Gaza, Liban, assassinat du chef du Hamas : trois questions pour comprendre la crise au Moyen-Orient
Pierre Barbancey
L'Humanité du 31 juillet 2024
En l’espace de quelques heures, un haut dirigeant du Hezbollah libanais et le numéro un du Hamas palestinien ont été tués à Beyrouth et Téhéran. Israël reconnaît sa responsabilité dans le premier assassinat mais reste silencieux s’agissant du second. L’onde de choc est forte, et c’est la région qui pourrait désormais basculer dans la guerre.
Prenant prétexte de la mort de treize jeunes Druzes dans une petite ville du plateau du Golan occupé et annexé par Israël, dans une frappe attribuée au Hezbollah libanais (ce que celui-ci dément), le premier ministre israélien a lancé en quelques heures, mardi 30 et mercredi 31, plusieurs attaques meurtrières.
Les deux principales ont visé un dirigeant du Hezbollah, le chef de son unité stratégique, Fouad Chokr, en plein Beyrouth, et surtout le numéro un du Hamas palestinien, Ismaïl Haniyeh, qui se trouvait à Téhéran où il venait d’assister à l’investiture du nouveau président iranien, Massoud Pezeshkian.
Cette attaque révèle une volonté de confrontation totale avec l’Iran et les différentes organisations régionales que Téhéran soutient, le Hamas bien sûr, mais aussi le Hezbollah libanais, les groupes paramilitaires chiites d’Irak et les houthis du Yémen.
La branche armée du Hamas a déclaré, dans un communiqué, que le meurtre d’Ismaïl Haniyeh « amènerait la bataille à de nouvelles dimensions et aurait des répercussions majeures ». L’Iran s’est également engagé à riposter : le guide suprême, Ali Khamenei, a estimé qu’Israël avait fourni les motifs de « punition sévère pour lui-même ». Selon Al Mayadin, la chaîne proche du mouvement libanais, la mort d’Ismaïl Haniyeh et de son garde du corps ne serait pas due à une attaque aérienne mais à un tir de missile depuis l’extérieur du pays.
Tel-Aviv et Téhéran ont déjà été à deux doigts de plonger dans la guerre cette année, quand Israël a attaqué l’ambassade d’Iran à Damas en avril, donnant lieu, par la suite, à un échange sans précédent de frappes sur le sol de l’autre. Les efforts internationaux avaient réussi à contenir ce cycle avant qu’il ne dégénère.
Que cherche Benyamin Netanyahou ?
On peut se demander ce qu’il s’est réellement passé lors du voyage officiel de Benyamin Netanyahou aux États-Unis, la semaine dernière. Le premier ministre israélien a prononcé une allocution qui s’adressait autant à l’actuelle administration Biden qu’aux deux candidats en lice pour la prochaine élection présidentielle prévue en novembre. Il a dressé les grandes lignes de sa politique pour Gaza et n’a pas cherché à masquer ni écarter ses divergences avec le grand allié américain.
Quoi qu’il arrive, Israël maintiendra le cap, celui de sa domination sur les territoires palestiniens, prônant pour Gaza « un contrôle de sécurité prépondérant ». D’un point de vue personnel, Netanyahou est soumis à de fortes pressions en interne ; de la part de la population israélienne excédée de voir qu’une centaine d’otages sont toujours dans les mains du Hamas, malgré une guerre commencée il y a bientôt dix mois. Les manifestations se multiplient ainsi que les appels à la démission du chef du gouvernement.
Le premier ministre sait également que son avenir pourrait se terminer derrière des barreaux si de nouvelles élections l’écartaient du pouvoir. Seul un état de guerre quasi permanent serait en mesure de le sauver. Mais, pour cela, il lui faut parvenir à dépasser ses divergences avec les États-Unis. Quel meilleur moyen qu’une stratégie de tension avec l’Iran, l’ennemi à abattre ?
Seul problème : lundi, Washington avait insisté auprès de Tel-Aviv pour que Beyrouth ne soit pas touchée. Benyamin Netanyahou n’en a pas tenu compte car il sait quelle sera l’attitude des États-Unis si la situation dégénère. Comme l’a expliqué le secrétaire à la Défense, Lloyd Austin, peu après la frappe sur la capitale libanaise et sans un mot sur ce que cela pouvait déclencher, « si Israël est attaqué, oui, nous aiderons Israël à se défendre. Nous avons été clairs à ce sujet dès le début. Nous ne voulons pas que cela se produise ; ce que nous voulons, c’est que les choses soient réglées de façon diplomatique ».
Les jours qui viennent diront ce qu’il en est, mais Netanyahou a réussi à rebattre les cartes à son profit, alors que l’étau se resserrait de façon inhabituelle sur Israël : la Cour internationale de justice parle de « risque de génocide » à Gaza, le procureur de la Cour pénale internationale, Karim Khan, a demandé l’émission de mandats d’arrêt à l’encontre du premier ministre israélien, de son ministre de la Défense – du jamais-vu – ainsi qu’à l’encontre de Yahya Sinouar et Ismaïl Haniyeh du Hamas, pour crimes de guerre et crimes contre l’humanité. Et les plus de 40 000 morts dans l’enclave palestinienne soulèvent l’émotion dans le monde entier.
Pourquoi avoir assassiné Ismaïl Haniyeh ?
Né en 1962, il est originaire du camp de réfugiés de Shati, au nord de Gaza. Ses parents avaient fui, en 1948, une localité proche, aujourd’hui en Israël, appelée Ashkelon. Secrétaire particulier du fondateur et dirigeant historique du Hamas, Cheikh Yassine, il est d’abord devenu dirigeant du Hamas dans la bande de Gaza, en 2006.
En 2017, il avait pris la succession de Khaled Mechaal à la tête de l’organisation et quitté la bande de Gaza pour s’établir au Qatar, par crainte d’être assassiné par Israël. Incontestablement, il avait fait évoluer l’organisation, même si les liens entre la branche politique et la branche armée ne sont pas toujours très bien définis : qui, par exemple, a pris la décision de l’attaque du 7 octobre ?
Ismaïl Haniyeh dirigeait les négociations et une diplomatie de haut niveau pour le Hamas, y compris les pourparlers indirects de cessez-le-feu avec Israël pour mettre fin à la guerre à Gaza, dans le cadre de négociations menées par l’Égypte, le Qatar et les États-Unis. Basé dans l’émirat qatari, il était évidemment soumis à d’intenses pressions, plus importantes que celles que peut subir un Yahya Sinouar, caché à Gaza. Mais l’organisation est ainsi faite qu’aucune décision n’est prise sans l’aval des dirigeants de l’enclave.
Benyamin Netanyahou le sait pertinemment. Comme il savait que la réunion qui s’est tenue à Pékin la semaine dernière, scellant une nouvelle unité palestinienne et la promesse d’un gouvernement d’unité nationale, a été approuvée par Ismaïl Haniyeh, indication de changements en cours au sein du mouvement islamiste.
S’il n’est pour l’instant pas question de reconnaître Israël, le Hamas se prononce pour l’établissement, provisoire, d’un État palestinien dans les frontières de 1967. Pour Tel-Aviv, il convenait certainement de mettre un frein à cette évolution. L’assassinat d’Ismaïl Haniyeh va conforter les plus durs et les plus opposés à sa ligne : aucune concession face à Israël. Et pour faire bonne mesure, Haniyeh n’a pas été tué au Qatar – les États-Unis ne l’auraient pas admis, eux qui y possèdent la plus importante de leurs bases régionales – mais en Iran. Comme une provocation supplémentaire.
Quelles conséquences après ce double assassinat ?
Il est difficile de prévoir les conséquences des événements survenus tant les acteurs sont nombreux. On peut d’abord penser que, pour un temps au moins, les négociations en cours en vue d’un cessez-le-feu seront gelées. Habilement, le ministre israélien des Affaires étrangères, Israël Katz, a fait savoir dans une lettre envoyée à une douzaine de pays qu’une guerre totale entre Israël et le Hezbollah pourrait être évitée par la mise en œuvre immédiate de la résolution 1701 des Nations unies. Tel-Aviv, qui n’a jamais appliqué une seule des résolutions le concernant, sait de quoi il parle.
« Israël n’est pas intéressé par une guerre totale », a-t-il dit. Alors que Tel-Aviv s’était refusé, mercredi après-midi, à tout commentaire sur la mort d’Ismaïl Haniyeh, le guide suprême iranien, Ali Khamenei, prévenait : « Nous considérons qu’il est de notre devoir de venger son sang dans cet incident amer et difficile qui s’est produit sur le territoire de la République islamique. »
En réalité, l’Iran ne veut pas non plus d’une guerre totale et s’apprête très certainement à doser sa réponse. De même, le Hezbollah ne peut se permettre d’entraîner le Liban dans une nouvelle guerre, au risque de perdre tout crédit.
« Le gouvernement des colons israéliens est sciemment en train de déclencher une guerre régionale », estime le Parti communiste israélien, pour qui « ces assassinats sont destinés à couvrir l’échec du gouvernement dans la réalisation des objectifs de la guerre et d’éliminer toute chance de parvenir à un accord qui y mettra fin, de libérer les otages et les prisonniers, reconstruire Gaza, et permettre aux habitants du nord d’Israël de retourner chez eux ».