Liban : pourquoi la « guerre totale » est-elle plus proche que jamais ?
Paul Khalifeh
L'Humanité du 10 juillet 2024
La dissuasion est la principale arme déployée par le Hezbollah pour éloigner le spectre d’une offensive israélienne généralisée. © Mohammed Zaatari/A/SIPA |
« Les menaces d’une guerre totale me font rire… la guerre, nous sommes en plein dedans depuis neuf mois. » Hussein Moustapha s’est faufilé, il y a quelques jours, dans son village de Blida, situé à un jet de pierre de la frontière libano-israélienne. Il en revient le cœur serré. « J’ai eu du mal à m’orienter tellement les rues et les quartiers sont méconnaissables, soupire ce cultivateur d’une cinquantaine d’années. Des dizaines d’habitations ont été rasées par les bombardements israéliens, des centaines d’autres sont endommagées. Ma maison est encore debout mais les portes et les volets ont été arrachés par le souffle des explosions. »
Située dans le secteur central de la frontière face à la position militaire israélienne de Bayad Blida, cette bourgade a déjà perdu seize de ses habitants depuis le début des affrontements entre le Hezbollah et l’armée israélienne, le 8 octobre 2023.
Tous les villages éloignés d’un à trois kilomètres de la frontière, le long des 120 kilomètres de front, ont subi le même sort. Des quartiers entièrement rasés, des infrastructures détruites, des routes impraticables. Près de 414 morts, dont une centaine de civils, et 1 272 blessés, selon un bilan officiel établi par le ministère de la Santé, le 23 juin. Depuis, le compteur s’est accéléré.
On comprend mieux, dès lors, le sarcasme des habitants de la zone frontalière au Sud-Liban lorsqu’on les interroge sur les menaces d’une « guerre totale » proférées par les hauts responsables israéliens et relayées par des médias et des dirigeants occidentaux.
« Ce que nous subissons depuis neuf mois s’appelle comment ? Une mise en scène ! » s’emporte Ali Srour, du village d’Aïta el-Chaab, réfugié avec sa femme, ses cinq enfants et sa mère âgée, chez des proches dans la ville de Saïda, à 45 km au sud de Beyrouth.
Tous les attributs d’une guerre
Les affrontements, qui se déroulent au Sud-Liban, possèdent tous les attributs de la guerre de par la puissance de feu déployée par les belligérants, le type d’armes utilisées ainsi que les pertes subies et les destructions infligées. Les seules particularités sont l’absence d’opérations au sol et la concentration des échanges de tirs dans une zone géographique limitée, avec des poussées épisodiques plus en profondeur.
Confrontés à une guerre d’usure éprouvante pour leur armée et les habitants des colonies du nord de la Galilée, les dirigeants israéliens menacent depuis plusieurs semaines de franchir le petit pas qui nous sépare encore de la guerre totale et généralisée.
La décision du Hezbollah d’ouvrir le front libano-israélien « en soutien à Gaza » divise la classe politique et la population libanaises. L’utilité et la légitimité de cette démarche font l’objet d’un débat souvent houleux.
« Une majorité de Libanais, chiites, sunnites, Druzes et même une bonne partie des chrétiens, soutiennent l’action du Hezbollah, assure Pierre Abi Saab, journaliste spécialiste du conflit israélo-arabe. Mais il y a toujours cette minorité qui essaye de nous faire croire qu’Israël est un voisin avec lequel nous avons toujours vécu en paix et qui ne nous veut aucun mal. Or, c’est Israël qui a déclenché l’agression, ininterrompue depuis soixante-seize ans. Avec un minimum de bon sens, on comprendrait qu’après Gaza, la prochaine cible ce serait le Liban… si on laissait faire. »
« C’est le Hezbollah qui a ouvert le front, mais la décision de le refermer revient à Israël, soutient Peter Germanos, ex-procureur du tribunal militaire et farouche critique du parti d’Hassan Nasrallah. Après le 7 octobre, le Hezbollah, soutenu par l’Iran, n’avait pas d’autre choix que de rejoindre le Hamas dans sa guerre, même à basse intensité. »
Escalade israélienne et riposte musclée du Hezbollah
Ces dernières semaines, l’armée israélienne a effectivement multiplié les assassinats ciblés de hauts responsables militaires du Hezbollah, loin des lignes du front. Ces coups durs ne changent pas grand-chose à la donne, estime Pierre Abi Saab. « En dépit du prix élevé à payer au niveau de la population civile et des combattants, le Hezbollah a pleinement atteint ses objectifs en imposant une dissuasion, dit-il. L’armée israélienne est sur la défensive malgré ses agressions et l’assassinat des responsables de la résistance. »
La dissuasion est la principale arme déployée par le Hezbollah pour éloigner le spectre d’une offensive israélienne généralisée. Il la pratique à deux niveaux. Le premier à travers des ripostes musclées aux assassinats de ses commandants, en visant des positions israéliennes sensibles et relativement éloignées du front. Le deuxième en diffusant, à deux reprises, des vidéos prises par ses drones de reconnaissance de sites stratégiques civils et militaires en Galilée et à Haïfa. Un message clair sur son intention de prendre pour cibles ces lieux en cas de guerre totale.
Le secrétaire général du Hezbollah l’a clairement réaffirmé mardi soir. « Même si on nous menace d’une guerre, ou si certains d’entre nous tombent en martyrs ou si nos maisons sont détruites, nous ne renoncerons pas à nos responsabilités de soutenir Gaza et de défendre le Liban. »
Dans ce jeu dangereux, les autorités officielles brillent par leur absence. « L’État libanais adopte une politique d’inaction, souligne Peter Germanos. Il refuse d’imposer sa souveraineté sur son territoire, ce qui empêcherait le Hezbollah de mener ses opérations militaires à partir du Liban. En même temps, il refuse de déclarer la guerre à Israël. Ainsi, le gouvernement de Najib Mikati, où le Hezbollah est représenté, apparaît de plus en plus comme une marionnette, tandis que l’État semble défaillant. »
Pierre Abi Saab constate, pour sa part, que « l’État subit les pressions de toutes les composantes du spectre politique libanais et celles des puissances occidentales ». « La classe politique est sous la coupe des pays occidentaux vu ses intérêts financiers, commerciaux et économiques. Les barons du régime libanais sont impuissants, c’est déjà bien s’ils ne relaient pas sur le Hezbollah les pressions des pays occidentaux. »
Dans cette ambiance explosive marquée par le va-et-vient incessant des avions et des drones israéliens et les menaces de « destruction du Liban » encore proférées, mardi, par le chef de la diplomatie israélienne, Israël Katz, la vie continue au pays du Cèdre.
Les restaurants sont pleins, les plages sont bondées. Il en faut plus pour effrayer les Libanais qui ont vécu toutes les guerres et connu tous les malheurs.