Philippe Lazzarini, un haut fonctionnaire onusien dans le collimateur d’Israël

Publié le par FSC

Par Laure Stephan
Le Monde du 15 juillet 2024

 

Depuis le début de la guerre à Gaza, le commissaire général de l’UNRWA, l’agence des Nations unies pour les réfugiés palestiniens, fait l’objet d’attaques virulentes de la part de l’Etat hébreu.

Quand il arrive au pont Allenby, le point de passage entre la Jordanie et la Cisjordanie occupée, Philippe Lazzarini, le patron de l’UNRWA, l’agence des Nations unies chargée des réfugiés palestiniens, ne bénéficie plus de l’immunité diplomatique. Il ne dispose plus de la « carte jaune », le document protégeant les hauts fonctionnaires onusiens en Israël, qui contrôle le côté palestinien du terminal. Les bagages de M. Lazzarini, domicilié à Amman, mais habitué à se rendre à Jérusalem, sont fouillés. Avant la guerre à Gaza, il disposait d’une autorisation de résidence d’un an en Israël ; depuis, l’Etat hébreu ne lui accorde plus que des visas d’un mois. « Du jamais-vu pour un commissaire général de l’UNRWA », souffle ce Suisse de 60 ans.


Depuis le déclenchement, à l’automne 2023, de la guerre entre Israël et le Hamas, qui a causé la mort de plus de 38 000 Palestiniens selon les autorités locales, l’agence est la cible d’une campagne de déstabilisation israélienne sans précédent. Après avoir tenté de la discréditer auprès de ses bailleurs de fonds, en accusant certains de ses employés d’être impliqués dans l’attaque perpétrée par le Hamas le 7 octobre (1 200 morts côté israélien), l’Etat hébreu envisage de la faire classer « organisation terroriste » par son Parlement.

En attendant, il bloque l’entrée de ses convois d’aide dans la bande de Gaza et entrave le mouvement de ses enseignants et de ses médecins en Cisjordanie. Pour la coalition ultranationaliste au pouvoir à Jérusalem, l’UNRWA, gardienne du droit au retour des réfugiés palestiniens et ultime rempart à l’effondrement total de Gaza, est l’agence à abattre. Et son chef, Philippe Lazzarini, un gêneur qu’il faut évincer.


Israël Katz, le ministre israélien des affaires étrangères, l’a appelé à démissionner. M. Lazzarini ne peut plus se rendre dans l’enclave palestinienne, soumise à un déluge de feu, lui qui, lors de ses quatre visites entre octobre et janvier, s’était fait un « devoir » de montrer à ses habitants qu’ils « n’étaient pas oubliés ». Le voici vilipendé sur les réseaux sociaux par une cohorte d’internautes pro-israéliens, traité de collaborateur du Hamas, de menteur ou de naïf. Face à ce tir de barrage, le commissaire général – le « CG », comme disent ses équipes – a pris de l’envergure et s’est décidé à rendre les coups.


Avant le 7 octobre 2023, il n’avait pas la réputation d’être un va-t-en-guerre. Selon Jalal Al-Husseini, chercheur à l’Institut français du Proche-Orient, à Amman, et fin connaisseur de l’UNRWA, il était même « proche de la caricature suisse : on progresse pas à pas, sans faire de vagues ». Un ancien employé va plus loin, reprochant à Philippe Lazzarini d’avoir longtemps été davantage dans la réaction que dans une démarche proactive : « D’autres patrons tapaient du poing sur la table quand les Israéliens leur mettaient des bâtons dans les roues. »

« Travail de pompier »


Lorsqu’il prend ses fonctions, en 2020, le patron de l’UNRWA doit « faire un travail de pompier : éteindre les incendies provoqués par son prédécesseur, Pierre Krähenbühl », précise le sociologue italo-helvétique Riccardo Bocco, spécialiste du Proche-Orient. M. Krähenbühl, Suisse lui aussi, a été mis sur la touche après avoir été accusé d’abus de pouvoir à la suite d’une enquête interne de l’ONU. Le moment est venu de remettre de l’ordre, de redonner de la crédibilité à l’agence, et M. Lazzarini s’y attelle.


Il soigne les relations avec ses bailleurs de fonds, dans un contexte de tourmente financière provoquée par la suppression par les Etats-Unis, donateurs historiques, de leur contribution, en 2018. Donald Trump, alors président, s’était rallié aux obsessions de la droite israélienne, déterminée à faire disparaître l’UNRWA, « dans l’idée, à courte vue, que le statut des réfugiés n’existerait plus si l’agence était dissoute », dit, aujourd’hui, M. Lazzarini. L’administration Biden rétablira les financements en 2021.
 

Philippe Lazzarini n’est pas un novice en la matière. Il a l’expérience des levées de fonds internationales pour les pays en crise dans lesquels il a travaillé, essentiellement en Afrique et au Proche-Orient. Il a intégré les Nations unies en 2003, après plusieurs postes au sein du Comité international de la Croix-Rouge (CICR) et une courte parenthèse dans le secteur bancaire. Mais il découvre à quel point la droitisation de plusieurs gouvernements occidentaux, les plus importants bailleurs de l’agence avec le Japon, pèse sur le fonctionnement de celle-ci.


Dans les médias, il parle du dénuement des réfugiés palestiniens et vante le rôle de stabilisateur social joué par l’UNRWA dans une région en ébullition permanente. Le ton est impeccablement diplomatique. Un peu trop, d’ailleurs, aux yeux de certains observateurs. Dans un échange public en 2022, en Suisse, Riccardo Bocco, fervent défenseur de l’UNRWA, reproche à M. Lazzarini de n’avoir aucune vision stratégique et de se contenter, dans ses relations avec les donateurs, de « faire une litanie » des problèmes auxquels est confrontée l’agence. Visiblement exaspéré, M. Lazzarini ne s’est néanmoins pas départi de ce calme qui ne le quitte jamais.

Boussole simple


Trop lisse, le « CG » ? Dans la foulée du 7 octobre 2023, alors que la plupart des capitales occidentales, emportées par leur soutien à Israël, ferment les yeux sur la brutalité des représailles lancées sur Gaza, il tente de faire entendre une position médiane. Si Philippe Lazzarini condamne le « massacre abominable » commis par le Hamas, il s’indigne aussi de la « déshumanisation » des Gazaouis.


En pleine polémique sur les chiffres des morts fournis par le ministère de la santé local, administré par le Hamas, il rappelle que lors des précédents conflits la comptabilité dressée par le mouvement islamiste s’était révélée « fiable ». Face aux chefs d’Etat et de gouvernement désireux d’avoir son avis, il s’en tient à une boussole simple, celle du droit humanitaire international.


M. Lazzarini, dont le premier voyage à Gaza remonte à 1991, mesure bien les passions que soulève le conflit israélo-palestinien. Entre 2008 et 2010, alors qu’il était établi à Jérusalem en tant que représentant du Bureau des Nations unies pour la coordination des affaires humanitaires dans les territoires occupés, il avait compris combien le langage pouvait être miné dans cet environnement très divisé. « Chaque mot, chaque virgule compte », estime-t-il.


Depuis le 7 octobre 2023, ses prises de parole ont gagné en intensité. Dénonçant les « déplacements forcés » de civils dans un territoire transformé en « cimetière », ainsi que les privations de nourriture infligées à la population, il appelle à un cessez-le-feu. Ses discours ont nourri la réflexion de la Cour internationale de justice, qui a fait le constat, le 26 janvier, d’un « risque réel » de génocide à l’encontre des Palestiniens, suscitant un tollé en Israël et aux Etats-Unis.


« L’affaire UNRWA » éclate le même jour. Acte I : M. Lazzarini révèle qu’Israël accuse douze des treize mille salariés de l’agence à Gaza d’avoir participé au massacre de l’automne. Acte II : malgré l’absence d’éléments étayant les allégations de l’Etat hébreu, seize bailleurs gèlent à la hâte leur financement. L’UNRWA vacille. En quelques jours, la moitié de son budget annuel s’envole. Acte III : fin avril, un rapport signé de l’ex-cheffe de la diplomatie française Catherine Colonna conclut que l’agence fait son possible pour préserver sa neutralité et qu’elle est « irremplaçable ». Les Etats qui avaient abandonné l’UNRWA en rase campagne font marche arrière, à l’exception des Etats-Unis, dont les contributions sont gelées jusqu’en 2025. L’affaire rebondira peut-être : l’enquête interne de l’ONU sur les salariés mis en cause (dix-neuf au total, dont un cas classé) n’est pas terminée.

Fendre l’armure


Dans le camp propalestinien, le « CG » ne compte pas que des amis. Certains aimeraient qu’il utilise, par exemple, le mot « génocide » pour qualifier les massacres en cours à Gaza. « Lazzarini a défendu son organisation et ses équipes bec et ongles, estime une source qui le connaît depuis ses années au Liban (2015-2020). Il parle clairement sur Gaza, dans les limites qui sont celles d’un haut fonctionnaire de l’ONU. Avec les positions qu’il a prises, c’est sans doute son dernier grand poste aux Nations unies. Défendre les Palestiniens, c’est l’assurance d’être mis au placard. »


Yeux bleus et longue silhouette, le patron de l’UNRWA revendique de tenir l’émotion à distance dans ses interventions publiques, « tout en répondant avec la sensibilité nécessaire ». Ce sang-froid, il l’a forgé après le choc vécu à Sarajevo, comme envoyé du CICR, à l’époque où la ville était soumise au siège des milices serbes (1992-1996). « J’ai fait un travail sur moi qui m’a permis d’être mieux équipé face aux horreurs auxquelles on est confronté sur les terrains de guerre », glisse-t-il, avant de réorienter la conversation sur les rencontres marquantes de sa carrière. « Lazzarini est un timide, il n’aime pas être au premier plan, ajoute l’interlocuteur cité plus haut. C’est un bosseur, qui réfléchit, agit beaucoup et communique peu. »


La guerre à Gaza l’a pourtant contraint à fendre l’armure. Il n’aimait pas les entretiens en direct aux heures de grande écoute ? Il s’y plie, y compris chez Christiane Amanpour, la présentatrice vedette de la chaîne américaine CNN. « Je n’avais pas le droit à l’inhibition », reconnaît celui qui confesse un « sens du devoir ». Son entourage l’a poussé : « Mon épouse [une avocate], Juliette [Touma, directrice de la communication de l’UNRWA], Tamara [Al-Rifaï, directrice des relations extérieures de l’agence] m’ont dit : “Tu as une voix, tu dois l’utiliser.” Elles avaient raison, évidemment. » « Il remplit bien son rôle », juge le chercheur Jalal Al-Husseini.
Initialement sur la défensive, l’agence est passée à l’offensive. Début mars, elle a accusé l’armée israélienne d’avoir recouru à la torture contre certains de ses employés, afin d’obtenir des « aveux forcés », « utilisés pour diffuser des informations erronées sur l’agence ». Le commissaire général ne parle plus de « campagnes » contre l’UNRWA, mais de « tentatives d’assassinat politique ». Et continue de dénoncer le prix astronomique payé par les civils à Gaza. « Dans la guerre des narratifs, ses prises de parole participent à rétablir un récit qui correspond à la réalité du terrain », assure une source humanitaire sur le terrain.


Pour autant, a-t-il changé depuis l’automne 2023 ? Cet homme dont l’agenda est organisé à la minute près affirme n’avoir pas eu le temps d’y réfléchir. Il concède toutefois ressentir de la « frustration » et de la « colère » en voyant « ce à quoi les gens de Gaza et Gaza ont été réduits ». « Mais je ne crois pas qu’utiliser ces sentiments comme mode de communication soit très productif », confie-t-il.


Dans l’une des enceintes de l’UNRWA à Amman, un jardin d’oliviers rend hommage aux employés (197, à la date du 7 juillet) et aux Palestiniens morts à Gaza depuis octobre. Une plaque a été posée en leur mémoire. Quelque 190 installations de l’UNRWA, surtout des écoles transformées en abris, ont été touchées par les bombardements. Plus de 520 déplacés y ont été tués.


« Il y a tellement de choses que l’on n’a pas réussi à faire, soupire Philippe Lazzarini, tenaillé par un sentiment d’impuissance. Les agences humanitaires ne peuvent pas se substituer aux Etats. Est-ce que les Etats ont la volonté de faire plus ? » Le commissaire général, dont le mandat s’achèvera en mars 2026, s’inquiète pour cette région qu’il « aime ». Il redoute que le processus de déstabilisation du Proche-Orient, commencé par l’invasion américaine de l’Irak en 2003, ne soit pas fini.
 

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