Israël-Palestine - La guerre la plus longue
Alain Gresh
Directeur du journal en ligne Orient XXI, auteur de Palestine, un peuple qui ne veut pas mourir, Les Liens qui libèrent, Paris, 2024.
Le Monde Diplomatique, Septembre 2024
Dévastation de la bande de Gaza, escalade entre Israël et le Hezbollah au Sud-Liban et risque d’un conflit ouvert entre Tel-Aviv et Téhéran : près d’un an après les attaques du 7 octobre, le Machrek est au seuil d’un embrasement, que les États-Unis tentent de prévenir. Sans pour autant faire pression sur Israël afin que les négociations avec le Hamas débouchent sur un cessez-le-feu durable.
Depuis plusieurs semaines, le monde est suspendu aux négociations pour arrêter la guerre à Gaza. Avec des annonces optimistes — « nous n’avons jamais été aussi près d’un accord » —, mais des conclusions décevantes — « on se revoit la semaine prochaine ». Sous couvert de pourparlers qui tiennent les observateurs en haleine, la destruction de l’enclave s’intensifie, de même que les agissements violents des colons en Cisjordanie. Fin juillet toutefois, avec les menaces d’une guerre régionale, le sentiment d’urgence a grandi à Washington : l’assassinat par Israël à Beyrouth d’un important chef militaire du Hezbollah, Fouad Chokr, et celui à Téhéran d’Ismaïl Haniyeh, le chef du bureau politique du Hamas, marquaient une violation de toutes les « lignes rouges ». La promesse par l’Iran comme par le secrétaire général du Hezbollah Hassan Nasrallah de représailles ont poussé le président Joseph Biden, inquiet d’être entraîné dans une aventure incontrôlable en pleine année électorale, à tenter de sortir de l’impasse, tout en protégeant les intérêts de Tel-Aviv.
C’est le sens de son plan en trois phases. La première comporte un cessez-le-feu de six semaines, le retrait d’Israël de toutes les zones peuplées de Gaza, la libération d’un certain nombre d’otages et la restitution des corps de ceux qui ont succombé lors des combats, en échange de plusieurs centaines de détenus palestiniens ; les civils gazaouis pourraient rentrer chez eux, y compris dans le nord de l’enclave. L’aide humanitaire serait sensiblement augmentée. Durant cette période, Israël et le Hamas négocieraient les arrangements nécessaires pour préparer la fin définitive des combats. La deuxième phase comprend la libération de tous les otages, y compris les soldats, le retrait total des forces israéliennes de l’enclave, et aboutirait à la « cessation permanente des hostilités ». Enfin, durant la troisième étape serait défini un plan massif de reconstruction du territoire palestinien.Deux éléments avaient arraché le soutien du Hamas à ce plan — l’arrêt définitif de la guerre et le retrait total de l’armée israélienne de Gaza —, avant qu’Israël ne fixe de nouvelles exigences, qui ont été acceptées par les États-Unis. D’une part, le maintien de son contrôle sur le « couloir de Philadelphie », une bande de quatorze kilomètres qui court le long de la frontière avec l’Égypte, et sur le « corridor de Netzarim », qui coupe Gaza en deux parties, nord et sud, pour « surveiller » le retour des Palestiniens chez eux. D’autre part, l’engagement sur un cessez-le-feu durable serait suffisamment flou pour que les combats puissent reprendre quand Tel-Aviv le déciderait.
Car M. Benyamin Netanyahou veut poursuivre la guerre, et pas seulement à Gaza. Il a multiplié depuis la mi-août les frappes contre le Liban. Un raid contre un entrepôt de la ville de Nabatieh, le plus meurtrier depuis le début du conflit, a fait dix morts dans la nuit du 16 août, dont une famille syrienne de six personnes, en pleines négociations pour un cessez-le-feu. Il espère ainsi pousser le Hezbollah à une escalade hors de contrôle. Pourtant, tous les signaux venus de Téhéran confirment que l’« axe de la résistance » ne veut pas d’un conflit régional. En revanche, comme le note le journaliste Nahoum Barnea dans le quotidien Yedioth Ahronoth, le but du premier ministre « est d’entraîner le gouvernement américain dans une guerre contre l’Iran, comme il s’y essaie depuis 2010. C’est sa mission dans la vie, qui pourra lui garantir sa place dans l’histoire — et “sa victoire totale” (1) ».
Pour l’instant, sa place dans l’histoire M. Netanyahou l’a gagnée en assumant la responsabilité d’une des guerres les plus meurtrières du XXIe siècle. Au moment où le chiffre de 40 000 morts est franchi à Gaza — plus personne ne le conteste sinon pour dire qu’il est sous-estimé —, soit 2 % de la population totale, le quotidien israélien Haaretz (2) publie une étude comparative de différents conflits récents. La guerre en Syrie a fait, en treize ans (2011-2024), 400 000 morts, soit 2 % de ses habitants ; celle en Yougoslavie (1991-2001) a provoqué 100 000 morts en dix ans, soit 0,5 % de la population. Selon le professeur Michael Spagat, de l’université de Londres, interrogé par le journal israélien, celle à Gaza fait donc partie des cinq conflits les plus meurtriers de ce début de siècle. Mais, « si l’on tient compte de la durée (…), le cas de Gaza pourrait être sans précédent ».
« En moyenne il y a eu 4 000 morts par mois. À titre de comparaison, au cours de la première année de la guerre en Ukraine, le nombre de morts a atteint 7 736 par mois [en grande majorité des militaires], tandis que pendant l’année la plus sanglante de la guerre en Irak, en 2015, celui-ci a été d’environ 1 370 par mois. Dans ces deux cas, le nombre total de personnes tuées était bien plus élevé [qu’aujourd’hui à Gaza], mais ces deux conflits ont duré, et durent encore, beaucoup plus longtemps. » Les combats se déroulent aussi sur un territoire très réduit, à peine 360 kilomètres carrés (contre 600 000 pour l’Ukraine), sans pratiquement de possibilité pour les civils de trouver refuge, ce qui est sans précédent.
Le niveau des destructions est aussi inédit. Plusieurs responsables politiques ont comparé le sort de Gaza à celui des villes allemandes bombardées par les Alliés durant la seconde guerre mondiale — dont M. Josep Borrell, le haut représentant de l’Union européenne pour les affaires étrangères et la politique de sécurité devant le Parlement européen, le 24 avril dernier. Mais l’armée israélienne, si l’on peut dire, a fait mieux. Selon un site qui reprend les données fournies par l’armée américaine pendant la seconde guere mondiale, « 9,4 % du parc immobilier est-allemand et 18,5 % du parc immobilier ouest-allemand ont été détruits. (…) [L]a moyenne pour l’ensemble du pays oscille entre 15 et 20 % (3) ». Au 29 février 2024, selon les Nations unies, ce pourcentage dépassait les 35 % à Gaza (4) après seulement cinq mois de combats. Une étude citée par la British Broadcasting Corporation (BBC) fin janvier le situait bien plus haut, entre 50 et 61 % (5). L’ampleur inégalée des dommages, qualifiée d’« urbicide » par les Nations unies (lire « « Futuricide » »), confirme que le dessein israélien est de rendre la bande de Gaza inhabitable, au sens propre du terme, au moyen de la destruction des infrastructures (routes, écoles, hôpitaux, système électrique, etc.) et de provoquer, au moment voulu, un nouvel exode des Palestiniens, ce qui est, depuis le 7 octobre, l’objectif central de l’opération militaire contre l’enclave.
Comme dans toutes les guerres coloniales, les forces israéliennes dressent des bilans impressionnants de combattants du Hamas tués, d’unités décimées, de commandants liquidés : un schéma classique que l’on a connu en Algérie ou au Vietnam, avec la tendance à confondre tout homme tué avec un combattant et à transformer des succès tactiques en victoire stratégique. Vu de près, le bilan est plus nuancé, même si l’appareil militaire du Hamas, confronté à l’armée la plus puissante de la région à défaut d’être la plus morale, a subi des coups sérieux.
Selon une enquête de la chaîne américaine Cable News Network (CNN), au 1er juillet, seules trois des vingt-quatre brigades du Hamas avaient été totalement démantelées, huit pouvaient poursuivre leurs activités et treize, bien qu’affaiblies, disposaient encore des moyens de mener des attaques de guérilla (6). Les capacités de reconstitution de leurs forces reposent sur le recrutement de nouveaux combattants, « des milliers » selon un militaire israélien interrogé. Un article du New York Times (7) note que, selon des responsables des services de renseignement israéliens, « le Hamas a pu fabriquer un grand nombre de ses roquettes et de ses armes antichars à partir des milliers de munitions qui n’ont pas explosé lorsque Israël les a lancées sur la bande de Gaza ». Dans ces conditions, l’armée israélienne est contrainte de remettre sur le métier son « nettoyage » — deux, trois, quatre fois — dans les zones qu’elle avait prétendu avoir « purgées ».
C’est toute la vision israélienne qu’interroge Robert A. Pape, professeur de science politique à l’université de Chicago, dans un article de l’influente revue américaine Foreign Affairs au titre révélateur : « Le Hamas est en train de l’emporter (8) ». Si environ 10 000 des combattants du Hamas ont été tués (l’organisation affirme n’en avoir perdu que 6 000), il lui en reste 15 000 et il dispose d’une capacité à recruter qui s’appuie sur son lien avec la communauté palestinienne. « Le pouvoir d’un groupe militant ne provient pas des facteurs matériels que les analystes utilisent pour juger de la puissance des États (…). La source de pouvoir la plus cruciale du Hamas et d’autres acteurs non étatiques communément appelés groupes “terroristes” ou “insurgés” est plutôt sa capacité à attirer de nouvelles générations de combattants susceptibles de mourir pour la cause. Et cette capacité de recrutement repose sur un seul facteur : l’ampleur et l’intensité du soutien qu’un groupe reçoit de sa communauté. »
Or celui-ci est acquis au Hamas, malgré l’ampleur des pertes civiles et des destructions à Gaza. La grande majorité des Palestiniens continue à le soutenir, non parce qu’il est « islamiste », mais parce qu’il représente la force qui a brisé l’amnésie dont était frappée la « question palestinienne », revenue depuis le 7 octobre 2023 au centre des préoccupations diplomatiques.
Si le Hamas a accepté le principe de la formation d’une autorité ou d’un gouvernement technique et de se retirer de la gestion quotidienne de l’enclave — dans laquelle il n’avait pas excellé (même s’il faut prendre en compte le blocus) —, il continuera de peser sur les choix palestiniens, à Gaza et ailleurs. Une perspective difficilement acceptable par M. Netanyahou, qui devrait l’amener à poursuivre ses tentatives d’entraîner son allié américain dans une apocalypse régionale. Après lui, le déluge !
La guerre contre Gaza est désormais la plus longue de l’histoire d’Israël, plus longue que celle qui avait mis aux prises le jeune État avec ses voisins arabes au lendemain de la proclamation de son indépendance, le 14 mai 1948. Trois quarts de siècle plus tard, malgré sa puissance militaire, malgré le patronage inconditionnel des États-Unis et le soutien appuyé des Européens, en premier lieu de la France, Israël sortira de ce conflit plus isolé sur la scène internationale, plus divisé à l’intérieur, plus incertain de son avenir. Quand les canons se seront tus, il devra toujours faire face aux sept millions de Palestiniens qui vivent sur le territoire historique de la Palestine et qui continueront à résister à l’occupation étrangère et au régime d’apartheid qui leur est imposé.
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(1) Cité par Mideast Mirror, Londres, 16 août 2024.
(2) Nir Hasson, « The numbers show : Gaza war is one of the bloodiest in the 21st century », Haaretz, Tel-Aviv, 14 août 2024.
(3) « Has destruction in Gaza thus far (Dec 11 or so) been greater than in German cities during WW2 ? », Skeptics.
(4) « 35 % of buildings affected in Gaza Strip », Institut des Nations unies pour la formation et la recherche (Unitar), Genève, 20 mars 2024.
(5) Daniele Palumbo, Abdelrahman Abutaleb, Paul Cusiac et Erwan Rivault, « At least half of Gaza’s buildings damaged or destroyed, new analysis shows », BBC, 30 janvier 2024.
(6) « Netanyahu says “victory” over Hamas is in sight. The data tells a different story », CNN, 5 août 2024.
(7) Maria Abi-Habib et Sheera Frenkel, « Where is Hamas getting its weapons ? Increasingly, from Israel », The New York Times, 28 janvier 2024.
(8) Robert A. Pape, « Hamas is winning. Why Israel’s failing strategy makes its enemy stronger », Foreign Affairs, New York, 21 juin 2024.