ISRAEL : « Le droit de se défendre » ou comment faire accepter un génocide
Ali Rebas
Chercheur itinérant et interdépendant.
Orient XXI du 1er juillet 2024
‘Untitled IX’ (1975), tiré de la série the Human States - Dia Al-Azzawi |
Si l’impunité dont bénéficie Israël, au mépris notamment des décisions d’institutions du droit international, est aujourd’hui flagrante, sa destruction de Gaza s’est d’abord déployé au nom du « droit à se défendre ». Cette formule revient souvent également dans la bouche de nombre de dirigeants occidentaux pour donner un blanc-seing à Tel-Aviv dans les opérations qu’il mène contre les Palestiniens. Une logique coloniale et exterminatrice qui remonte à loin.
« Pas d’électricité, pas d’eau, pas de gaz, pas de nourriture, tout est fermé (…) Nous combattons des animaux humains, nous agissons en conséquence. »
"C’est une nation entière qui est responsable. Cette rhétorique sur les civils qui ne sont pas au courant, qui ne sont pas impliqués, c’est absolument faux. Ils auraient pu se soulever, ils auraient pu lutter contre ce régime maléfique qui a pris le contrôle de Gaza par un coup d’État. Mais nous sommes en guerre, nous défendons nos maisons. C’est la vérité, et quand une nation protège sa patrie, elle se bat. Et nous nous battrons jusqu’à ce que nous leur cassions la colonne vertébrale."
Un discours civilisateur, éradicateur, blindé dans son innocence démocratique s’est déployé pour justifier la destruction de Gaza. Il repose principalement sur ce « droit de se défendre » que l’Occident mobilise à chacune de ses menées génocidaires. Aujourd’hui l’État d’Israël fait office de paradigme en la matière. Il importe de comprendre la fonction de ce discours et ses manières d’opérer. La violence illimitée se donne comme contre-violence : ce schéma définit une disposition et une certaine logique qui parviennent à enrôler ou envoûter, à désarmer et paralyser même une partie de ceux qui en percevaient le mensonge et prétendaient y résister.
ATTISER UN IMAGINAIRE
En un sens, rien de nouveau sous le soleil sale du Couchant. Au-delà de l’extermination elle-même, tous les stéréotypes, les euphémismes, les procédés de légitimation employés pour faire accepter le génocide à Gaza remontent à loin. L’éradication des natifs américains se justifiait en les décrivant comme des hordes sauvages, violeuses et tueuses, attaquant périodiquement les communautés innocentes de pionniers anglo-saxons. Ainsi s’est édifiée la plus grande démocratie au monde, soutien principal et condition d’existence de la « seule démocratie du Proche-Orient » et du génocide en cours.
Plus tard aux États-Unis, les Noirs lynchés et pendus étaient souvent accusés de viols (de blanches évidemment), comme dans le cas de Thomas Shipp et d’Abram Smith, qui inspira la célèbre chanson de Billie Holliday, « Strange Fruit ». Les faits et leur véracité importaient peu. Rien n’avait besoin d’être prouvé ou étayé. Seuls comptaient l’horreur de l’accusation, la place et la force de ceux qui la lançaient, la place et la faiblesse de ceux qu’elle désignait et le terrain assuré où elle se déployait, malgré son caractère vague, voire clairement mensonger et vite démenti. Il s’agissait surtout d’attiser un imaginaire déjà bien enraciné, d’éveiller des certitudes que les civilisés avaient déjà sur les sous-hommes et de les confirmer, pour que tout le reste puisse être oublié, pour qu’on se sente autorisé à déchaîner la dernière cruauté en toute bonne conscience.
Le soulèvement des Héréros contre l’occupation allemande, celui des Algériens le 8 mai 1945 ou celui des Malgaches en 1947 contre les Français, donnent des exemples d’événements qui présentent plusieurs points communs avec le 7 octobre. Dans chaque cas, l’insurrection a fait plus d’une centaine de morts, parfois plusieurs centaines, parmi les colons qui ont ensuite exterminé des dizaines de milliers de colonisés — assurant évidemment qu’ils ne faisaient que se défendre.
Il est étonnant de voir à quel point le style des accusations et des inversions victimaires que l’ordre colonial emploie contre ceux qu’il massacre a peu varié. À propos du 7 octobre, les Israéliens et leurs puissants relais politiques et médiatiques ont parlé de « pogrom » voire de « Shoah par balles » — une expression habituellement employée pour désigner le massacre de plus d’un million de juifs d’Europe de l’Est par les escadrons nazis mobiles. Même des journaux comme Médiapart ont suivi la propagande israélienne sur ce point, reprenant une partie de ses éléments de langage, comme le « plus grand massacre de Juifs depuis la Shoah ».
Le colonialisme français n’hésitait pas à mettre les révoltes de Sétif, Guelma et Kherrata sur le compte d’une haine raciale ou d’« agents provocateurs ». Dans les jours qui ont suivi le soulèvement, le communiqué du gouverneur d’Algérie évoquait même « des éléments et des méthodes d’inspiration hitlérienne ». Cette expression fut maintes fois reprise à l’époque, y compris par L’Humanité. Dès la capitulation de l’Allemagne nazie, l’Occident victorieux s’est servi de cette figure du Mal absolu pour insulter la révolte de ceux qu’il écrasait et justifier leur extermination. Il n’y a pas grand-chose à ajouter, sauf à reprendre, en l’adaptant, une célèbre réplique de Michel Audiard : les colons ça ose tout, c’est même à ça qu’on les reconnaît.
SAUVER LE GRAND RÉCIT OCCIDENTAL
Le génocide en cours à Gaza fonctionne pour l’Occident à la fois comme un rappel et comme une grande expérimentation. Il sert à définir les conditions sous lesquelles le racisme le plus désinhibé, le plus assumé, peut encore se déchaîner librement, bénéficier d’un large soutien et pas seulement d’une indifférence complice, jusque dans ses phases éradicatrices. Mais il permet aussi d’organiser ce déchaînement, d’en ajuster les limites et les modalités, d’explorer les possibles et les opportunités qu’il offre, aux niveaux technologiques, militaires et gouvernementaux.
Il contribue à définir les axes et l’intensité selon lesquels un colonialisme anachronique peut encore s’imposer directement, explicitement, sans fard, dans ce qu’on appelait encore il y a peu des « sociétés ouvertes ». Il montre de quelle façon une extermination constamment filmée, diffusée, retransmise et « partagée » durant des mois sur les réseaux sociaux, peut faire l’objet d’une très large acceptabilité ; et dans quelle mesure l’opposition peut-elle être contrôlée, réprimée, marginalisée, réduite à la sidération ou aux protestations impuissantes.
Israël n’est pas seulement le rempart de l’Europe, son bouclier symbolique, l’emblème de son invincible innocence. Il est aussi sa grande fenêtre d’Overton. Ou plutôt, Israël est le moyen d’ouvrir et de mettre en mouvement toutes les fenêtres d’Overton. Depuis la chute du nazisme et la fin des empires coloniaux, il a pour fonction de sauver le grand récit occidental. Il permet à l’Occident de continuer à se percevoir à travers les idées de démocratie, de civilisation, de progrès, d’innocence, tout en sauvant une partie de l’héritage raciste qui supporte le monde cloisonné qu’il incarne. Il perpétue cette fiction survivaliste qui hante toute l’histoire de l’Occident moderne. Celle de la certitude d’être le dernier havre civilisé, légitime à achever ceux qu’il écrase et colonise sous peine de se faire submerger par des marées sous-humaines. La culpabilité est quant à elle renvoyée au passé (le nazisme) ou alors à l’extérieur (les musulmans, les Russes, les Chinois, les méchants des films de Hollywood, tous potentiels nouveaux nazis).
La modernité conquérante n’a cessé d’invoquer un « droit de se défendre » pour légitimer ses dévastations. L’extermination jalonne l’histoire des ordres coloniaux successifs. Elle s’est déchaînée durant des siècles sans poser trop de problèmes philosophiques, juridiques ou moraux à la conscience occidentale. Et puis il y eut une anomalie durant la Seconde guerre mondiale. Un événement qui apparaît aux yeux de cette conscience comme une épouvantable erreur sur la personne. Une immense bavure — policière qui plus est.
Les nazis ont eu la folie singulière d’importer en Europe les procédés coloniaux et l’impérialisme, avec l’horizon d’extermination qu’ils impliquent lorsqu’il s’agit de « se défendre ». De nos jours, une telle affirmation semble provocatrice. Elle fut pourtant formulée par Aimé Césaire, au lendemain de la guerre, poète aujourd’hui inhumé au Panthéon, bardé d’hommages, de monuments, de nom de rues et d’édifices ; elle ne l’avait même pas empêchée de rester maire et député, en Martinique il est vrai, pendant plus d’un demi-siècle :
"Oui, il vaudrait la peine d’étudier, cliniquement, dans le détail, les démarches d’Hitler et de l’hitlérisme et de révéler au très distingué, très humaniste, très chrétien bourgeois du XXe siècle qu’il porte en lui un Hitler qui s’ignore, qu’Hitler l’habite, qu’Hitler est son démon, que s’il le vitupère, c’est par manque de logique, et qu’au fond, ce qu’il ne pardonne pas à Hitler, ce n’est pas le crime en soi, le crime contre l’homme, ce n’est pas l’humiliation de l’homme en soi, c’est le crime contre l’homme blanc, c’est l’humiliation de l’homme blanc, et d’avoir appliqué à l’Europe des procédés colonialistes dont ne relevaient jusqu’ici que les Arabes d’Algérie, les coolies de l’Inde et les nègres d’Afrique [...]."
Ces mots sonnent encore comme une évidence aujourd’hui pour la plupart de ceux qui ont entendu parler d’Hitler, sauf bizarrement dans les nations qui ont pris part au judéocide.
Désormais, le colonialisme et le racisme prétendent désormais défendre les juifs, fallacieusement assimilés au sionisme qui vient accaparer l’héritage victimaire du crime absolu. Ainsi s’effectue la synthèse, très conforme à une certaine disposition chrétienne, entre la culpabilité et l’expiation d’une part, le maintien d’une innocence intacte d’autre part. Nous voulons bien, dit la voix issue de cet alliage, expier en pensée les crimes commis durant la Seconde guerre mondiale, mais ce sont les autres qui doivent payer concrètement. La culpabilité et l’expiation, comme les industries polluantes, peuvent être opportunément délocalisées. Cette délocalisation de la Shoah s’est nommée État d’Israël.
L’une des grandes fables qui ont accompagné cette série de déplacements et de mensonges historiques est résumée par la formule « civilisation judéo-chrétienne ». Si elle fut à ce point martelée ces derniers temps, c’est qu’elle remplit plusieurs fonctions décisives, en plus de donner l’impression aux Européens de s’exonérer d’un très accablant passé. De manière artificielle et au mépris de siècles d’histoire commune, elle permet d’installer l’islam et les musulmans dans une altérité hostile et irréductible, où ils finissent par incarner la grande figure de la menace face à la toute nouvelle et très étrange alliance.
Cette expression marque aussi l’intégration des juifs à l’Occident, mais seulement à condition, le plus souvent, de les assimiler à l’État qui prétend les représenter. En refoulant l’exclusion et les persécutions dont les juifs ont fait l’objet durant des siècles, en occultant les logiques dont ils procédaient, en faisant oublier les formes qu’ils pouvaient revêtir et les prétextes qu’ils invoquaient, la « civilisation judéo-chrétienne » fournit aussi le récit qui permet de répéter cette exclusion en toute bonne conscience et de manière déplacée, contre les nouvelles cibles. Comme le résume le poète et romancier israélien Yitzhak Laor, dans Le nouveau philosémitisme européen :
"Cette identification avec « nous » fonctionne mieux encore avec la culture de l’Holocauste, en offrant au nouvel Européen, dans le contexte de la « fin de l’Histoire » une meilleure version de sa propre identité face au passé colonial et au présent « post colonial ». Inquiet devant la masse des immigrés musulmans légaux et illégaux, cet Européen a adopté le nouveau Juif comme un Autre rassurant, moderne, ami du progrès, sans barbe, sans papillotes, avec une femme qui ne porte pas de vêtements traditionnels et qui ne dissimule pas ses cheveux — heureusement, ces nouveaux Juifs n’ont rien à voir avec leurs grands-parents."
On dira peut-être que des formules comme « civilisation judéo-chrétienne » ou « droit de se défendre » ne relèvent que de l’imaginaire, de l’idéologie ou de grossières techniques publicitaires... Inanités de manuels de propagande, trouvailles de think tanks néo-conservateurs, psychologie américaine, efficaces seulement parce qu’elles sont servies par les bons dispositifs, les bons réseaux de pouvoir et un rapport militaire à l’information. On ajoutera que le droit, comme la légitimité, n’arrive qu’après coup, qu’il n’est qu’une résultante ou un reflet de rapports de forces.
Que l’Histoire est évidemment écrite par et pour les vainqueurs, une fois qu’ils ont vaincu — c’est même à cela qu’on les reconnaît et qu’on apprend à penser contre l’Histoire, qui est toujours leur histoire. Que la vraie guerre et les vrais enjeux sont ailleurs, militaires, géopolitiques, intérêts économiques... Tout cela est en partie vrai, mais également réducteur. Rien de plus militaire, géopolitique, matériel et concret aujourd’hui que la guerre de l’information, qui cache et recode une guerre des perceptions et des récits. Celle-ci conditionne et modifie à son tour les rapports de force les plus concrets et massifs.
TOUS LES GÉNOCIDAIRES ONT LEUR « 7 OCTOBRE »
Comme l’écrit le philologue allemand Viktor Klemperer dans LTI, la langue du troisième Reich :
"Et quoi que l’on entreprenne dans cette guerre imposée, dans cette guerre juive, dès la première minute, c’est toujours d’une mesure de réaction qu’il s’agit. « Imposée » est depuis le 1er septembre 1939 l’épithète constante de la guerre, et finalement, ce 1er septembre n’apporte absolument rien de nouveau qu’une poursuite des attentats juifs contre l’Allemagne hitlérienne, et nous, nous pacifiques nazis, ne faisons pas autre chose que ce que nous faisions auparavant, nous nous défendons : depuis ce matin « nous ripostons au feu de l’ennemi », dit le premier bulletin de guerre. Mais au fond cette soif de meurtre des juifs n’est pas née de réflexions ou d’intérêts, pas même d’une soif de pouvoir, mais d’un instinct, d’une « insondable haine » de la race juive envers la race germano-nordique. L’« insondable haine » des juifs est un cliché qui eut cours tout au long de ces douze années. Contre une haine foncière, il n’y a pas d’autre garantie que la suppression du haineux : ainsi, on passe logiquement de la stabilisation de l’antisémitisme racial à la nécessité de l’extermination des juifs."
Ceux qui ne cessent aujourd’hui d’évoquer l’extermination des juifs d’Europe pour en enrôler la mémoire en faveur du sionisme, en reprenant sans scrupules, contre d’autres cibles, la plupart des tropes qui servaient à la justifier, feignent d’ignorer qu’elle n’a été rendue possible que par un long processus idéologique, légal, sociétal, langagier et policier, qui aujourd’hui se rappelle à nous. Ils oublient aussi que les antisémites et les nazis ne cessaient d’invoquer, eux aussi, le caractère défensif de leur guerre — ou plutôt de la guerre qui leur était, disaient-ils, imposée.
L’exterminateur ne commence pas toujours par déclarer qu’il va exterminer. Il arrive souvent qu’il dise que l’autre en face veut l’exterminer, et qu’il n’a pas le choix, qu’il y va de « l’existence même » de l’entité génocidaire, comme le répète Benyamin Nétanyahou depuis octobre 2023. Ainsi, l’extermination projetée, redoutée, fantasmée, vient toujours couvrir et justifier l’extermination réelle. Et quitte à rappeler une triste évidence, qui semble constamment éludée : aujourd’hui, ce sont des Palestiniens qui se font exterminer.
Même les nazis n’ont cessé de répéter : le Reich a le droit de se défendre. Et comme les Israéliens aujourd’hui, ils alternaient entre ce discours défensif et un autre qui assumait la nécessité d’en finir, de débarrasser le monde de ces « animaux humains » qui les menacent. Aucune contradiction entre les deux, cela a toujours fonctionné ensemble. En 1943, le bureau de presse du Reich dénonçait le « plan d’extermination juif » des peuples d’Europe. Goebbels écrivait : « Si les Puissances de l’Axe perdaient le combat, plus aucun barrage ne pourrait sauver l’Europe du déferlement judéo-bolchévique. »
L’invocation continue du 7 octobre et de l’attaque du Hamas par les Israéliens et leurs alliés, loin d’atténuer ou de nuancer le caractère génocidaire de la destruction de Gaza, la confirme et la complète largement. Pas un génocide qui ne soit ainsi justifié et présenté comme une nécessité. Tous les génocidaires ont leur « 7 octobre », qu’ils ont sacralisé pour s’en servir, souvent a posteriori, comme d’un blanc-seing, une autorisation d’exterminer — voire un devoir d’exterminer pour ne pas l’être à son tour.
Aux États-Unis, la défaite écrasante infligée aux Blancs à Little Big Horn par les tribus de l’Ouest américain représente encore un traumatisme. Cet événement a bien plus marqué les Américains que l’extermination quasi complète des autochtones, qu’il a contribué à justifier et à transformer dans la conscience yankee en guerre défensive. Le lieutenant-colonel Custer, grande figure des « guerres indiennes » tué lors de cette bataille, est la personnalité sur laquelle le plus de livres ont été publiés aux États-Unis, juste après Abraham Lincoln. Comme l’écrit Gershon Legman, cité par Fanon dans Peau noire, masques blancs :
"Les Américains sont le seul peuple moderne, à l’exception des Boers, qui, de mémoire d’hommes, ont totalement balayé du sol où ils s’étaient installés la population autochtone. Seule l’Amérique pouvait donc avoir une mauvaise conscience nationale à apaiser en forgeant le mythe du « Bad Injun », pour pouvoir ensuite réintroduire la figure historique de l’honorable Peau-Rouge défendant sans succès son sol contre les envahisseurs armés de bibles et de fusils. Le châtiment que nous méritons ne peut être détourné qu’en niant la responsabilité du mal, en rejetant le blâme sur la victime ; en prouvant — du moins à nos propres yeux — qu’en frappant le premier et l’unique coup nous agissons simplement en état de légitime défense..."
Même les nazis avaient leurs massacres de Katyń, à propos desquels Goebbels écrivait peu après leur découverte en pleine « solution finale » :
"À proximité de Smolensk, on a retrouvé des fosses communes polonaises. Les bolchéviques y ont tout simplement abattu et entassé quelque 10 000 prisonniers polonais […] J’invite des journalistes neutres de Berlin à visiter les fosses communes polonaises. […] Sur place, ils devront se convaincre de leurs propres yeux de ce qui les attend si ce qu’ils souhaitent tant s’accomplissait vraiment, à savoir que les Allemands soient battus par les bolchéviques."
Voilà une invitation de journalistes qui devait être pétrie des mêmes intentions que celles du gouvernement israélien, les jours qui ont suivi le 7 octobre, et qui a donné lieu à tant de mensonges mondialement propagés.
D’après l’historien Peter Longerich, Katyń devint le mot d’ordre couvrant « la pire campagne antisémite que le régime ait connue ». Pour les nazis, ce massacre était un « massacre juif », les distinctions entre « juif » et « bolchevik » à l’époque étant à peu près aussi incertaines que celle que les Israéliens et leurs alliés font aujourd’hui entre « Hamas », « Palestinien », « Arabe », « État islamique » et « terroriste »... Longerich insiste sur ce point important : l’idée d’une nécessité de « l’anéantissement des Juifs pour ne pas être anéantis par eux […] constitua le cœur de la propagande sur Katyń ».
INVERSION VICTIMAIRE
Les génocidaires ont toujours accusé ceux qu’ils massacrent d’avoir l’intention de faire la même chose. Aussi ignobles et scandaleuses qu’elles paraissent, ce genre de projections paranoïaques et d’inversions victimaires ne doivent pas seulement être rejetées et méprisées comme folie, propagande grossière ou mensonges insignifiants.
Lorsqu’elles entrent en résonance, au sein d’une époque, avec d’autres dispositifs et d’autres forces historiques, matérielles et idéologiques, elles deviennent des traits essentiels de la logique génocidaire, elles y prennent part comme opérateurs efficaces.
Or, les Israéliens et leurs soutiens occidentaux sont des spécialistes de l’inversion victimaire. Ils accusent leurs ennemis de vouloir « rayer Israël de la carte », nommant précisément ce qu’ils ont fait, au sens propre comme au sens figuré, pour la Palestine. Ils agitent en permanence l’idée que les Arabes veulent les jeter à la mer, alors que l’inverse s’est produit littéralement à Jaffa en 1948. Yitzhak Rabin disait d’ailleurs que son rêve le plus cher était de voir Gaza engloutie par la mer...
Aujourd’hui, la propagande sioniste qui s’est imposée invoque la détention de 200 Israéliens par le Hamas pour justifier l’ingénierie d’horreur qu’elle déploie méthodiquement à Gaza. Les prisonniers palestiniens détenus par Israël sont plus de 9 000, dont plus de 3 400 relèvent de la « détention administrative », mesure qui permet à la juridiction israélienne de les incarcérer en dehors de toute inculpation et de tout jugement, pour une durée de six mois indéfiniment renouvelable. Tout cela permettrait un autre regard sur la fameuse question des otages...
En 2011 plus de 1 000 prisonniers palestiniens, dont personne en France ne connaissait les noms, ont été libérés en échange d’un seul soldat israélien, dont tout le monde savait qu’il s’appelait Gilad Shalit. Salah Hammouri, avocat franco-palestinien plusieurs fois détenu sous le régime de la détention administrative (dont une dernière fois en 2022) n’a quant à lui jamais bénéficié d’une telle visibilité en France. Depuis 1967, un Palestinien sur cinq est passé par les geôles de l’occupant. Faites le calcul.
Inversion encore l’histoire des « boucliers humains ». Cette accusation régulièrement portée contre la résistance armée palestinienne ne sert pas seulement à justifier les massacres des civils. Elle élude le fait que l’État d’Israël n’a jamais été autre chose qu’un immense bouclier humain. Le fondateur du sionisme l’assumait nettement : « Pour l’Europe, nous constituerions là-bas un morceau du rempart contre l’Asie, nous serions la sentinelle avancée de la civilisation contre la barbarie. » Par ailleurs, comme l’explique l’historien Amnon Raz Krakotzkin, le sionisme fut guidé, presque dès ses débuts, par un « principe directeur selon lequel le peuplement de la Palestine est plus important que le sauvetage des juifs ». Dans cette perspective, « sauver des juifs n’a d’intérêt que si cela sert à peupler la Palestine. De même les manifestations dans la colonie juive de Palestine à l’époque ne réclamaient pas le sauvetage des juifs, mais la libre émigration en Palestine et la création d’un État hébreu ».
À la fin des années 1930, alors qu’aux lois raciales, aux expropriations et à la ségrégation que subissaient les juifs d’Allemagne commençaient à s’ajouter des persécutions plus féroces, David Ben Gourion affirmait publiquement :
"Si je savais qu’on pouvait sauver tous les enfants [juifs] d’Allemagne en les envoyant en Angleterre mais seulement la moitié d’entre eux en les envoyant en Palestine, je choisirais cette dernière option parce qu’il ne s’agit pas seulement de prendre en compte le nombre d’enfants mais de tenir également compte de l’histoire du peuple juif."
Dès avant la création de l’État d’Israël et de manière déclarée, les sionistes n’envisageaient les populations juives, en Palestine comme ailleurs, que comme un matériel humain ou des boucliers humains.
Dernière inversion qui résulte des autres et les englobe : à l’idée d’une Palestine libre, les sionistes opposent le danger d’un possible massacre ou d’une expulsion des Juifs israéliens, pour faire oublier le génocide en cours, les massacres et les expulsions réels qu’Israël a perpétrés depuis des décennies et sur lesquels s’est fondée toute son existence.
ISRAËL COMME PARADIGME
L’État d’Israël inspire les méthodes les plus efficaces sur les plans militaires, policiers, discursifs, idéologiques ou architecturaux pour désarmer les résistances, pour faire en sorte que toute opposition soit rendue marginale ou défensive, qu’elle voit ses alliances entravées, son langage réduit, ses cadres prescrits, ses actions prohibées, ses prises de positions intimidées ou réprimées par l’anti-terrorisme — même les plus modérées, même celles qui viennent de secrétaires syndicaux ou de députées de la France insoumise.
Tout cela ne conduit pas à voir Israël comme une sorte de champion du racisme et du colonialisme — ni même du racisme et du colonialisme occidentaux. Il y a longtemps que nous ne croyons plus au camp du Bien ni aux figures du Mal absolu, sauf comme instruments de propagande et fictions gouvernementales. L’État d’Israël s’appuie lui-même, entre autres, sur un funeste mythe du Mal absolu, qu’il s’agit justement de défaire. Mais l’Occident n’a certainement pas attendu le sionisme pour asservir, expulser, coloniser, exterminer. L’histoire de l’Algérie française suffit à le prouver. D’ailleurs, cette séquence est l’une des principales raisons du soutien particulier de la France à Israël (qui n’a d’égal que celui de l’Allemagne dans l’étouffement des voix dissidentes) bien plus que les larmes hypocritement versées sur la déportation des juifs — souvent par des antisémites sur le retour.
Si nous disons que l’État d’Israël doit être envisagé comme un paradigme, c’est qu’il est devenu un des moyens les plus sûrs pour légitimer, normaliser ou glorifier ces pratiques gouvernementales. D’une part, il en incarne les formes pleinement assumées, les seules en Occident où colonialisme et racisme peuvent encore être intégralement justifiés comme tels. D’autre part, il en est comme le grand laboratoire, le pôle expérimental. Son rôle d’avant-garde dans la contre-insurrection, le contrôle des populations, les technologies de surveillance et de mort, la répression et la gestion des surnuméraires, tout cela est parfaitement assumé par les Israéliens et leurs alliés.
Ce ne sont pas seulement des voix anticoloniales, des refuzniks ou des opposants qui y font référence. De nombreux militaires et politiques israéliens, ainsi que des chefs d’entreprises, n’ont cessé de vanter ce savoir-faire, non seulement en Europe ou aux États-Unis, mais en Inde, en Égypte, en Arabie Saoudite et jusque dans les favelas du Brésil. En France, cet aspect est relayé par bien des acteurs économiques, politiques, industriels et universitaires, qui ne manquent aucune occasion d’exprimer l’admiration que leur inspire ce pays et leur volonté de le prendre pour modèle. Il n’y a guère que les sionistes de gauche qui font semblant de se demander pourquoi les soutiens de la Palestine se focalisent autant sur l’État d’Israël. Les pro-israéliens assumés ont cessé depuis longtemps de poser cette question, trouvant bien plus avantageux d’approfondir et confirmer les raisons de cette focalisation.