A Gaza, l’impossible rentrée des classes
Par Madjid Zerrouky
Le Monde du 27 septembre 2024
Salle de classe aménagée dans un centre éducatif temporaire à Khan Younès, dans le sud de la bande de Gaza, le 19 septembre 2024. BASHAR TALEB / AFP |
Pour la deuxième année de suite, près de 90 000 étudiants et 625 000 enfants du primaire et du secondaire sont privés de cours, toutes les facultés de l’enclave ayant été détruites et plus de 93 % des écoles endommagées.
C’est souvent de nuit et quand la connexion Internet le permet que Seba (qui ne souhaite pas donner son nom), une étudiante en deuxième année de médecine, tente de renouer avec sa vie d’avant. La lueur de l’écran de son ordinateur et la batterie de l’appareil sont les seuls fils qui l’y relient. Son campus, l’université Al-Azhar, a été rasé en trois frappes aériennes successives, survenues en octobre et novembre 2023. Depuis, Seba tente de poursuivre ses études depuis une salle de classe bondée d’une école de Deir Al-Balah, dans le sud de la bande de Gaza : quelques dizaines de mètres carrés qu’elle partage avec des dizaines de femmes et d’enfants, parmi le 1,9 million de Palestiniens jetés sur les routes par les bombardements et les offensives de l’armée israélienne depuis un an.
Comme Seba, plusieurs milliers d’étudiants gazaouis se sont inscrits à des cours à distance mis à disposition par les universités palestiniennes de Cisjordanie. Quand ils peuvent. « On a perdu nos maisons, nos affaires, nos livres. Tous mes amis sont déplacés. Certains doivent subvenir aux besoins de leurs familles, n’ont pas accès à Internet ou doivent se déplacer au risque de se faire tuer pour trouver du réseau », explique l’étudiante.
Pour la deuxième année de suite, près de 90 000 étudiants sont privés de cours, la totalité des facultés de la bande de Gaza ayant été détruites par l’armée israélienne. Alors que l’année scolaire a commencé dans les autres pays de la région, 625 000 enfants du primaire et du secondaire abordent eux aussi une deuxième année blanche – près de 93 % des écoles du territoire palestinien sont endommagées ou détruites.
Sur la zone agricole d’Al-Mawasi, qui borde le littoral, et au milieu d’une mer de tentes et d’abris, Nasr Mohammed Nasr a lui aussi presque tout perdu. Sa maison, des proches et son travail. Le jeune avocat venait de prêter serment quand la guerre a éclaté. Animateur de l’ONG française Super-Novae, il donne des cours à une centaine d’enfants « dans un espace qui n’excède pas deux tentes. Ce qui ne correspond pas du tout aux besoins. Cela nous oblige en plus à diviser les enfants dont on s’occupe en différents groupes, le matin comme l’après-midi ».
Tout manque
Nasr Mohammed Nasr dit manquer de tout : cahiers, stylos, fournitures scolaires, jeux pour enfants, vêtements, tentes. Autant de produits qui ne sont pas considérés comme des priorités vitales alors que les Nations unies et les ONG ne parviennent déjà pas à acheminer suffisamment de nourriture et de médicaments dans Gaza.
Les conditions de vie dans le camp, dantesques, ne se prêtent pas non plus à l’apprentissage ou à l’enseignement : « Les enfants et leurs familles doivent déjà rester debout et faire la queue pendant des heures, ne serait-ce que pour accéder aux douches et aux toilettes. » Mais Nasr Mohammed Nasr se refuse à voir éclore une génération perdue : « J’ai étudié le droit, j’ai un devoir de transmission et le devoir de protéger ces enfants. »
L’UNRWA, l’agence des Nations unies pour les réfugiés palestiniens, qui gère 187 des 564 écoles du territoire palestinien (309 dépendent du ministère de l’éducation et 68 sont gérées par le privé), a, elle, été contrainte de transformer ses établissements en partie endommagés en abris de fortune où s’entassent des dizaines de milliers de familles de réfugiés.
« Elles sont devenues des lieux de désespoir, de faim, de maladie et de mort », dénonçait, le 11 septembre, Philippe Lazzarini, son commissaire général. « L’UNRWA a été contrainte de fermer toutes ses écoles et de les transformer en abris. Les salles de classe qui accueillaient les filles et les garçons sont aujourd’hui soit surchargées de familles déplacées, soit détruites, ajoutait M. Lazzarini. Tous les enfants ont perdu une année supplémentaire à cause de cette guerre brutale. Or plus ils restent longtemps non scolarisés dans les décombres d’un pays dévasté, plus ils risquent de devenir une génération perdue. C’est la recette du ressentiment et de l’extrémisme pour l’avenir. »
« Anxiété absolue »
« Il y a 625 000 enfants qui n’ont quasiment pas eu une heure de cours depuis plus de onze mois », décrit Jonathan Crickx, porte-parole pour la Palestine du Fonds des Nations unies pour l’enfance (Unicef), de retour de l’enclave. A Khan Younès, dans le sud du territoire, l’Unicef gère le plus grand centre d’enseignement dit « temporaire » que les Nations unies et les ONG tentent de mettre en place pour « leur donner un peu de répit et une chance de renouer avec leurs amis ». « Nous avons quelques activités d’apprentissage : on donne quelques cours, simples et relativement basiques, de mathématiques, de lecture et d’écriture, pour que les enfants ne décrochent pas complètement », explique Jonathan Crickx.
Quelque 1 600 élèves, du niveau primaire, s’y rendent quotidiennement. « Une goutte d’eau dans l’océan », selon Jonathan Crickx, alors que la plupart des plus petits sont occupés quotidiennement à chercher de l’eau et de l’aide alimentaire. Au total, agences de l’ONU et ONG ont ouvert 175 centres d’apprentissage temporaires, qui ont accueilli quelque 30 000 enfants depuis le mois de mai. « Nous sommes principalement présents dans des camps dits “informels”, qui ne sont pas administrés par les Nations unies, car nous nous efforçons de répartir nos forces en bonne intelligence avec tous les acteurs sur le terrain », explique Alexandre Chatillon, qui dirige l’ONG Super-Novae, financée par le ministère des affaires étrangères français, et qui prend en charge 750 enfants quotidiennement.
« Tous les enfants sont différents, mais l’immense majorité d’entre eux sont terriblement affectés, estime Jonathan Crickx, qui cite l’exemple d’adolescents qui s’effondrent en larmes au contact de travailleurs sociaux.
Ils en ont juste marre, ils veulent que tout cela s’arrête et retourner à l’école, passer du temps avec leurs amis qu’ils ne voient plus parce qu’ils ont été déplacés ou tués. Ces enfants vivent dans une anxiété absolue ; avec des difficultés à dormir, à s’alimenter… L’Unicef estime que la quasi-totalité des enfants de la bande de Gaza ont besoin d’un soutien mental et psychologique, soit entre 900 000 et un million d’enfants. »
Retour de l’hiver
« Leur vie est devenue un enfer », abonde Nasr Mohammed Nasr, depuis le camp d’Al-Mawasi. A la détresse psychique s’ajoutent les conditions matérielles catastrophiques dans lesquelles se débat la population, alerte le jeune avocat. « La société gazaouie est au bord de l’effondrement. Les petits souffrent de malnutrition, de l’eau insalubre. Ils sont privés de médicaments, de vaccins, de vêtements, de savon… ce qui conduit au développement de maladies de la peau », décrit-il. « Leur vie, comme la nôtre, est également à la merci des bombardements israéliens, qui ne font aucune distinction entre les gens », ajoute-t-il. Le 26 septembre, au moins quatorze personnes ont encore été tuées après qu’une frappe aérienne a visé une école du nord de la bande de Gaza abritant des familles de déplacés.
Aux horreurs de la guerre vient s’ajouter un péril qui pourrait remettre en cause les efforts déployés par l’ONU et les ONG : le retour de l’hiver. « Plus de 92 % des infrastructures éducatives ont été endommagées, et de nombreux bâtiments scolaires servent actuellement d’abris. L’apprentissage devra se faire dans des tentes de fortune, des espaces ouverts ou des structures endommagées. L’absence de chauffage et la grave pénurie de vêtements et de chaussures d’hiver dissuaderont probablement les enfants de s’inscrire à l’école et augmenteront les taux d’abandon scolaire », s’inquiètent les Nations unies, qui font également état d’un déficit de financement.
Le Cluster éducation de l’ONU, le groupe de réflexion et de coordination qui pilote les actions en matière d’éducation à Gaza, doit également faire face à un manque cruel de moyens. Pour passer l’hiver, l’organisme onusien estimait, le 12 septembre, ses besoins urgents à 20 millions de dollars (18 millions d’euros), mais seuls 2,5 millions étaient disponibles.