A Gaza, l’insoutenable famine infantile

Publié le par FSC

 

Par Ghazal Golshiri
Le Monde du 27 août 2024

 

       Un nouveau-né prématuré est évacué de l’hôpital Al-Aqsa vers l’hôpital Nasser de Khan Younès, dans la bande de Gaza, le 26 août 2024. ABD ELHKEEM KHALED / REUTERS

A la différence des enfants morts dans les bombardements, aucun bilan ne recense ceux qui sont décédés à la suite de malnutrition ou de déshydratation. Mais les médecins font état de très jeunes victimes dont le nombre augmente.
Hatim Alhaddad, nouveau-né de 1 jour, mort le 14 juin à cause de problèmes respiratoires combinés à la malnutrition. Abdulaziz Abdulrahman Salem, 15 jours, mort le 2 mars des suites d’un œdème de famine, qui se caractérise par un gonflement du visage. Mira Muhammad Bakr Al Shawa, 15 jours, décédée le 3 mars, en raison, elle aussi, de difficultés respiratoires aggravées par la malnutrition. Youssef Sami Al-Tiramisi, 25 jours, mort le 6 février, à cause de la malnutrition. La liste, déchirante, est loin d’être close.
Depuis le début de la guerre lancée par Israël contre Gaza, le 7 octobre 2023, dans les heures qui ont suivi l’attaque sanglante du Hamas sur le territoire de l’Etat hébreu, le département pédiatrique de l’hôpital Kamal-Adwan, situé dans le nord de l’enclave palestinienne, a enregistré la mort de trente-sept enfants par malnutrition et déshydratation. Au moment de leur décès, le poids de tous les nouveau-nés mentionnés plus haut était inférieur à la moyenne. Abdulaziz Abdulrahman Salem pesait 1,3 kg.


Médecin dans ce même établissement, Hussam Abu Safiya reçoit tous les jours une trentaine d’enfants « montrant des symptômes de malnutrition et d’une sévère déshydratation, explique ce praticien gazaoui, joint par WhatsApp. En mai, j’ai examiné une fillette de 7 ans. Sa mère m’a dit que son enfant n’avait rien mangé ou bu depuis cinq jours. Je n’ai pas pu la sauver : elle est morte au bout de trois jours d’hospitalisation. »

Plus que la peau sur les os


A l’hôpital Nasser, situé plus au sud dans la bande de Gaza, à Khan Younès, trois enfants ont perdu la vie depuis le mois de mai, en raison de la malnutrition. « Un garçon de 6 ans et deux filles, l’une âgée de 1 an et l’autre de 6 mois, précise le médecin Ahmed Al-Farra depuis Gaza. Celle de 6 mois s’appelait Toline. Elle a été hospitalisée plusieurs fois, mais la dernière fois, le 23 août, on n’a pas pu la sauver. » Sur les photos d’elle, vivante, qu’Ahmed Al-Farra a envoyées au Monde, la petite, en pleurs, n’avait plus que la peau sur les os.
Dans le département pédiatrique de l’hôpital Nasser, neuf mineurs sont hospitalisés, souffrant du manque de nourriture et d’eau potable, parfois en liaison avec d’autres comorbidités. L’unité des soins intensifs réservée aux enfants dans cet établissement, qui accueille notamment ceux ayant été blessés dans les bombardements, n’a plus de capacité pour prendre en charge les autres, ceux qui souffrent de malnutrition. « Nous avons essayé de consacrer à ces enfants un petit espace dans l’unité des soins intensifs pour les adultes. Mais souvent, là-bas non plus, il n’y a pas de places disponibles », se désole Ahmed Al-Farra.
Contacté par Le Monde, l’Unicef alerte sur la situation : « Plus de 50 000 enfants de moins de 5 ans dans la bande de Gaza ont besoin d’un traitement contre la malnutrition aiguë. » L’organisation onusienne et ses partenaires ont identifié un total de 8 811 enfants souffrant de famine.

Des difficultés pour allaiter
La mort due à la malnutrition touche davantage les nouveau-nés, car « les besoins en calories des mères enceintes et celles qui allaitent sont plus élevés, explique Isra Saleh, praticien travaillant pour l’ONG Médecins du monde à Gaza. La pénurie de nourriture, la restriction des aides humanitaires et l’absence quasi totale de suppléments [multivitamines et autres] affectent directement les mères et leurs bébés ».
De son côté, le Bureau de la coordination des affaires humanitaires des Nations unies (OCHA) s’inquiète du sort des mères qui, à Gaza, ont des difficultés pour allaiter en raison de « carences nutritionnelles, du manque d’intimité, du stress et des traumatismes, aggravés par une pénurie de lait maternisé, des dépistages de malnutrition limités et une distribution incohérente de suppléments nutritionnels ».
Selon l’Unicef, une augmentation des niveaux de malnutrition chez les enfants du nord de Gaza – où est situé l’hôpital Kamal-Adwan – a été observée en juillet, où plus de 650 ont reçu un diagnostic de malnutrition aiguë, soit une augmentation de 47 % par rapport à juin.

Des pillages avec violence
« Les Israéliens laissent passer peu de choses par le corridor Netzarim [une route militarisée aménagée par l’armée israélienne à partir de la mi-février, qui coupe l’enclave de Gaza en son milieu], explique depuis Khan Younès Jacob Granger, coordinateur des projets de Médecins sans frontières (MSF) à Gaza. Dans le Nord, peu de fruits et de légumes sont disponibles. Les besoins en nutrition y sont plus prononcés. »
Alors que la bande de Gaza dépendait déjà à 80 % de l’aide extérieure avant le 7 octobre 2023, aujourd’hui les approvisionnements, notamment en médicaments et en produits d’hygiène, sont devenus très insuffisants. « Si, avant, plus de 100 camions sur 500 arrivant à Gaza tous les jours concernaient les fournitures humanitaires et hygiéniques, aujourd’hui nous n’en sommes qu’à 70 par jour, ce qui est extrêmement faible au vu des besoins écrasants », déplore Juliette Touma, porte-parole de l’agence de l’ONU pour les réfugiés palestiniens (UNRWA), dans un entretien au Monde.
Depuis l’opération militaire de l’armée israélienne lancée à Rafah en mai, ce point de passage reste fermé. Le terminal de Kerem Shalom (Sud) reste la seule porte d’entrée. Erez, le point d’approvisionnement dans le nord-est de la bande de Gaza, ne voit, quant à lui, passer que quelques camions. Selon Jacob Granger, « le problème à Kerem Shalom, devenu une énorme zone de stockage, est que les aides y restent bloquées très longtemps. Ensuite, pour des raisons logistiques, les faire parvenir de Kerem Shalom jusqu’à l’intérieur de la zone humanitaire est très compliqué ». Autre difficulté : les pillages avec violence, qui « fragilisent l’approvisionnement », précise-t-il.
Dans ce contexte, les enfants les plus faibles, notamment ceux souffrant de maladies génétiques et qui ont besoin de nourriture et de suppléments nutritionnels spécifiques, et ceux dont les vaccinations ont été interrompues, présentent le plus de risques. Le 23 août, l’Organisation mondiale de la santé (OMS) a confirmé qu’un bébé de 10 mois à Gaza était désormais paralysé, victime de la polio. Le premier cas depuis plus de vingt-cinq ans.

Crainte d’une « résurgence des maladies infectieuses »
« A Gaza, beaucoup d’enfants ont dû interrompre leurs vaccinations, ce qui les expose à des maladies infectieuses telles que la polio et la rougeole, confirme Louisa Baxter, qui pilote l’unité de santé d’urgence de l’ONG Save the Children dans l’enclave palestinienne. Cette situation est encore plus préoccupante pour les enfants nés pendant la guerre, car ils pourraient avoir eu un calendrier vaccinal incomplet. »
Si la situation n’évolue pas, l’inquiétude sera encore plus forte à l’approche de l’hiver, où, selon cette médecin, le risque augmente considérablement d’assister « à une résurgence des maladies infectieuses telles que la diarrhée et les infections pulmonaires, soit les principales causes de mortalité chez les enfants dans les contextes complexes, comme la vie dans les camps surpeuplés ».
Selon les médecins contactés par Le Monde à Gaza, les parents, bien souvent, ne peuvent pas emmener leurs enfants rapidement à l’hôpital ou dans un centre de santé en raison des bombardements ou des opérations de l’armée israélienne. Et, circonstance aggravante, sur les trente-six hôpitaux de l’enclave, vingt sont complètement hors service.
Les moyens de transport sont également devenus rares et l’essence manque. Louisa Baxter se souvient de la visite d’une mère dans la clinique de Save the Children, à Deir Al-Balah, ville située dans le centre de Gaza, dont « l’enfant allait mal et cela depuis déjà quelques jours. Quand je lui ai dit : “La prochaine fois, essayez de ramener le bébé dès que vous pouvez !”, elle m’a répondu : “Je ne peux pas, parce que ma voiture a été détruite et je suis incapable de marcher avec mon enfant dans la chaleur pendant deux, trois heures jusqu’à la clinique” », rapporte-t-elle.
A ce stade, alors que les ordres d’évacuation lancés par l’armée israélienne sont quasi quotidiens, le directeur général de l’organisation Defense for Children International-Palestine, Khaled Quzmar, estime qu’aucun bilan ne peut être établi pour recenser les enfants morts à cause de la faim et du non-accès aux médicaments. « Les statistiques relayées par différents organismes concernent les décès répertoriés dans les hôpitaux, alors que les enfants qui meurent ailleurs, dans les camps ou sur le chemin entre deux déplacements forcés, ne sont pas comptés », précise-t-il.
Aujourd’hui, même dans un scénario où les hostilités cesseraient – ce qui semble très peu probable, vu le peu d’avancées obtenues lors des dernières négociations au Caire –, Isra Saleh pense que le chemin vers une amélioration pour la santé des enfants de Gaza resterait très long, « au moins deux ou trois ans ».

 

 

 

 

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