Nathan Thrall, prix Pulitzer 2024 : « Israël n’a jamais eu à rendre de comptes sur ses agissements »
Propos recueillis par Benjamin Barthe
Le Monde du 13 juillet 2024
L’essayiste américain vit à Jérusalem. Dans un entretien au « Monde », il revient sur la guerre à Gaza, l’annexion rampante de la Cisjordanie et l’inertie des capitales occidentales face à la destruction méthodique du territoire palestinien.
Le journaliste et essayiste américain Nathan Thrall, ancien responsable du Programme israélo-arabe de l’International Crisis Group, vit à Jérusalem. Il vient de publier Une journée dans la vie d’Abed Salama (Gallimard, 336 pages, 25 euros), une immersion dans un fait divers de 2012, emblématique du système d’apartheid israélien en Cisjordanie. L’ouvrage vient de recevoir le prix Pulitzer de non-fiction. Pour Le Monde, l’auteur revient sur l’impasse tragique dans laquelle s’enfonce le conflit israélo-palestinien.
Voilà plus de neuf mois que la guerre fait rage à Gaza. Qu’est-ce qui vous a le plus surpris dans ce conflit ?
Le soir du 7 octobre, il était évident que nous allions assister, dans la bande de Gaza, à un niveau de destruction jamais vu auparavant. Ce qui n’était pas prévu, en revanche, c’est l’endurance du Hamas. Le groupe armé, enfermé dans ce tout petit territoire, soumis à un siège intégral, privé d’eau et d’électricité, privé aussi, très vraisemblablement, du moindre ravitaillement en armes, continue à se battre. A chaque fois qu’Israël clame « mission accomplie » et annonce le démantèlement d’un bataillon du Hamas dans un secteur donné, quelques jours ou semaines plus tard, des soldats israéliens sont tués dans ce même secteur. Pour tous les analystes militaires, c’est ça le véritable choc. Loin d’avoir été éliminé, le mouvement islamiste redeviendra la force dominante à Gaza, le jour où l’armée israélienne quittera ce territoire.
Vu le niveau de pertes humaines et de destruction à Gaza, cela sera-t-il une victoire à la Pyrrhus ?
Le Hamas a enregistré d’importants gains de popularité en Cisjordanie, dans la diaspora et même dans la bande de Gaza. Les populations occupées ont naturellement tendance à soutenir ceux qui luttent contre leurs occupants. On entend, bien sûr, des anecdotes, ici et là, qui font état de critiques envers le Hamas, mais il ne faut pas leur donner trop d’importance. Tout d’abord parce qu’il ne s’agit que d’anecdotes, mais aussi parce qu’avant le 7 octobre une partie des Gazaouis détestaient déjà le Hamas. En l’état, en plus d’avoir infligé un coup très rude à Israël, ce mouvement peut se prévaloir d’avoir remis la question de la Palestine à l’agenda international. Si les hostilités se concluent par un échange de prisonniers, alors le Hamas n’aura pas de rival sérieux pour le leadership, au moins symbolique, des Palestiniens.
En Cisjordanie, les expropriations et les saisies de terres par l’armée israélienne et les colons juifs sont en forte hausse. Y a-t-il encore de la place pour un Etat palestinien, ou a-t-on atteint le point de non-retour ?
Si l’on se place d’un point de vue logistique, je dirais que oui, il est toujours possible de créer un Etat palestinien sur les territoires de 1967. Le problème n’est cependant pas logistique. Le véritable obstacle, c’est l’absence de volonté politique. Les diplomates américains ont toujours postulé que le statu quo était intenable et qu’in fine Israël devrait faire un choix. Soit donner aux Palestiniens un Etat souverain sur 22 % de la terre, comme l’OLP le demande, soit leur donner la citoyenneté et l’égalité de droits (dans le cadre d’un Etat binational unique). Ce postulat est toutefois erroné. Il y a une troisième option, qui est la poursuite du statu quo : étendre les colonies, tasser les Palestiniens dans des enclaves toujours plus étroites et ignorer les réprimandes de la communauté internationale, qui proteste mais ne fait rien de concret. Pour Israël, c’est la voie la moins coûteuse.
Quelle est la responsabilité des grandes capitales dans cette situation ?
Si l’on mettait un pistolet sur la tempe des dirigeants israéliens et qu’on leur demandait de choisir entre un Etat palestinien sur 22 % de la terre et un Etat unique avec égalité pour tous, ils choisiraient tous la première option. Le problème, c’est qu’il n’y a pas de pistolet. Israël n’a jamais eu à rendre de comptes sur ses agissements. Rappelez-vous les mises en garde lancées à Benyamin Nétanyahou par ses prédécesseurs au poste de premier ministre, Ehoud Olmert et Ehoud Barak : « Si nous ne mettons pas un terme à l’occupation, il y aura un tsunami diplomatique, nous serons ostracisés, le monde entier nous considérera comme un Etat d’apartheid. » Nétanyahou a démontré qu’ils avaient tort. Il a poursuivi l’occupation et il n’y a eu aucune conséquence.
Les reconnaissances de l’Etat palestinien auxquelles on a assisté récemment, de la part de l’Espagne, de l’Irlande et de la Norvège, sont-elles la voie à suivre pour les pays européens ?
C’est un pas dans la bonne direction, mais il est franchement insuffisant. Quand la Suède a reconnu la Palestine il y a dix ans, le seul changement que j’ai noté, c’est que le consul général de Suède à Jérusalem-Est a été rebaptisé ambassadeur. Une mesure qui pourrait véritablement influer sur le comportement d’Israël, ce serait de remettre en cause l’accord d’association économique entre cet Etat et l’Union européenne.
La bande de Gaza est rasée aux deux tiers environ. Comment pourra-t-elle se relever d’une telle épreuve ?
Cet événement va rester gravé, pour très longtemps, dans la mémoire des Palestiniens. Mais n’oublions pas que Gaza a toujours été le centre de la résistance à la domination israélienne. C’est là que la lutte est née dans les années 1950 et que la première Intifada a commencé. Durant la deuxième Intifada, ce sont les attaques des groupes armés palestiniens qui ont forcé Israël à évacuer la bande de Gaza. Je pense donc que ce territoire va continuer à être le cœur de la résistance à Israël. Et, évidemment, compte tenu de ce que la jeune génération de Gazaouis a subi durant cette guerre, on peut s’inquiéter de ce que l’avenir nous réserve.