Une extension du conflit avec Israël inquiète les Libanais... modérément
Gwenaelle Lenoir
Médiapart du 13 juillet 2024
Une frappe aérienne israélienne sur le village de Tairharfa, dans le sud du Liban, le 11 juillet 2024. © Photo Kawnat Haju / AFP |
La rumeur d’une déflagration générale entre Israël et le Hezbollah libanais court à travers le Proche-Orient depuis des semaines, confortée par une escalade verbale et militaire. Au Liban, les observateurs et la population pensent cependant qu’elle n’aura pas lieu.
Les Libanais ont l’habitude des guerres et de leurs signes avant-coureurs. Ils savent que le bruit des bottes, même très fort, ne débouche pas forcément sur une guerre. Mais ils ont aussi appris qu’une escalade de la rhétorique belliqueuse peut déboucher sur un engrenage impossible à maîtriser.
Leur problème, aujourd’hui, est de situer le curseur : proche de la déflagration générale ou du côté de l’esbroufe ?
« Soyons clair, la guerre est déjà là, assure Ziad Majed, chercheur et professeur à l’université américaine de Paris. Elle se poursuit depuis le 8 octobre 2023, avec au moins 545 morts, de nombreux villages du Sud-Liban ravagés, et plus de 90 000 déplacés internes. »
Côté israélien, 27 personnes, dont 15 militaires, ont été tuées par des tirs du Hezbollah, et 65 000 évacuées de la région nord.
Mais cette guerre, pour l’instant, est de celles qu’on qualifie de « basse intensité », autrement dit un conflit d’une ampleur limitée, contrôlée par les belligérants. Ce qui ne signifie pas une absence de tragédies.
Le 8 octobre 2023, le Hezbollah a décidé d’ouvrir un front au nord d’Israël, en soutien au Hamas de la bande de Gaza. Il agit au nom de l’« axe de la résistance », alliance informelle qui n’accepte aucune normalisation avec l’État hébreu et regroupe l’Iran, la Syrie, les houthis du Yémen, le Hach al-Chaabi irakien, les mouvements palestiniens Hamas et Jihad islamique, et bien sûr le Hezbollah. Lequel, à ce titre, a tiré des missiles guidés et des obus sur des positions israéliennes dans le secteur des fermes de Chebaa, revendiquées par le Liban.
Démonstrations de force
Depuis cette date, des centaines d’attaques ont eu lieu de part et d’autre de la frontière entre le Liban et Israël. L’ONG Acled (Armed Conflict Location and Event Data Project), spécialisée dans l’études des conflits armés, en a recensé 7 400 entre le 8 octobre 2023 et le 21 juin 2024 : 6 142 lancées par Israël vers le sol libanais et 1 258 lancées par le Hezbollah contre l’État hébreu.
Échanges de tirs d’artillerie, tirs de drones, bombardements, assassinats ciblés sont quotidiens.
Selon un décompte cité par le quotidien libanais L’Orient-Le Jour le 10 juillet, 369 combattants du Hezbollah ont été tués depuis le 8 octobre 2023. Parmi eux, des dirigeants importants de sa branche militaire. Ainsi, le 3 juillet, de Mohamed Nimah Nasser, chef de la division drones du Parti de Dieu, alors qu’il circulait en voiture dans la ville de Tyr. Le 9 juillet, c’est au tour de Yasser Nimr Qarnabsh, ancien garde du corps d’Hassan Nasrallah, leader du Hezbollah, et chargé du transport des armes et des hommes entre le Liban et la Syrie.
Le lendemain, un drone du Hezbollah a touché une base militaire israélienne de Galilée, tuant un soldat.
Si les attaques israéliennes sont plus nombreuses, les démonstrations de force du Parti de Dieu libanais sont les plus spectaculaires. Il dévoile, avec une dramaturgie qui lui est familière, ses capacités militaires.
« Il reste dans la dissuasion, avec des actions limitées, mais a monté le ton, analyse un observateur régional. En deux mois, il a envoyé trois messages aux autorités et à la population israélienne. Le premier, c’est l’utilisation de missiles sol-air pour détruire des drones israéliens. Il n’avait jamais utilisé ce type d’engins avant. Le deuxième, c’est une vidéo tournée par un drone qui a survolé Haïfa et dans laquelle sont mentionnés trois types de cibles : militaires, stratégiques, civiles. Il signifie par là qu’en cas de guerre générale, il visera et touchera des quartiers civils. Le troisième message, c’est un discours de Nasrallah dans lequel il menace Chypre. »
Ce dernier message s’adressait surtout à l’Union européenne : Chypre est certes un allié d’Israël, mais l’île est surtout la porte de sortie des ressortissants étrangers résidant au Liban en cas de guerre, là où les bateaux français, britanniques, canadiens accosteraient.
La diffusion de vidéos tournées par des drones, donc par des engins qui survolent tranquillement le sol israélien et ses bases militaires, se fait de plus en plus fréquente et participe à la montée de l’inquiétude en Israël.
Équilibre de la terreur
Car, écrit le quotidien israélien Haaretz le 11 juillet, c’est « comparable aux modes opératoires utilisés par Israël au cours des années précédentes, qui révèle périodiquement une partie des renseignements qu’il recueille sur le Hezbollah, notamment sur le déploiement de ses systèmes, les caches de roquettes et d’armes et les pistes d’atterrissage construites avec l’aide de l’Iran ».
Les dirigeants israéliens multiplient les déclarations menaçantes. « Dans la difficile campagne que nous menons contre le Liban, nous avons établi un principe : quiconque nous fait du mal est voué à être tué, et nous appliquons ce principe », a déclaré le premier ministre, Benyamin Nétanyahou, le 5 juillet, justifiant les assassinats ciblés.
Son ministre de la défense, Yoav Gallant, a menacé de ramener le Liban à l’« âge de pierre », celui des affaires étrangères, Israël Katz, a affirmé que « dans une guerre totale, le Hezbollah sera détruit et le Liban durement touché ». Pour celui de la sécurité nationale, le suprémaciste juif d’extrême droite Itamar Ben Gvir, « la tâche des Forces israéliennes de défense est maintenant de détruire le Hezbollah ». Seule façon, à ses yeux, de supprimer la menace militaire qui pèse le nord de l’État hébreu et de retrouver l’entièreté de la souveraineté nationale. Des pans entiers du territoire israélien échappent en effet au contrôle de Tel-Aviv.
Tout semble donc en place pour une conflagration générale.
Sont évoquées une attaque massive sur Beyrouth, une offensive terrestre israélienne, des tirs sur Tel-Aviv et Haïfa, et l’entrée dans la danse macabre des forces régionales, Iran et milices irakiennes, avec des conséquences imprévisibles sur l’Égypte et la Jordanie. Bref, un cauchemar.
Mais au Liban, personne ne semble y croire.
« Tout le monde est épuisé. L’armée israélienne n’arrive pas à sortir victorieuse de Gaza et manque d’hommes, la société israélienne se déchire sur le service militaire des ultraorthodoxes. Le Hezbollah, de son côté, n’attend qu’une chose : un cessez-le-feu à Gaza pour pouvoir décréter la fin de sa guerre de soutien au Hamas », assure une personnalité de la scène politique libanaise.
La dissuasion, juge-t-on, fonctionne : le Hezbollah possède des forces autrement plus puissantes que celles du Hamas et son allié régional, l’Iran, a montré, dans la nuit du 13 au 14 avril, qu’il était capable de lancer des centaines d’engins sur l’État hébreu.
« Les experts s’accordent à dire que le Hezbollah possède des missiles hypersoniques, qui vont plus vite que le son, assure l’observateur régional. Autant il a été possible, pour les systèmes de défense antimissiles, d’arrêter les engins tirés depuis l’Iran, qui ont dû traverser des centaines de kilomètres, autant ces systèmes seraient impuissants face à des missiles tirés à dix kilomètres de la frontière. La menace du Hezbollah est donc extrêmement puissante. »
Et la promesse d’une confrontation aussi destructrice pour Israël que pour le Liban est susceptible de calmer les ardeurs belliqueuses. Elle pousse en tout cas les États-Unis, la France et la Grande-Bretagne, notamment, à lancer des missions de bons offices.
Au cœur du dispositif diplomatique, plus que Jean-Yves Le Drian, envoyé spécial français, se trouve Amos Hochstein, diplomate américain, coordinateur des affaires énergétiques au sein du secrétariat d’État (le ministère des affaires étrangères des États-Unis). Il a négocié l’accord de 2022 entre le Liban et Israël sur la délimitation des frontières maritimes et la répartition des gisements gaziers offshore. Autant dire qu’il a l’oreille des deux parties, Hezbollah et Israël.
« Les Américains ont été les premiers à comprendre que le Hezbollah cesserait ses attaques aussitôt qu’un accord sur Gaza serait signé et qu’il ne voulait pas de guerre générale, reprend l’observateur. Le message d’Amos Hochstein ne varie pas : Washington ne veut pas de guerre au Liban. Il le répète à Beyrouth et à Tel-Aviv. » Bref, l’administration Biden fait tout ce qui est en son pouvoir pour verser des tonnes d’eau sur l’incendie qui menace.
« Les Qataris jouent les messagers entre les Occidentaux, les Iraniens et le Hezbollah, et les messages sont tous de la même teneur : “Nous ne voulons pas de guerre”, confirme Ziad Majed. Tous ces pays veulent éviter une confrontation totale. Les Israéliens continuent à menacer, mais ces menaces perdent en crédibilité au fil des jours car il ne se passe finalement rien de plus que l’affrontement de basse à moyenne intensité habituel. Elles montrent juste l’arrogance et la culture de l’impunité des dirigeants israéliens. »
Et sur le terrain ?
Les tragédies de la guerre ont déjà bouleversé les vies. Dans les villages du Sud-Liban, relève le Conseil du Sud libanais, cité par L’Orient-Le Jour, 3 000 maisons ont été détruites totalement ou partiellement, et 30 000 plus ou moins sérieusement endommagées. Les dégâts s’élèvent déjà à plus d’un milliard d’euros.
Certes, Amr Diab, icône égyptienne de la chanson arabe, a rassemblé 22 000 personnes pour son concert du 15 juin à Beyrouth, avec des places à 140 euros pour les moins chères. Certes, la banlieue sud de Beyrouth, fief du Hezbollah, n’a rien perdu de son activité et célèbre ces jours-ci l’Achoura, une des fêtes les plus importantes du calendrier musulman.
Mais « les habitants du Sud, notamment, sont très inquiets. Beaucoup ont dû quitter leur village, leur travail, ont perdu leurs ressources et ont dû aller se réfugier un peu partout dans le pays, sans en avoir les moyens », affirme Hana Jaber, chercheuse et directrice de la fondation libanaise Lokman Slim, qui travaille sur les assassinats politiques. « Beaucoup vivent dans des bâtiments publics, écoles, stades, sans perspective. Ils se posent la question de l’utilité de ce front en soutien à Gaza, du futur de leur région. »
D’autant que le Hezbollah ne possède plus l’aura conférée par le retrait israélien du Sud-Liban en 2000, célébré comme une victoire de ses combattants contre l’occupant, ni celle de 2006, quand il avait financé la reconstruction du sud du pays ravagé par la guerre contre Israël.
Mais est difficile de savoir si le Parti de Dieu a perdu de sa popularité. « Bien sûr, ceux qui ont subi la guerre de 2006 ne souhaitent pas en revivre une, encore plus violente, affirme Ziad Majed. Un certain nombre de personnes se plaignent, d’autant qu’elles souffrent déjà de l’effondrement économique du pays, pensent que les destructions actuelles auraient pu être évitées. Mais d’autres considèrent que les missiles du Hezbollah créent un équilibre de la terreur qui évite au Sud-Liban le sort de Gaza. »
Comme toujours au Liban, la grille de lecture confessionnelle ne peut être écartée : les chrétiens se montrent plus critiques, y compris le courant du général Michel Aoun, qui a longtemps été allié avec le Hezbollah. « Mais la rupture est intervenue avant octobre 2023 et sur d’autres sujets », affirme encore Ziad Majed. Les sunnites, eux, soutiennent fortement Gaza et le Hamas, sans pour autant être favorables à une guerre générale contre Israël.
Tout le monde, en fait, est suspendu au devenir de Gaza et à un cessez-le-feu entre le Hamas et Israël, persuadé qu’il entraînera un arrêt des hostilités entre le Hezbollah et Israël. Encore faudrait-il qu’un accord soit conclu. Avant qu’un dérapage plus sérieux qu’un autre, par exemple un missile tiré sur une école, un hôpital, ne rende la situation incontrôlable.