La “Grande Coalition” ou comment aggraver la catastrophe
Le premier tour a placé le Nouveau Front Populaire en relativement bonne position. Les désistements massifs de ses candidats en faveur des candidats macronistes rendent désormais sa victoire impossible. Une petite musique se fait donc entendre : une “grande coalition” qui réunirait Les Républicains, le centre, les macronistes, les socialistes, les écologistes, les communistes et peut-être même certains insoumis. Cela serait une catastrophe : on vous explique pourquoi.
Une dure réalité : les désistements de masse font que Le Nouveau Front Populaire ne peut pas gagner.
Le Nouveau Front Populaire a réitéré la stratégie de la NUPES 2022 : faire croire à quelque chose qui n’était pas possible (la victoire) pour mobiliser l’électorat quand il s’agissait simplement de reconduire un maximum de députés. En effet, les élections viennent enregistrer des dynamiques politiques, sociales, de classes, profondes, elles ne les créent pas. Surtout pas dans ces conditions, pas dans ce timing. La vérité est crue : on ne crée pas une hégémonie politique en trois semaines, là où l’extrême droite construit patiemment et efficacement la sienne depuis au moins vingt ans. Le problème de la gauche n’est pas tant d’être divisée que d’être minoritaire (environ un tiers de l’électorat) : changer ce fait passe par des offensives sociales victorieuses ou des pratiques militantes du quotidien qui l’ancrent durablement, et partout, dans les classes laborieuses, les seules à même de recréer des consciences de classes qui se traduisent ensuite électoralement, ce qui n’a pas été le cas ces dernières années.
Matraquer cette réalité avant le premier tour n’est pas forcément malin en ce que cela peut démotiver en vue de ce qui est un des objectifs stratégiques prioritaires de notre camp dans la situation présente : temporiser l’arrivée du RN au pouvoir pour, dans le pire des cas, s’organiser, et, dans le meilleur des cas, la contrer.
Toutefois, nous sommes maintenant dans l’entre deux tours et la situation a encore évolué : les candidats Nouveau Front Populaire se désistent en masse au profit des candidats macronistes. On compte 127 désistements de ce type. Les électeurs du premier tour n’étaient pas forcément au courant qu’ils voteraient pour un candidat ou une candidate qui se désisterait au profit de Macron. Cela va loin puisque les candidats France Insoumise se sont par exemple retirés au profit de Gérald Darmanin et d’Elisabeth Borne dans leurs circonscriptions respectives. L’ancienne première ministre, qui a porté la réforme des retraites, s’est d’ailleurs félicitée de cette “décision républicaine”. Pour justifier tout cela, un responsable insoumis a précisé que les macronistes sont “des adversaires mais pas des ennemis”. Est-on vraiment sûr que ceux qui ont éborgné, mutilé, tué pendant le mouvement des Gilets Jaunes ou pendant le mouvement pour Nahel, ne sont pas des ennemis ?
Ce désistement systématique pose question en ce qu’il passe à côté des dynamiques profondes de la droite (dont le macronisme fait partie intégrante). La gauche perfusée au “front républicain” s’imagine que ce que la droite reproche à l’extrême droite est le racisme anti-arabes, l’homophobie etc. Ce que reproche (ou plutôt reprochait) la droite à l’extrême droite c’était la sortie de l’euro, l’antisémitisme et l’abrogation de la réforme des retraites. Sur ces trois points, le RN s’est efforcé de donner des gages. Le RN a toujours en son sein un fort antisémitisme mais il est prêt à le laisser en veille par rapport à sa priorité : discriminer les noirs et les arabes.
Ainsi il est très naïf de penser que ceux qui ont écrit et voté la loi Immigration directement inspirée des propositions du RN et qui est passée grâce aux voix de l’extrême droite, ne pourraient pas servir de majorité d’appoint sur les textes anti-immigration et liberticides d’un gouvernement RN.
Pour les macronistes et la droite, le RN est un concurrent, pas un ennemi.
Inversement, les désistements macronistes, en particulier dans les cas où le NFP est en tête et le RN deuxième, posent aussi question sur le plan stratégique. C’est le cas dans la circonscription du député France Insoumise Louis Boyard arrivé en tête. La droitisation des électeurs macronistes, dopés aux discours diffamatoires des médias, est telle, qu’il est tout à fait possible que ces derniers préfèrent s’abstenir, voire même décident de “faire barrage à l’extrême gauche” en votant RN, là où le maintien du candidat pourrait permettre d’éviter ce type de reports de voix et maintenir le candidat insoumis en tête au deuxième tour.
On a donc une stratégie problématique à deux niveaux : elle donne l’impression d’un ralliement suspect du macronisme à la France Insoumise, tout en ne garantissant pas le barrage. Car les seuls à être disciplinés depuis vingt ans au barrage, et d’ailleurs c’est toujours à eux qu’on le demande, ce sont les électeurs de gauche, pas les électeurs de la droite. C’est d’ailleurs pour ça qu’Eric Ciotti appelle au désistement du candidat LR dans la circonscription de François Hollande, car ce dernier a compris que son électorat préfère le RN au PS, alors que dans la logique de la gauche ce report devrait naturellement se faire vers l’ancien président.
Ce désistement massif rend la victoire du NFP désormais mathématiquement impossible.
Les représentants du NFP en actent. Il en est ainsi du communiste Ian Brossat qui explique qu’“il n’y aura pas de victoire de la gauche dimanche prochain”, explicitant que l’objectif est donc désormais simplement d’éviter que le RN ait la majorité absolue. Glucksmann a fait des déclarations similaires.
On pourrait apprécier cet exercice d’honnêteté, qui croit en la maturité et l’intelligence des électeurs et électrices, si, en fond, cela ne laissait pas transparaître une autre petite musique : préparer les consciences à une sinistre stratégie, celle d’une “grande coalition” de LR jusqu’aux communistes…
Car telle est désormais la situation : ni les macronistes, ni le Nouveau Front Populaire ne seront en mesure d’avoir une majorité. Ce qui signifie que nous n’avons plus que deux issues : la victoire du Rassemblement National, ou bien cette “grande coalition” de LR aux communistes.
Pour le moment, seule la France Insoumise refuse clairement cette coalition par le biais de Manuel Bompard qui a déclaré que “les Insoumis ne gouverneront que pour appliquer leur programme, rien que le programme”. Y participer serait en effet une folie. La FI peut tout à fait ne pas voter la censure de ce gouvernement, car l’alternative c’est le RN, tout en refusant d’y participer.
La trahison (prévisible) d’une grande partie de la gauche
Les aspirants à rejoindre cette grande coalition ne se sont pas fait attendre.
Parmi eux, François Ruffin – ce qui éclaire d’un angle différent tout le psychodrame interne à la France Insoumise autour des dites “purges” et montre qu’il s’agissait aussi de désaccords politiques profonds. Face aux Grandes Gueules sur RMC, celui-ci a été très clair : contre quelques mesures (rétablissement de l’ISF, abrogation de la dernière réforme des retraites, mise en place du Référendum d’Initiative Citoyenne), il serait d’accord de rejoindre la grande coalition merdique proposée par Gabriel Attal (« Il y a eu des grands moments dans notre histoire qui se sont faits avec cette coalition, notamment on peut penser […] à la Libération, où des communistes aux gaullistes il y avait un gouvernement commun »). On comprend mieux pourquoi Emmanuel Macron s’est personnellement mobilisé pour le retrait de la candidate macroniste en sa faveur dans la circonscription de Ruffin…
Autre personnalité à avoir multiplié les déclarations ambiguës quand elle était interrogée à ce sujet : l’écologiste Marine Tondelier, la fameuse “queen” de la bourgeoisie de gauche. Celle-ci répondant à ce propos : “la politique dans ce pays ne pourra pas continuer comme avant. On va devoir changer”. Mais qu’est-ce qui va changer dans une coalition macronisée ? La lacrymo sera écolo ? Les grenades de désencerclement recyclables ?
Tondelier est le symptôme d’un macronisme complexé, constipé, qui gangrène la gauche depuis Hollande. La même qui considérait impossible de s’allier avec la France Insoumise pour les élections européennes, semble prête à le faire en une semaine avec Gabriel Attal.
Plus tard, celle-ci a publié un tweet que les plus naïfs d’entre nous décident d’interpréter comme un démenti : “Pas besoin de fermer la porte quand elle n’a pas été ouverte. Gabriel Attal n’a jamais lancé l’idée d’une grande coalition. Notre cap est clair. C’est celui de la justice sociale et de la justice environnementale.” Pourtant tous les journalistes nous indiquent bien que Gabriel Attal a lancé cette idée et que les tractations commencent le 3 juillet. Ensuite si Marine Tondelier voulait être très claire, elle pourrait l’être. Qu’est-ce qui l’empêcherait de dire : “Jamais nous ne ne saisirons une porte ouverte par Attal, ou d’autres macronistes, d’ailleurs plus que responsables de la montée du RN. Nous faisons barrage au RN, pour autant nous ne ferons jamais de coalition de gouvernement avec les macronistes” ? Là, l’ambiguïté aurait disparu. Plus que jamais il nous faut apprendre à décrypter la langue de bois.
Car une petite musique de déni se fait aussi entendre, sûrement parce que cette grande coalition est très démobilisatricer avant le second tour (voter contre Macron pour des gens qui le rallient immédiatement après, bof bof), pourtant il suffit d’écouter les macronistes eux mêmes, la députée Cécile Rihac déclarant par exemple “une coalition, c’est quelque chose qui est désormais envisageable”.
Mais s’agit-il réellement d’une surprise ? En rejoignant Macron, le PS et Les Ecologistes ne feront que retrouver leur ancien collègue avec qui ils ont gouverné sous François Hollande (2012-2017). Fondamentalement PS, Les Ecologistes et PCF appartiennent à la même “gauche” qu’Emmanuel Macron. Par ailleurs cette recomposition n’est que la répétition de ce qu’avait déjà réalisé Macron en 2017 aspirant une grande partie du PS et des Ecologistes (EELV à l’époque), et même une petite partie du PCF (on pense par exemple ici à Robert Hue ancien candidat communiste à la présidentielle ayant soutenu Macron). C’est pourquoi le soutien apporté en 2022 à ces forces d’appoint de la macronie par la France Insoumise, qui pensait peut-être pouvoir les soumettre, fût une erreur.
La gauche médiatique n’est pas en reste. Le toujours consternant Pablo Pillaud-Vivien, rédacteur en chef de Regards, semble très enthousiasmé par la situation déclarant : “Je ne parle plus de Front populaire, maintenant c’est le front républicain, dans lequel j’inclus même le centre et les LR qui doivent faire barrage au Rassemblement National.” comme incapable de comprendre les implications de ce qu’il décrit. S’il est par exemple vrai que cela peut être heurtant de dire que l’on va s’abstenir face au RN lorsqu’on est blanc alors qu’on subira moins les politiques racistes du RN, il est aussi beaucoup plus facile pour un privilégié comme Pablo de s’enjailler sur une alliance LR-Macron-Gauche de traîtres, car ce dernier n’a pas exactement les mêmes problèmes qu’un gilet jaune…
Pour survivre à cette séquence gravissime, il sera très important pour les Insoumis d’exclure systématiquement toute personnalité de leurs rangs qui serait tentée par cette aventure mortifère.
On peut penser que cela servira de grande clarification : la gauche que LFI a aidé à ressusciter en 2022 – PS, Les Ecologistes et PCF – enfin annihilée de par sa collaboration avec le macronisme. LFI en sortirait alors gagnante.
On peut aussi être moins optimiste, et penser que précisément du fait de ses alliances répétées et récentes avec cette gauche haïe, qui créent une grande confusion, les mélenchonistes seront aussi des victimes collatérales de ces décisions funestes.
Le barragisme : un outil devenu stratégie et idéologie
Il est significatif que le barrage – empêcher l’arrivée du RN au pouvoir pour éviter une situation encore pire que l’actuelle – se transforme presque logiquement en quelque chose d’une autre nature qui est la collaboration active avec le macronisme.
Une ligne de crête intermédiaire existe pourtant : n’avoir comme objectif que la défaite du RN. Au moment du Front Populaire de 1936, le Parti Communiste l’a soutenu par antifascisme sans pour autant participer au gouvernement.
De base le barrage est un outil et rien d’autre. Un outil peu efficace (mais inoffensif) car comme on l’a dit les élections viennent la plupart du temps enregistrer des dynamiques déjà en place plutôt qu’elles ne les créent. C’est pourquoi le plus souvent les engueulades barrages/abstention, qui sont des discussions dépolitisantes et moralisantes, sur des décisions individuelles qui par définition n’ont pas d’impact collectif, sont aussi paradoxales qu’inutiles. Le spectacle – parce que c’en est un, avec ses codes – de l’élection fait croire qu’à chaque fois les cartes sont remises à zéro. Ce n’est malheureusement pas le cas. Ça pourrait n’être pas grave si les illusions qu’elles créent, ne s’accompagnaient pas de paniques morales. Ici : la sidération face à un RN progressant pourtant de manière continue depuis 20 ans, et une gauche qui s’est complètement désarmée pendant ce temps-là. Mais c’est justement quand on limite la seule action possible pour résister à l’extrême droite au vote une fois qu’il est beaucoup trop tard, quand on s’interdit de voir la porosité totale entre macronisme, droite et extrême droite, qu’on se désarme, qu’on commet là la vraie faute morale et politique.
C’est en cela que le barragisme est passé d’un outil à une stratégie, voire une idéologie. On peut essayer de la résumer ainsi : l’extrême droite ne désigne pas une pratique du pouvoir ou une pensée politique mais un parti (le RN). Tout ce qui est en dehors de ce parti ferait partie d’un “arc républicain” (jamais défini). Ne peut donc être d’extrême droite que le parti labellisé par le ministère de l’Intérieur comme tel. Tous les moyens de lutte non institutionnels sont anti-démocratiques, illégitimes et illégaux. L’unique moyen de lutte institutionnel à disposition est l’élection. Celle-ci est donc le seul moyen de lutter contre l’extrême droite. L’extrême droite justifie toutes les compromissions avec n’importe qui, quitte à ce que la gauche disparaisse.
On le comprend bien : le barragisme n’est plus, depuis des années, le simple fait de discrétement voter pour un candidat qu’on n’aime pas pour contrer le RN, il est devenu un fait structurant de la politique française. Il est devenu une stratégie usée jusqu’à l’os par la gauche molle et le macronisme pour terroriser et sidérer l’électorat de gauche face à un RN-épouvantail, justifier toutes les compromissions bourgeoises, toutes les alliances en apparence contre-natures. Cette stratégie ne pouvait / ne peut aboutir que précisément à la victoire du RN. C’est un faux paradoxe car la victoire du RN remplit la même fonction : une gauche de rupture détruite et terrorisée, un RN face à l’épreuve du pouvoir dont le macronisme s’imagine qu’il sera délégitimé, puis de nouvelles élections où la seule option pour se débarrasser de l’extrême droite sera encore une fois des grandes coalitions bourgeoises auxquelles viendront se joindre des forces de gauche agonisantes.
Tenir ces analyses dans ces périodes est parfois durement jugé par certains de nos camarades en raison de la peur qui nous gagne et qui imposerait de taire toute critique, pensée ou analyse, pour se concentrer sur l’unique chose que l’on devrait faire : voter, pour n’importe qui qui ne soit pas le RN.
Pourtant ce réflexe militant a ses limites, car il continue de raisonner dans le cadre idéologique du barragisme, celui qui pense que l’antifascisme n’est affaire que de vote toutes les x années (là où il se construit en réalité sur le temps long).
Nous pensons précisément l’inverse : la critique permet de dénouer certains pièges, de faire pression sur certains responsables politiques, pour éviter des catastrophes stratégiques que l’on paiera cher – comme la “grande coalition”.
La Grande Coalition : du pain béni pour le RN
Les moteurs du vote RN sont connus et documentés, et découlent du racisme, qui permet à une partie des classes populaires blanches de répondre à leur peur du déclassement. C’est ainsi que prennent les discours sur l’insécurité, sur l’assistanat, sur le chômage, sur l’identité…
À cela s’ajoute un autre ressort que le RN a bien conscientisé : la détestation de Macron et du “système”. De ce point de vue le RN, bien qu’il soit dans les faits l’incarnation la plus brutale du capital, Macron avec trois degrés de violence supplémentaire, se présente comme une alternance, comme celui qu’ “on a jamais essayé”.
Il y a pourtant une autre force politique “qu’on a jamais essayé” : c’est le “mélenchonisme”. Parvenir à associer Mélenchon et Macron est donc une opportunité en or pour Bardella. Ces désistements et la perspective d’une grande coalition réunissant NFP, dont FI est la force motrice, offrent à l’extrême droite une occasion rêvée de démontrer que tout ce monde là est similaire, que toute la classe politique est dirigée contre lui, que le macronisme, la gauche sociale démocrate et le mélenchonisme au fond c’est la même chose, que les élections et le droit à l’alternance sont comme volées par “le système” et que la démocratie est finalement de son côté.
Il ne s’en prive d’ailleurs pas quand il évoque “une alliance du déshonneur” entre Jean Luc Mélenchon et Emmanuel Macron. D’où l’importance de ne pas lui donner raison en s’assurant que la France Insoumise ne participe pas à ce gouvernement, ce qui devrait, espérons-le, limiter cet effet.
Cela est d’autant plus dangereux que l’objectif n’est pas seulement d’empêcher l’arrivée du RN au pouvoir mais aussi de s’y préparer le cas échéant. Détruire la gauche en s’alliant avec Macron nous met dans de terribles dispositions pour pareille situation. Par ailleurs annoncer à quelques jours du second tour cette coalition est aussi un cadeau au RN.
Une coalition comme celle qui se prépare signifierait une victoire massive et certaine de l’extrême droite à court terme, mais avec cette fois une gauche annihilée. Ce qui veut donc dire des capacités de résistance amoindries pour les périodes très dures à venir. Ce scénario noir s’est d’ailleurs déjà produit dans de nombreux autres pays d’Europe. Tout cela renforce un sentiment déjà fort présent dans la population que l’on ne laisse pas aux gens voter ce qu’ils veulent, le paradoxe que la démocratie serait finalement du côté du RN. Le RN l’a compris et en joue énormément. Ça aussi, c’est une catastrophe.
À quoi sert le barrage version Grande Coalition en 2024 si c’est pour n’avoir comme résultat qu’une victoire encore plus écrasante de l’extrême droite en 2027 ?
Rob Grams et la rédaction