Comment les États-Unis mènent la bataille culturelle pour gagner les cœurs et les esprits
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Des universités et des intellectuels soutenus pour promouvoir des théories farfelues qui ne remettent pas en cause le pouvoir de la classe dirigeante. Des films hollywoodiens et des émissions de télévision financées pour donner une bonne image des guerres US. Des médias infiltrés par des agents de la CIA pour faire passer certaines informations et en sucrer d’autres… Depuis longtemps, les États-Unis ont compris que la guerre pour asseoir leur hégémonie ne se menait pas uniquement avec des avions de chasse. Dans cet entretien passionnant, Gabriel Rockhill, directeur de l'Atelier de Théorie Critique et professeur de philosophie à l'Université Villanova en Pennsylvanie, explique comment les États-Unis mènent une bataille culturelle pour gagner les cœurs et les esprits. Avec tout ce que cela implique sur les fourvoiements de la gauche, l’émergence du wokisme et de l’antiwokisme, la liberté d’expression, la montée du fascisme ou encore la notion de démocratie dans les pays occidentaux. Une analyse brillante. (I'A)
Zhao Dingqi : Pendant la Guerre froide, comment la Central Intelligence Agency (CIA) a-t-elle mené la « guerre froide culturelle » ? Quelles activités le Congrès pour la liberté culturelle de la CIA a-t-il menées ? Quel en a été l’impact ?
Gabriel Rockhill :
La CIA a entrepris, avec d’autres agences d’État et des fondations sponsorisées par les grandes entreprises capitalistes, une guerre froide culturelle aux multiples facettes visant à contenir le communisme – et finalement à le faire reculer et à le détruire. Cette guerre de propagande avait une portée internationale et incluait de nombreux et différents aspects.
Je n’en aborderai que quelques-uns ici. D’emblée, il est important de noter, cependant, que malgré sa portée étendue et les ressources considérables qui lui étaient consacrées, de nombreuses batailles ont été perdues tout au long de cette guerre. Pour ne prendre qu’un exemple récent qui montre comment ce conflit se poursuit encore aujourd’hui, Raúl Antonio Capote a révélé dans son livre de 2015 qu’il a travaillé pendant des années pour la CIA dans ses campagnes de déstabilisation à Cuba ciblant les intellectuels, les écrivains, les artistes et les étudiants. L’agence gouvernementale bien connue sous le nom de « the Company » avait sournoisement recruté le professeur cubain en lui promettant de sales tours. Mais Capote s’en prenait à des maitres-espions sûrs d’eux : c’était un agent double qui travaillait sous couverture pour le renseignement cubain1.Ce n’est qu’un signe parmi tant d’autres que la CIA, malgré ses diverses victoires, mène finalement une guerre difficile à gagner : elle tente d’imposer un ordre mondial hostile à l’écrasante majorité de la population globale.
Une des pièces maitresses de la guerre froide culturelle a été le CCF (Congress for Cultural Freedom – Congrès pour la liberté culturelle), qui s’est révélé en 1966 comme étant une façade de la CIA2. Hugh Wilford a effectué des recherches approfondies sur le sujet, il a décrit le CCF comme l’un des plus grands mécènes de l’art et de la culture de l’histoire du monde3. Créé en 1950, le CCF a promu sur la scène internationale les travaux d’universitaires collaborationnistes tels que Raymond Aron et Hannah Arendt, contre ceux de leurs rivaux marxistes, notamment Jean-Paul Sartre et Simone de Beauvoir. Le CCF possède des bureaux dans trente-cinq pays, mobilise une armée d’environ 280 salariés, publie ou soutient une cinquantaine de revues prestigieuses à travers le monde et organise de nombreuses expositions artistiques et culturelles, ainsi que des concerts et festivals internationaux. Au cours de son existence, il a également organisé ou parrainé quelque 135 conférences et séminaires internationaux, en collaboration avec un minimum de 38 institutions, et publié au moins 170 livres. Son service de presse « Forum Service » a diffusé gratuitement et dans le monde entier les reportages de ses intellectuels vénaux en douze langues, touchant six cents journaux et quelque cinq millions de lecteurs. Ce vaste réseau mondial était ce que son directeur Michael Josselson appelait – dans une expression qui rappelle la mafia – « notre grande famille ». Depuis son siège parisien, le CCF disposait d’une chambre d’écho internationale pour amplifier la voix des intellectuels, artistes et écrivains anticommunistes. En 1966, son budget était de 2.070.500 dollars, ce qui correspond à 19,5 millions de dollars en 2023.
Cependant, la « grande famille » de Josselson n’était qu’une petite partie de ce que Frank Wisner de la CIA appelait son « puissant Wurlitzer » (une marque de pianos électriques et de juke-boxes très à la mode à une certaine époque) : ce juke-box international générait des programmes médiatiques et culturels contrôlés par la Compagnie. Quelques exemples du cadre gargantuesque de cette guerre psychologique : Carl Bernstein a rassemblé de nombreuses preuves pour démontrer qu’au moins une centaine de journalistes américains ont travaillé clandestinement pour la CIA entre 1952 et 19774. À la suite de ces révélations, le New York Times a entrepris une enquête pendant trois mois et a conclu que la CIA « a intégré plus de 800 personnes et organisations du monde de l’information5. » Ces deux reportages ont été publiés dans les cercles de l’establishment des journalistes qui opéraient dans les mêmes réseaux qu’ils analysaient, et il est donc probable que ces estimations soient faibles.
Arthur Hays Sulzberger, directeur du New York Times de 1935 à 1961, a travaillé si étroitement avec l’Agence qu’il a signé un accord de confidentialité (le plus haut niveau de collaboration). La Columbia Broadcasting Company (CBS) de William S. Paley était sans aucun doute le plus grand atout de la CIA dans le domaine de la diffusion audiovisuelle. L’agence de renseignement a travaillé en si étroite collaboration avec cette chaîne qu’elle a installé une ligne téléphonique directe vers le siège de la CIA sans passer par son standard central. Time Inc. de Henry Luce était son collaborateur le plus puissant dans la presse hebdomadaire et mensuelle (cela inclut le Time – où Bernstein travailla plus tard – Life, Fortune, et Sports Illustrated). Luce a accepté d’embaucher des agents et des journalistes de la CIA, une couverture devenue très courante. Comme nous le savons grâce au « Groupe de travail pour une plus grande ouverture de la CIA » mis sur pied par le directeur de la CIA Robert Gates en 1991, ce genre de pratiques s’est poursuivi sans relâche après les révélations mentionnées ci-dessus : « Le bureau des affaires publiques du PAO [Public Affairs Office – de la CIA] entretient désormais des relations avec des journalistes de tous les pays, principaux services de presse, journaux, hebdomadaires d’information et réseaux de télévision du pays. Dans de nombreux cas, nous avons persuadé les journalistes de retarder, de modifier, de retenir ou même d’abandonner leurs reportages 6. »
La CIA a également pris le contrôle de l’American Newspaper Guild et est devenue propriétaire de services de presse qu’elle utilisait comme couverture pour ses agents7. Elle a placé des fonctionnaires dans d’autres services de presse, comme LATIN, Reuters, Associated Press et United Press International. William Schaap, un expert en désinformation gouvernementale, a déclaré que la CIA « possédait ou contrôlait quelque 2.500 entités médiatiques partout dans le monde ». En outre, ses collaborateurs, qui allaient des simples pigistes aux journalistes et rédacteurs en chef les plus en vue, étaient présents dans pratiquement toutes les grandes organisations.8 « Nous avions à tout moment au moins un journal dans chaque capitale étrangère », a déclaré un agent de la CIA au journaliste John Crewson. Par ailleurs, la même source a relaté : « Les organes que l’agence ne possédait pas ou ne subventionnait pas directement étaient infiltrés par des agents rémunérés ou des officiers de carrière qui pouvaient faire imprimer des articles utiles à l’agence et ne pas imprimer ceux qu’elle jugeait nuisibles9». À l’ère du numérique, ce processus s’est poursuivi, bien entendu. Yasha Levine, Alan MacLeod et d’autres universitaires et journalistes ont détaillé l’implication considérable de l’agence US en charge de la sécurité nationale dans les domaines de la grande technologie et des réseaux sociaux. Ils ont démontré, parmi d’autres choses, que des opérateurs majeurs du renseignement occupent des postes clés chez Facebook, X (Twitter), Tik Tok, Reddit, et Google 10.
Par ailleurs, la CIA a profondément infiltré le renseignement professionnel. Lorsque le « Comité Church » a publié son rapport de 1975 sur la communauté du renseignement américain, l’Agence a admis qu’elle était en contact avec « plusieurs milliers » d’ académiciens dans « des centaines d’institutions universitaires » – et aucune réforme depuis ne l’a empêchée de poursuivre ou d’étendre cette pratique, comme le confirme le mémorandum Gates de 1991 mentionné plus haut11. Les Instituts de la Russie de Harvard et de Columbia, comme le Hoover Institute de Stanford et le « Center for International Studies – Centre d’Etudes Internationales » du MIT (Massachussetts Institute of Technology) ont été développés avec le soutien et la supervision directs de la CIA12.
Un chercheur de la « New School of Social Research – Nouvelle École de Recherche sociale » a récemment attiré mon attention sur une série de documents confirmant que l’odieux projet MKULTRA de la CIA menait des recherches dans quarante-quatre collèges et universités (au moins), et nous savons qu’au moins quatorze universités ont participé à la tristement célèbre «Operation Paperclip – Opération Agrafe», qui a fait venir quelque 1600 scientifiques, ingénieurs et techniciens nazis aux États-Unis 13. MKULTRA, pour ceux qui ne le connaissent pas, était l’un des programmes de l’Agence qui s’engageait dans des expériences sadiques de lavage de cerveau et de torture au cours desquelles les sujets ont reçu – sans leur consentement – de fortes doses de drogues psychoactives et d’autres produits chimiques en combinaison avec des électrochocs, de l’hypnose, des privations sensorielles, des abus verbaux et sexuels ainsi que d’autres formes de torture.
La CIA est également profondément impliquée dans le monde de l’art. Par exemple, elle promouvait l’art américain, en particulier l’Expressionnisme abstrait et la scène artistique new-yorkaise, contre le Réalisme socialiste14. Elle a financé des expositions d’art, des représentations musicales et théâtrales, des festivals d’art internationaux et bien plus encore, dans le but de diffuser ce qui était présenté comme l’art libre de l’Occident. L’Agence a travaillé en étroite collaboration avec de grandes institutions artistiques dans ce but. Pour ne prendre qu’un seul exemple révélateur, l’un des principaux officiers de la CIA impliqués dans la guerre froide culturelle, Thomas W. Braden, était le secrétaire exécutif du MoMA (Museum of Modern Arts – Musée d’Art Moderne) avant qu’il rejoigne l’Agence. Nelson Rockfeller a également été président du MoMA. Mais il a aussi été le principal coordinateur des opérations clandestines de renseignement et a permis que le Fonds Rockfeller soit utilisé comme un canal financier par la CIA. Parmi les directeurs du MoMA, on retrouve également René d’Harnoncourt, qui avait travaillé sous les ordres de Nelson Rockefeller dans le bureau d’Amérique latine de l’agence de renseignement. John Hay Whitney du musée éponyme et Julius Fleischmann siégeaient également au conseil d’administration du MoMA. Le premier avait travaillé pour l’organisation qui a précédé la CIA, l’Office of Strategic Services (OSS). Et il avait permis que son organisme de bienfaisance soit utilisé comme canal financier de la CIA. Quant à Fleischmann, il a été président de la Fondation Farfield de la CIA. Notons aussi William S. Paley. Président de CBS, il était l’un des principaux concepteurs des programmes US de guerre psychologique, y compris ceux de la CIA. Paley faisait partie du conseil d’administration du programme international du MoMA. Comme le montre ce réseau de relations, la classe dirigeante capitaliste travaille en étroite collaboration avec la sécurité nationale de l’État américain afin de contrôler étroitement l’appareil culturel.
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