniens sur la scène poétique française en faisant le choix malheureux – et politique – de préserver leur image plutôt que celui de la poésie comme vecteur de critique sociale, de réflexion profonde et d’expression libre et diverse sur les valeurs humaines. »

En France aussi, les réactions se multiplient. Tandis qu’une tribune a été publiée dans Libération, de nombreuses personnalités comme la poétesse Rim Battal ou le collectif Mange tes mots appellent au boycott de l’événement. « Je vis cette décision comme une sorte de trahison car je n’arrive pas à en comprendre les raisons. Nous avons sous les yeux un massacre. Comment restituer l’humanité des Palestiniens si on décide de les silencier ?

À quel moment reconduire notre empathie si on ne peut même pas les entendre dans la poésie ? », s’insurge Rim Battal. Habituée du festival depuis 2015, elle n’y sera pas présente cette année. Même si la majorité des éditeurs se sont déjà engagés financièrement dans l’édition 2024, qui se tiendra place Saint-Sulpice du 19 au 23 juin prochains, certains, telle la délégation québécoise, envisagent d’annuler leur participation. Un contre-festival, monté par plusieurs collectifs, commence à s’organiser en parallèle, prévoyant d’inviter en 2025 les poètes et poétesses palestiniens. Des revendications qui se feront entendre dès cette année place Saint-Sulpice, où un drapeau palestinien sera levé et des poèmes lus en guise de protestation.

(1) Anthologie de la poésie palestinienne d’aujourd’hui, textes choisis et traduits de l’arabe par Abdellatif Laâbi, éd. Points.