GAZA : des flots de sang !
Gwenaelle Lenoir
Médiapart du 15 juillet 20
Une Palestinienne réagit après le bombardement d’un bâtiment scolaire, Abou Arabane, par l’armée israélienne, au centre de la bande de Gaza, le 14 juillet 2024. © Eyad Baba / AFP |
L’armée israélienne a encore intensifié ses attaques contre la bande de Gaza. Elle affirme avoir visé deux hauts dirigeants du Hamas, dont le chef de la branche armée, Mohammed Deïf. Mais encore une fois, la majorité des victimes sont des civils. Ce qui fragilise les négociations en cours.
Avec un bruit sourd, un énorme champignon de poussière et de sable s’élève dans le ciel tout bleu, des cris d’effroi retentissent. Au premier plan, des tentes, des abris précaires de bric et de broc serrés les uns contre les autres. Des gens s’éloignent précipitamment, d’autres se précipitent vers le nuage.
Les frappes des quatre missiles tirés par l’armée israélienne sur la zone côtière d’Al-Mawasi, au sud de la bande de Gaza, ont été filmées par plusieurs téléphones portables. Les vidéos tournent en boucle sur les réseaux sociaux. Celles-ci comme d’autres, postérieures, qui montrent des hommes de la défense civile, reconnaissables à leur gilet orange fluo, blessés. Ou d’autres, terribles, où l’on voit des débris de tentes et des corps à terre.
La frappe n’était qu’un début. Selon des témoins contactés par Mediapart, l’armée israélienne a déployé tout son arsenal. Pendant une heure et demie. « Elle a mis en place une ceinture de feu autour de la zone qu’elle ciblait », affirme un habitant. Les missiles ont été suivis de roquettes tirées par des drones. Des quadricoptères, ces petits engins sans pilote capables de tirer des balles, déjà signalés lors de cette guerre contre Gaza, sont aussi entrés en action.
« L’attaque s’est déroulée en plusieurs étapes. Elle a commencé à 10 h 30 environ et a duré une heure et demie, affirme Basel Sourani, du Centre palestinien pour les droits de l’homme, basé dans la bande de Gaza. Elle a visé un chalet et la zone autour est très densément peuplée, avec des centaines de tentes et des milliers de déplacés. Quelques minutes après la première attaque, celle des avions F-16 et des missiles, la défense civile s’est précipitée sur la zone. Aussitôt sortis de leurs véhicules, ils ont été touchés par un tir de drone, qui en a tué deux, dont l’adjoint du directeur des pompiers. Ensuite, les quadricoptères tiraient sur tout ce qui bougeait. »
Une heure et demie d’enfer
L’armée israélienne a bombardé une « zone où deux terroristes de haut rang du Hamas et d’autres terroristes s’étaient cachés parmi les civils. Le lieu de l’attaque était une zone ouverte entourée d’arbres, de plusieurs bâtiments et de hangars », affirme-t-elle sur le réseau social X.
Les deux dirigeants du Hamas visés étaient Mohammed Deïf, chef d’Ezzedine Al-Qassam, la branche militaire du Hamas, un des cerveaux présumés des attaques du 7 octobre, et Rafi Salama, à la tête de la brigade Ezzedine Al-Qassam de Khan Younès, une des cinq de la bande de Gaza.
Seule la mort de ce dernier est confirmée par l’armée israélienne dimanche 14 juillet, vingt-quatre heures après les frappes. Mohammed Deïf, affirme le Hamas, se porte bien. De son côté, dans son communiqué, l’armée israélienne assume de bombarder des civils pour éliminer des cibles. De fait, la zone visée ce samedi matin était particulièrement peuplée. Et pour cause : Al-Mawasi, bande de sable côtière, est un des endroits « sûrs » vers lequel l’état-major israélien a enjoint aux gens de se rendre.
Depuis des mois, des déplacé·es de toute la bande de Gaza s’y entassent et les photos « avant/après » publiées sur les réseaux sociaux de l’armée israélienne posent question. Sur la photo « avant », on distingue des bâtiments et des arbres, mais pas une seule tente.
« C’est sans doute une vieille photo datant d’avant cette guerre, car cette zone est maintenant une des plus densément peuplée de toute la bande de Gaza, affirme Basel Sourani. Cet endroit avait été désigné comme une zone humanitaire. » Zamil Khalil a posé sa tente près à 500 mètres de là il y a deux mois et demi. Avant cela, ce père de quatre enfants logeait sa famille sous ce même abri précaire du côté de Rafah, mais il est parti pour des questions de sécurité. Pour la même raison qu’il avait d’abord quitté son domicile d’Al-Mighraga, puis Khan Younès, première étape de son exil intérieur.
« Avant la guerre, l’endroit bombardé par les avions était une zone agricole, avec quelques petites constructions et des arbres. Mais aujourd’hui, les tentes y sont à touche-touche, affirme-t-il, joint par Mediapart. D’ailleurs, beaucoup ont été brûlées ou ensevelies sous le sable et les gravats soulevés par l’impact des missiles. »
Le père de famille de 35 ans ajoute : « De nombreuses victimes sont des femmes et des enfants. Peut-être que des militants se trouvaient là, on ne sait pas qui loge à côté de nous, les déplacés viennent de partout et nous ne nous connaissons pas. Mais de toute façon, même s’il y avait des hommes du Hamas, ça ne justifie pas de viser une zone peuplée de civils. »
Au moins 120 morts et plus de 400 blessés
Parmi les nombreuses réactions internationales, António Guterres, secrétaire général des Nations unies, a souligné que « le droit humanitaire international, y compris les principes de distinction, de proportionnalité et de précaution dans l’attaque, doit être respecté à tout moment ».
Dimanche soir, le bilan annoncé par le ministère de la santé de la bande de Gaza était d’au moins 90 mort·es et 300 blessé·es. De nombreuses personnes sont portées manquantes, ensevelies dans le sable et les gravats.
Le carnage a continué tout le week-end. Samedi, une mosquée a été prise pour cible dans le camp de réfugié·es d’Al-Shati dans la ville de Gaza. Parmi les hommes qui priaient, 20 sont morts. Dans la nuit de samedi à dimanche, des raids israéliens ont encore tués au moins 16 personnes au nord de la bande de Gaza.
Dimanche, c’est une nouvelle école de l’UNRWA, l’agence des Nations unies pour les réfugiés palestiniens, utilisée comme abri par des centaines de personnes, qui a été bombardée à Nousseirat. Le bilan provisoire publié dimanche soir, 17 mort·es et au moins 70 blessé·es, ne dit rien de l’effroi et de l’horreur des scènes relayées par les réseaux sociaux.
Confusion sur les négociations
L’intensification des raids israéliens ces derniers jours sur la bande de Gaza interroge, alors qu’un optimisme prudent émergeait quant à la conclusion d’un accord sur un cessez-le-feu et un échange de prisonniers.
Les négociations ont repris la semaine dernière au Qatar. Le chef du Mossad, David Barnea, s’y est rendu, alors qu’un autre responsable israélien était attendu en Égypte, un autre intermédiaire dans les discussions entre l’État hébreu et le Hamas. Les dirigeants de la CIA se trouvent aussi dans la région.
Les discussions se basent sur le plan présenté par le président américain fin mai. Celui-ci comporte trois étapes. La première, d’une durée de six semaines, prévoit un cessez-le-feu, l’échange de prisonniers palestiniens contre les femmes, personnes âgées et malades israélien·nes retenu·es par le Hamas et les factions palestiniennes, le retrait de l’armée israélienne des zones peuplées de la bande de Gaza et le retour des civils chez eux.
Pendant la deuxième phase, le reste des otages doit être libéré, une fin permanente des hostilités négociée. La troisième, enfin, doit consacrer un cessez-le-feu permanent et le début de la reconstruction de l’enclave palestinienne.
Les États-Unis ont repris l’essentiel de ce plan dans une résolution que le Conseil de sécurité des Nations unies a voté le 10 juin dernier. Un événement salué : pour une fois, personne n’a utilisé son droit de veto. La Russie s’est abstenue.
Les semaines suivantes ont été confuses, le Hamas annonçant son accord, Israël refusant en assurant que le plan présenté n’était pas celui auquel il avait adhéré. Les négociations n’ont pas progressé pour autant, les espoirs des Gazaoui·es ont été douchés, et le carnage s’est poursuivi.
« Les points de blocage restent les mêmes depuis plusieurs mois, et on a l’impression de tourner en rond, assure un observateur régional au fait des discussions. Les vrais désaccords portent sur la question du retrait israélien de la bande de Gaza et sur la nature du cessez-le-feu. Le Hamas veut un retrait total et un cessez-le-feu permanent. Sinon, il a tout à perdre : il rend les otages et Israël reprend ses attaques. Les Israéliens refusent ce terme de “permanent”. »
Comme souvent, les divergences se focalisent sur le vocabulaire utilisé dans les différents brouillons présentés aux parties en conflit par les médiateurs. Le Hamas exige qu’un cessez-le-feu permanent soit « garanti ». Israël refuse ce terme qui l’engagerait trop et demande que le terme « effort » vers une cessation complète et permanente lui soit préféré.
Benyamin Nétanyahou l’a d’ailleurs affirmé publiquement dans un document en quatre points intitulé « Principes pour un accord de libération des otages » publié le 7 juillet : Israël doit pouvoir reprendre son offensive quand il le juge nécessaire, empêcher le Hamas de se procurer des armes en utilisant le couloir de Philadelphie, autrement dit contrôler la zone frontalière avec l’Égypte, et prévenir tout retour des hommes du Hamas vers le nord de la bande de Gaza.
Ce qu’une partie de l’appareil sécuritaire israélien a sévèrement jugé : « Depuis plus d’une semaine, les chefs de l’establishment de la défense décrivent une occasion unique de parvenir à un accord avec le Hamas, qui impliquera de multiples concessions, écrit l’analyste Amos Harel dans Haaretz dimanche 14 juillet. Mais Nétanyahou choisit de durcir ses positions publiques dans les négociations d’une manière qui est susceptible de les faire dérailler. »
Les choses, pourtant, semblaient progresser. Joe Biden, le président états-unien, qui a bien besoin d’une bonne nouvelle, se disait optimiste vendredi : « Il y a six semaines, j’ai présenté un cadre global pour parvenir à un cessez-le-feu et ramener les otages chez eux. Il reste encore du travail à faire et ces questions sont complexes, mais ce cadre est désormais accepté par Israël et le Hamas. Mon équipe progresse et je suis déterminé à faire avancer les choses. »
De là à considérer que les massacres de samedi et dimanche dans la bande de Gaza visent à saboter les négociations, il n’y a qu’un pas.
« Opportunité opérationnelle »
Côté palestinien, l’hypothèse fait l’unanimité. Ubai Aboudi, président de l’ONG Bisan, membre de la plateforme des ONG palestiniennes, le pense fermement. « Tout le monde, tous les pays, veulent un cessez-le-feu. Sauf le gouvernement israélien et singulièrement Nétanyahou et ses ministres d’extrême droite, déclare-t-il à Mediapart. Ils essaient de torpiller les négociations en commettant tous ces massacres. »
Point de vue partagé par une partie des Israélien·nes, ainsi que l’écrit Zvi Bar’el, journaliste à Haaretz. Il part de l’hypothèse que Mohammed Deïf, visé par les frappes de samedi sur Al-Mawasi, a été tué, ce qui n’est pas confirmé : « Personne ne peut dire comment son assassinat affectera l’accord sur les otages. On peut donc soupçonner que les renseignements et l’opportunité opérationnelle de tuer Deïf l’ont emporté sur toute autre considération, y compris celle de nuire aux négociations en vue de la libération des otages. »
Après avoir annoncé, par l’intermédiaire d’un dirigeant anonyme, que les négociations étaient rompues, le Hamas a corrigé : un de ses dirigeants, Izzat al-Rishq, a affirmé que le mouvement les poursuivait.
Sous sa tente, avec sa famille et ses voisins terrifiés, Zamil Khalil est loin des considérations politiques et des arguties diplomatiques : « Il faut un cessez-le-feu. Maintenant. Nous sommes épuisés. Physiquement et mentalement épuisés. »