A Gaza, la fuite perpétuelle des civils sous les bombes

Publié le par FSC

Par Louis Imbert et Madjid Zerrouky
Le Monde du 11 juillet 2024

Évacuation après un bombardement dans la vieille ville de Gaza, le 4 juillet 2024. OMAR AL-QATTAA / AFP

 

L’armée israélienne multiplie les ordres d’évacuation, contraignant les deux millions d’habitants de l’enclave palestinienne à vivre dans le chaos et l’incertitude.


En neuf mois de guerre dans la bande de Gaza, Mohamed Salam avait toujours refusé de quitter sa ville mais, depuis mercredi 10 juillet, il doute, il a peur. Au petit matin, l’armée israélienne a largué des tracts sur toute la métropole de Gaza. M. Salam en a photographié un exemplaire sur sa terrasse, qu’il a transmis au Monde, interdit par Israël d’accéder à l’enclave palestinienne, comme tous les médias internationaux.
Le tract, signé de l’armée israélienne, ordonne aux « présents » à Gaza – et non plus aux « habitants », comme par le passé – d’évacuer la cité et de se diriger vers le sud. « Des passages ouverts vous permettent de passer rapidement et sans fouille », promet l’armée, avant de menacer : « La ville de Gaza va rester une zone de combats dangereuse. »


« Nous vivons sous tension depuis dix jours, raconte Mohamed Salam par téléphone. Les chars de l’armée sont dans le quartier de Chadjaya, à 1 kilomètre de chez moi. Il est possible qu’ils viennent vers nous à tout moment. Le Nord, le Sud… Il n’y a aucun endroit sûr où aller », estime-t-il. Dans son quartier, des familles ont décidé de fuir. D’autres préfèrent rester et s’abandonner à la loterie meurtrière des bombardements israéliens, la marque distinctive de cette guerre qui a fait plus de trente-huit mille morts depuis octobre 2023, selon le ministère de la santé gazaoui.


« C’est comme si la guerre avait recommencé, comme si c’était le premier jour. Des ceintures de feu embrasent toute la ville et les explosions secouent Gaza. Les obus tombent presque sans interruption, les drones quadricoptères et les hélicoptères tirent », témoignait, dès le 7 juillet, sur son compte Instagram, le photographe Omar El Qattaa, décrivant cette nouvelle offensive.

Multiplication des ordres d’évacuation


C’est la deuxième fois que l’armée ordonne l’évacuation de la grande cité côtière palestinienne, depuis un premier ordre délivré le 13 octobre 2023, six jours après l’attaque menée par le Hamas dans le sud d’Israël. En trois mois, un million de personnes avaient déserté la moitié nord de l’enclave. Plus de trois cent mille sont toutefois demeurées dans la ville largement détruite, selon une estimation du Programme alimentaire mondial (PAM). Ce sont les plus pauvres et ceux qui peinent à se déplacer. Certains veillent sur des parents âgés. D’autres refusent de se soumettre à l’exode sans fin imposé par les ordres d’évacuation que l’armée multiplie ces dernières semaines, partout dans l’enclave. « Nous imposons une pression militaire sous différentes formes [à travers la bande de Gaza] », expliquait, le 9 juillet, le chef d’état-major, Herzi Halevi, à des officiers de la 99e division déployés dans la ville.


Tandis que l’armée achève le ratissage de Rafah – dernière ville de l’enclave côtière à avoir été conquise, le 6 mai –, partout ailleurs, la « troisième phase » de la guerre se poursuit, faite de raids contre les commandos et les structures du mouvement islamiste palestinien, qui se reforment dans des zones déjà envahies, pour certaines, à quatre reprises. L’armée prévoit d’étaler cette phase sur un an, quel que soit le résultat des négociations qui ont repris au Qatar, en vue d’un hypothétique cessez-le-feu, d’un désengagement partiel et temporaire de l’armée et d’une libération d’otages du Hamas.


Pour deux millions de Gazaouis, ces plans dessinent une vie en mouvement incessant. « Un même modèle se répète : on force les gens à chercher un abri de nouveau, et ils n’en trouvent pas parce qu’il n’y a pas de refuge sûr à Gaza. Neuf personnes sur dix ont été contraintes de fuir, certaines déjà près de dix fois, » résume Juliette Touma, porte-parole de l’UNRWA, la principale agence d’aide des Nations unies à Gaza.

« La faim est en train de nous tuer »


« Dans le Sud, nous finirons dans des tentes, sans eau, ni cuisine ou salle de bains, privés de tout ce qui aide à vivre, craint Mohamed Salam, dans sa maison de la ville de Gaza. Partir est également douloureux. Mais c’est devenu vraiment insupportable, ici. » Chez lui, l’homme recueille les chats du quartier, affamés et assoiffés. Un temps, il a partagé avec eux du yaourt et les restes de ses maigres repas. Aujourd’hui, il émiette pour eux du pain, mélangé à ce qu’il reste d’un stock de friandises pour animaux. « Les humains non plus n’ont plus rien à manger. C’est la faim qui est en train de nous tuer, raconte-t-il. Quand nous avons de la chance de trouver quelque chose au marché noir, c’est à des prix fous et personne ne peut se le permettre. »


Depuis la relance des opérations israéliennes, aucun convoi de nourriture n’est entré dans la cité assiégée. En juin, le PAM avait obtenu d’Israël l’autorisation de faire passer quelques centaines de camions d’aide, par un nouveau point de passage aménagé près de la côte, à la frontière nord de l’enclave. De la farine et des conserves étaient réapparues sur les marchés improvisés de la ville, où l’on ne trouve plus de viande de longue date, mais encore quelques légumes produits dans les jardins, qui se vendent à prix d’or.


Pressés par la faim, des Gazaouis envisagent de partir, mais ils craignent de prendre la route. « Les bombardements sont tout proches, on les entend nuit et jour, mais il n’y a pas de route sûre pour partir », estime le journaliste Abdelghani Al-Shami, joint par téléphone. Le 9 juillet, il a fui son foyer pour la troisième fois depuis le début de la guerre, pour se réfugier chez un parent dans un quartier voisin de Gaza, avec son épouse et leurs six enfants. « Des chars avançaient dans l’ouest de la ville, nous nous sommes mis à l’abri mais nous avons peur de quitter Gaza. »


L’armée a délivré ses derniers ordres d’évacuation dans une grande confusion. Le 8 juillet, elle en a publié deux consécutifs. Dans le centre-ville, des déplacés qui venaient d’arriver de la grande banlieue de Chadjaya, où l’armée se redéploie depuis fin juin, ont eu la surprise de voir leurs abris de fortune, parmi les ruines et les déchets, classés à leur tour en zone rouge par l’armée.

Arrêtés aux points de contrôle


Des ONG qui y planifiaient la distribution de nourriture ont plié bagage dans la précipitation, relate Andrea De Domenico, le patron du Bureau de la coordination des affaires humanitaires des Nations unies. « Des gens ont fui n’importe où, dans toutes les directions. Certains se sont rendus vers le sud, depuis la route qui borde la mer, et se sont fait tirer dessus au point de contrôle israélien. Il y a eu deux blessés. L’armée avait pourtant recommandé aux gens d’aller là-bas », déplore cet humanitaire.


Les soldats surnomment ces points de contrôle « les siphons » et craignent d’y servir : c’est le seul endroit à Gaza où ils voient des Palestiniens et peuvent observer leur détresse. L’armée en a aménagé deux, sur une route militarisée qui fend l’enclave en son milieu. Elle y a installé, dans des bâtiments rudimentaires de ciment, un système de reconnaissance biométrique : des caméras devant lesquelles chacun, même les employés de l’ONU, doit présenter son visage. Ces derniers mois, des Palestiniens y ont été arrêtés, séparés du reste de leur famille, et leurs biens y ont été parfois confisqués.


Pour les Gazaouis, franchir ce « corridor » militarisé, c’est prendre le risque de ne jamais revenir dans leur ville : nul n’est autorisé à repasser du sud vers le nord. Quatre bases militaires bornent ces 7 kilomètres de route asphaltée, sur l’ancien axe qui donnait accès à la colonie juive Netzarim, évacuée en 2005 avec toutes les autres implantations israéliennes de Gaza. L’extrême droite religieuse israélienne milite pour faire de ces bases la matrice de nouvelles colonies. Le quotidien Haaretz a documenté comment des soldats, des officiers et des rabbins y amènent des reliques des anciennes implantations. Ils y organisent des cérémonies religieuses, tandis que la hiérarchie laisse faire.

« Les gens demeurent solidaires »
De l’autre côté de cette barrière, un collaborateur du Monde, qui tient à demeurer anonyme par souci de sécurité, a constaté mercredi un flot nourri de déplacés, après des semaines durant lesquelles les passages vers le sud s’étaient largement taris. « Ils arrivent épuisés, ils demandent de l’eau, de l’aide et l’obtiennent : les gens demeurent solidaires, raconte ce journaliste gazaoui. La majorité sont des femmes. J’en ai vu arriver apeurées, le visage jauni. Des volontaires et de petits entrepreneurs viennent jusqu’au Wadi Gaza [la rivière qui s’étend au milieu de l’enclave], pour les convoyer plus au sud, en voiture ou en chariots tirés par des ânes. »


Ces déplacés font un premier arrêt au camp de réfugiés de Nousseirat. Ceux qui n’ont pas de famille pour les guider vers un abri cherchent une place temporaire dans les écoles de l’ONU. L’une de ces écoles, près de Khan Younès, a été bombardée le 9 juillet. La frappe, survenue alors que des jeunes disputaient une partie de football dans la cour de récréation, a causé la mort de vingt-neuf personnes.


Dans ce Sud où se massent près de 1,7 million de Gazaouis, l’armée a également multiplié les ordres d’évacuation ces dernières semaines. A partir du 1er juillet, elle a classé en rouge les régions orientales de Khan Younès, Rafah et Deir Al-Balah. C’est l’une des zones d’opération les plus vastes décrétées depuis le début de la guerre, couvrant environ 23 % de la superficie de l’enclave, selon l’ONU.


Quelque deux cent mille personnes en ont fui, notamment des abords de l’hôpital européen de Rafah. Cette institution, comme une dizaine d’autres ces dernières semaines, a été désertée en quelques heures par les médecins et les patients effrayés. L’hôpital a subi des tentatives de pillage, de la part des voleurs qui pullulent dans les zones évacuées et qui ne cessent d’indigner les Gazaouis. L’armée n’a pas mené, depuis lors, d’opérations d’envergure dans la région, mais des raids aériens et des tirs de drones.
 

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