CHILI : Une répression politique contre le communiste Daniel JARDUE
Accusé dans une affaire de corruption, l’ancien pré-candidat à l’élection présidentielle et maire communiste Daniel Jadue, célèbre dans tout le Chili pour un modèle de « pharmacies populaires » qu’il a inauguré, a été placé en détention préventive le 3 juin. Ses soutiens dénoncent un harcèlement judiciaire. Cette affaire s’inscrit en effet dans une liste d’attaques juridiques contre l’élu communiste qui prend des allures de lawfare [« guerre judiciaire », contraction de law et de warfare NDLR]. Le traitement singulièrement sévère dont il fait l’objet contraste avec la relative tranquilité dont jouissent les politiciens conservateurs. Son incarcération est-elle un moyen de neutraliser le porte-parole d’une gauche de rupture, et l’un des critiques les plus audibles des renoncements du président Gabriel Boric ?
Figure politique emblématique du Parti communiste chilien, Daniel Jadue a forgé sa réputation depuis 2012 lors de son élection à la tête de Recoleta, commune populaire du nord de la capitale Santiago du Chili. En 2021, il était le candidat communiste lors de la primaire de la coalition de gauche, face au député Gabriel Boric, candidat du Frente amplio et finalement élu Président.
Figure de la transformation sociale
Symbole de sa gestion communale, la mise en place en 2015 de la première pharmacie populaire du pays : un établissement géré par la municipalité qui permet de fournir des médicaments jusqu’à 70 % moins chers que dans les pharmacies traditionnelles. Une démarche audacieuse de « communisme municipal » visant à la réappropriation d’un marché des médicaments contrôlé par quelques grandes chaînes de l’industrie pharmaceutique, dont plusieurs ont été condamnées pour des ententes sur les prix. Signe de son succès et d’un réel besoin, le modèle des pharmacies populaires s’est étendu à travers le Chili dans 170 municipalités (le pays compte 346 communes), rassemblées au sein de l’Association chilienne des municipalités avec des pharmacies populaires (Achifarp), dont l’adhésion permet d’obtenir les produits médicaux aux tarifs planchers. Les pharmacies populaires ont ainsi joué un rôle clef pendant la pandémie liée au Covid-19, notamment pour assurer la continuité des soins auprès des habitants victimes de maladies chroniques.
Suite à l’élection du Président Gabriel Boric en 2021 et la composition d’une coalition gouvernementale à laquelle participe le Parti communiste, Daniel Jadue a peu à peu porté un discours plus critique et radical à la gauche de l’exécutif. Davantage ancré dans le sillage des revendications sociales, largement soutenu dans sa commune et bénéficiant jusqu’alors d’une certaine sympathie à gauche, Jadue a cristallisé sur lui les attaques répétées de la droite et de l’appareil médiatique, voyant en lui la menace d’une gauche de rupture à neutraliser.
L’association des pharmacies populaires au cœur de l’enquête
En 2021, le Ministère public chilien ouvre une enquête préliminaire après une plainte pour escroquerie déposée par l’entreprise pharmaceutique Best Quality contre l’Achifarp, à la tête de laquelle se trouve Daniel Jadue, pour des faits remontant à 2020. Nous sommes alors moins d’un an avant l’élection présidentielle et Daniel Jadue est pressenti pour être le candidat communiste à la primaire de la gauche. Best Quality déclare être au bord de la faillite après le refus de l’association de régler une dette de près d’un million d’euros contractée pendant la crise sanitaire liée au coronavirus. Une autre plainte est également déposée par un salarié de l’entreprise pour avoir été contraint de verser un bénéfice en nature au siège du Parti communiste de Recoleta afin que l’entreprise reste le fournisseur des pharmacies populaires. Le Tribunal retient donc les accusations de corruption, fraude fiscale, concurrence déloyale et escroquerie contre Daniel Jadue, représentant légal de l’Achifarp.
Un traitement judiciaire de l’affaire singulier
Contrairement aux autres affaires pour lesquels Daniel Jadue a été attaqué et dont il est ressorti la tête haute, le traitement particulier dont il fait cette fois-ci l’objet s’est esquissé en mai dernier. Alors qu’il devait se rendre dans un pays voisin, Jadue a été interdit de sortie du territoire par le Procureur, alors que le procès n’avait pas encore débuté. Une décision vivement dénoncée par la Commission chilienne des droits humains, mettant en doute la validité juridique d’une telle mesure ainsi que l’absence de neutralité du Ministère public et du pouvoir judiciaire. Pour autant, le maire communiste s’est mis à disposition de la justice et à donné accès à l’ensemble des sources demandées pour la bonne tenue de l’enquête.
La validité des chefs d’accusation est également questionnée par les avocats de Daniel Jadue, qui rappellent qu’en matière d’escroquerie, il n’est pas illégal pour une association d’avoir des difficultés de paiements, d’autant plus que les différentes propositions de régularisation ont été refusées par Best Quality. Pour ce qui est de la corruption, les avocats soulignent que le chef d’accusation est retenu à partir du témoignage isolé d’un salarié, lui-même contredit par des responsables de l’entreprise, et que l’enquête montre qu’aucun un produit n’a été reçu par la commune de Recoleta ou une organisation liée au Parti communiste.
La bataille juridique porte également sur l’entité de l’Achifarp. Les avocats de Jadue défendent en effet que la liquidation judiciaire prononcée contre l’association comme s’il s’agissait d’une entité privée n’a pas lieu d’être puisqu’il s’agit d’un organisme public. Un enjeu de taille alors que l’ensemble des pharmacies populaires du réseau sont mises en péril, et que Daniel Jadue fait l’objet de mesures préventives l’empêchant de réaliser toute démarche administrative ou contrat liés à ses biens propres pendant l’enquête. Une procédure qui pourrait le conduire à être condamné à régler les dettes de l’association et de la ville de Recoleta.
Une procédure plus politique que juridique ?
Le 3 juin, après trois jours de procès, le Tribunal a prononcé la détention provisoire de Daniel Jadue pour une durée de 120 jours, cédant à la demande du Parquet : « Ce tribunal ne s’attarde pas sur les idéologies ni sur les positions politiques pour prendre sa décision. […] Cette audience et la mise en place de mesures préventives n’est pas en jugement en soi ou une condamnation.1 »
Pourtant, le procès prend un tournant éminemment politique puisqu’au terme de 45 jours de vacance et dans l’impossibilité de reprendre ses fonctions, le maire est démis son mandat. Le 8 juillet, la défense en appel a permis aux avocats de Jadue de démontrer la disproportion de la détention provisoire en soulevant plusieurs points. D’une part que la liberté de l’élu ne représente pas un danger pour la société chilienne et que, s’il s’agit d’éviter une fuite vers l’étranger, la retenue d’une caution financière est une mesure adéquate. D’autre part, ses avocats ont également souligné que si la perte de son mandat à la tête de Recoleta se confirmait, alors elle rendrait caduque tout risque de répétition et d’obstruction du déroulé de l’enquête, principal argument du Parquet. Pourtant, le Juge a maintenu la décision initialement prononcée.
Le maintien de la détention provisoire répondrait donc à d’autres enjeux qui ne sont pas motivés par le droit, mais par le politique. C’est ce qu’à dénoncé l’avocat et ancien député Hugo Gutiérrez lors du rassemblement de soutien à Daniel Jadue le jour de l’audience, pointant du doigt l’incohérence de la résolution du Tribunal et de la Cour d’Appel qui, en prononçant une mesure de détention provisoire, infligent de fait une sanction au leader communiste puisqu’ils le déchoient de son mandant, bien qu’il soit considéré comme innocent. Ses avocats ont également relevé que l’ancien secrétaire exécutif de l’association, Matías Muñoz, sous le coup de six chefs d’accusation, devait être initialement soumis à une arrestation à résidence. Or, l’intervention d’un procureur pour rectifier et demander une détention préventive a été uniquement motivée pour que Daniel Jadue, accusé quant à lui de quatre chefs d’accusation, ne puisse pas bénéficier d’une assignation à résidence et soit incarcéré.
Un comité de soutien entend rétablir la vérité et obtenir sa libération
Depuis l’accélération de l’affaire au printemps, le Parti communiste chilien rappelle régulièrement que depuis la fin de la dictature et le retour de la démocratie chilienne en 1990, il fait l’objet d’une campagne de dénigrement politique permanente. Son retour pour la première fois depuis 50 ans au sein d’un gouvernement, et la popularité grandissante dont il bénéficie à gauche en maintenant une forme de radicalité face au glissement social-démocrate de Gabriel Boric, n’a que renforcé l’hostilité dont le parti et ses élus sont la cible.
À la veille de l’audience de Daniel Jadue, une trentaine d’organisations sud-américaines, notamment de juristes, ont signé une première lettre pour soutenir l’édile communiste et dénoncer une « guerre judiciaire […] pour étouffer des projets émancipateur » et criminaliser un opposant politique au système néolibéral. Une première étape qui a débouché sur la constitution d’un comité de soutien, initié par des acteurs politiques forts de leur réseau tant au Chili qu’à l’international, afin d’agréger et rendre visible le cas du leader communiste, comme en France où seul le journal L’Humanité s’en est fait l’écho. Afin de peser face aux discours accablants diffusé en boucle par l’appareil médiatique, deux tribunes signées par plus de 1 000 personnalités ont été publiées en mai et en juillet. Les textes reviennent sur la chronologie des faits et s’attachent à montrer « le manque de preuves concrètes et le respect des normes légales en vigueur par Daniel Jadue. Ainsi, les accusations ne sont pas seulement infondées, mais représentent également un usage abusif des recours légaux contre une figure politique ».
Outre la dimension internationale du comité de soutien dans lequel se trouve des figures comme Enrique Santiago, secrétaire général du Parti communiste d’Espagne et député de Sumar, ou le fondateur de Podemos Pablo Iglesias. Daniel Jadue peut également compter sur des soutiens de poids en Amérique latine : au Brésil, le Président Lula lui a ainsi fait part de sa solidarité ainsi que le Président colombien Gustavo Petro qui a opté pour une déclaration plus frontale en appelant à sa libération et à la fin de l’acharnement judiciaire. Déclaration à laquelle le palais présidentiel chilien de la Moneda a sèchement répondu.
En effet, l’affaire des pharmacies populaires et la détention de Daniel Jadue éclabousse l’exécutif, non seulement en offrant un angle d’attaque à l’opposition de droite et d’extrême-droite pour s’en prendre au Président Boric, mais aussi en avivant les tensions au sein de la coalition gouvernementale. À quelques mois des élections municipales d’octobre, l’enjeu est de taille pour le Parti communiste qui, s’il est fragilisé dans le rapport de force avec les autres partis gauche, semble néanmoins parvenir à renforcer ses bases et ses soutiens dans la société chilienne. Bien que marginal, le mouvement de soutien à Jadue s’est malgré tout disséminé dans les grandes villes du pays avec l’organisation de rassemblements et de manifestations, un élément notoire dans un contexte de mobilisations sociales totalement atone.
Recoleta reste sous le giron communiste : Fares Jadue élu Maire par interim
Le 26 juillet, à l’occasion d’un conseil municipal extraordinaire, le conseiller Fares Jadue (qui n’a pas de lien de parenté avec Daniel Jadue), candidat communiste en lice pour prendre la suite aux élections municipales d’octobre, a été élu pour assurer l’interim. Lors de sa première déclaration, le nouvel édile a dénoncé les conséquences du maintien de la détention préventive qui court-circuite la présomption d’innocence et le choix démocratique des habitants, avant de rappeler que son élection s’inscrit dans la continuité du mandat de Jadue, puisque des six conseillers municipaux élus en 2020 il est celui qui avait largement obtenu le plus de suffrages. Un mandat qui sera de courte durée puisque Fares Jadue devra renoncer le 27 septembre pour pouvoir se présenter aux élections municipales.
Sur les abords du complexe pénitencier Capitán Yaber, à Santiago, les soutiens de Daniel Jadue se sont réunis à l’occasion des 60 jours de sa détention. Depuis sa cellule, Daniel Jadue maintient le lien avec l’extérieur en publiant régulièrement des lettres. Hasard du calendrier, Recoleta a inauguré le premier salon funéraire populaire du Chili afin d’assurer l’accès à ces services coûteux aux habitants les plus précaires. Dans sa lettre, Daniel Jadue y affirme que la politique communale est sur le bon chemin… quel qu’en soit le prix à payer.