La Cisjordanie occupée sous le feu de l’armée israélienne
Par Jean-Philippe Rémy
Le Monde du 29 août 2024
Une rue du camp palestinien de Tulkarem (Cisjordanie), après un raid israélien, le 22 août 2024. ZAIN JAAFAR / AFP |
Trois villes du nord de la région ont été ciblées dans le cadre d’une vaste opération au cours de laquelle l’Etat hébreu annonce avoir éliminé « neuf terroristes ».
L’insaisissable commandant de la brigade de Nour Shams, Mohammad Jaber, dit « Abou Shuja », a été tué dans la nuit du mercredi 28 au jeudi 29 août, lors d’un échange de tirs dans une mosquée, au cours d’une opération d’ampleur menée par l’armée israélienne dans le nord de la Cisjordanie. Installé dans le camp de réfugiés, où vivent les Palestiniens chassés de leurs terres en 1948, attenant à la ville de Tulkarem, Abou Shuja était à la tête d’une unité armée composite. Celle-ci rassemble des combattants de diverses obédiences et, bien qu’officiellement affiliée au Jihad islamique, compte parmi ses éléments des membres du Hamas ainsi que d’autres groupes et factions palestiniennes, y compris certains proches du Fatah. Donné pour mort plusieurs fois, Abou Shuja avait ressurgi, échappant aux frappes comme aux combats dans les ruelles de Nour Shams.
Depuis mardi 27 août, trois villes du nord de la région occupée sont visées dans le cadre d’une vaste opération conjointe, réunissant des troupes de plusieurs brigades israéliennes, des membres d’unités spéciales opérant clandestinement et des éléments de la police des frontières, avec des renforts aériens. Même à l’aune de la fréquence et de l’intensité des opérations contre les bastions des groupes armés palestiniens depuis près de onze mois dans cette zone, celle-ci est d’une ampleur inhabituelle. Le camp de réfugiés de Jénine, deux autres à Tulkarem, dont celui de Nour Shams, à l’ouest, non loin de la barrière de séparation fermant l’accès à la plaine centrale israélienne et, à l’est, celui d’Al-Faraa, proche de Tubas, vers la vallée du Jourdain, ont été ciblés.
Israël a utilisé des hélicoptères de combat ainsi que des drones, des véhicules blindés et les habituels bulldozers géants qui défoncent les routes à la recherche de dispositifs explosifs (plusieurs ont été actionnés dans les dernières heures) et ravagent aussi les infrastructures (eau, électricité, égouts). Des forces au sol en grand nombre, comptant plusieurs centaines d’hommes, de plusieurs brigades, ont opéré un encerclement des camps. A Jénine, considérée comme le bastion régional le plus important des groupes armés, l’opération a pris fin jeudi matin. « Les combattants n’étaient pas dans le camp », assure une source proche de leurs chefs. Les éléments armés sont aussi dispersés dans les agglomérations des environs, depuis lesquelles il leur arrive de monter des actions coup de poing contre l’armée israélienne, souvent prise à revers lorsque celle-ci encercle le camp de Jénine.
« Menaces terroristes »
Cette nouvelle opération d’envergure se devait de répondre à plusieurs impératifs. D’abord, attaquer trois centres importants où les groupes armés sont le mieux implantés. Ne manquait qu’une ville-clé dans ce dispositif, Naplouse, dont le camp de Balata a été visé si fréquemment au cours des derniers mois qu’entre éliminations physiques et arrestations, il est considéré désormais comme moins actif. Ensuite, cibler particulièrement la brigade de Nour Shams, à Tulkarem, privée de son chef, où le siège était maintenu, jeudi matin. La veille, il avait été proposé aux habitants du camp de fuir les lieux.
Le but de l’opération n’était pas seulement d’éliminer des dirigeants des groupes armés. Selon le lieutenant-colonel Nadav Shoshani, porte-parole de l’armée israélienne, l’intervention de l’armée a pour objectif de prévenir des « menaces terroristes ». « Nous avons appris les leçons des massacres du 7 octobre [2023], dit-il, et [nous nous efforçons d’] éliminer toutes les menaces en temps réel. » Cela concerne, notamment, de nouveaux équipements militaires entrés clandestinement en Cisjordanie par la Jordanie : « Nous avons intercepté des armes et des explosifs que les Iraniens tentaient d’introduire en contrebande, et qui devaient être utilisés contre des civils israéliens », affirme le lieutenant-colonel Shoshani.
Il y a une semaine, Israël avait annoncé avoir tué dans une frappe aérienne un responsable de la branche armée du Fatah au Liban, l’accusant de « trafic d’armes » vers la Cisjordanie pour le compte du corps iranien des gardiens de la révolution.
« Tactiques meurtrières »
Le porte-parole militaire estime que l’opération en cours est également liée à deux attentats récents, le plus important ayant eu lieu le 19 août à Tel-Aviv, où un homme s’est fait exploser près d’une synagogue, à l’aide d’un dispositif dissimulé dans un simple sac à dos. L’action avait été revendiquée par le Hamas et le Jihad islamique, qui ont alors déclaré qu’une nouvelle vague d’actes similaires était en préparation et se poursuivrait tant que durerait la guerre à Gaza. Le dernier attentat-suicide en date remontait à 2016.
Depuis des mois, des sources israéliennes disent redouter que des dispositifs explosifs d’une catégorie nouvelle ne soient en voie de préparation. Mercredi soir, les forces israéliennes ont « éliminé neuf terroristes armés » à Jénine, à Toubas et à Tulkarem, dont sept dans des raids aériens, a annoncé l’armée, puis cinq autres, jeudi matin. De son côté, le ministère de la santé de l’Autorité palestinienne a évalué, mercredi soir, le bilan à « onze morts ». Parmi les personnes tuées figurent « des enfants », selon l’ONU. Antonio Guterres, le secrétaire général, a assuré suivre la situation « avec une grande inquiétude », et dit déplorer « des tactiques de guerre meurtrières qui semblent dépasser les normes internationales en matière de maintien de l’ordre ».
L’armée israélienne avait déjà annoncé, dès lundi soir – avant même le début de l’opération –, la mort de cinq personnes à Nour Shams, affirmant avoir éliminé « Jibril Jibril, impliqué dans des activités terroristes à Tulkarem et à Kalkiliya, qui avait été libéré en novembre [2023] dans le cadre de l’accord » d’échanges d’otages enlevés le 7 octobre et emmenés à Gaza contre des prisonniers palestiniens incarcérés par Israël.
Jénine, de son côté, a été visée près de soixante fois par des opérations militaires israéliennes depuis le 7 octobre, selon des responsables locaux. Le déploiement militaire autour du camp, cette fois, a semblé suivre une logique tactique, en limitant les possibilités des divers groupes armés de se coordonner. Au-delà, cette opération a aussi pour effet de « servir le récit [des autorités israéliennes] selon lesquelles l’Autorité palestinienne n’est pas en mesure de remplir ses responsabilités en Cisjordanie, et serait donc par définition incapable de jouer un rôle-clé à Gaza dans l’après-guerre », note une source diplomatique.
Récemment, une réunion des services de sécurité de l’Autorité palestinienne a eu lieu à Ramallah avec pour objet de définir une politique volontariste de restauration de l’ordre dans les grandes villes du nord de la Cisjordanie. Son président, Mahmoud Abbas, qui était en visite en Arabie saoudite, mercredi, et avait annoncé récemment son intention de se rendre à Gaza, dans l’espoir de tenter d’y asseoir son autorité pour l’avenir – un objectif qui semble encore extrêmement nébuleux –, subit ainsi une humiliation. Le porte-parole de la présidence de l’Autorité palestinienne, Nabil Abou Rudeineh, a qualifié l’opération israélienne d’« agression », relevant d’une « escalade dangereuse » et s’inscrivant dans la « continuation de la guerre totale contre le peuple palestinien, notre terre et nos lieux saints ».