A la fête de l'Huma, Dominique de Villepin : « Nous avons le devoir d’arrêter l’escalade meurtrière à Gaza »
Rappelons que le deux-poids-deux-mesures est récurrent dans la propagande occidentale.
Sa dénonciation est évidemment légitime.
Cependant, en l'occurence cette dénonciation reposant sur le parallèle entre la guerre à Gaza et la guerre en Ukraine fait l'impasse sur la genèse des évènements et leur enchaînement en occultant s'agissant de l'Ukraine la responsabilité majeure des Etats-unis, de l'Union européenne, de l'OTAN dans l'enclaenchement guerrier :
coup d'état du Maidan en 2014, massacre des populations du Donbass et de la ville d'Odessa, accords de Minsk sabordés, torpillage des négociations de 2022 qui auraient mettre fin au conflit ...
Masquant de ce fait le danger majeur et global que le choix de la guerre contre le monde multilatéral en émergence fait courir à l'humanité dans son ensemble.
En finir donc avec le deux-poids-deux mesures en même temps qu'avec la volonté guerrière d'un monde occidental en perte d'hégémonie !
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Rosa Moussaoui, Sébastien Crépel, Vadim Kamenka
L'Humanité du 16 septembre 2024
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Dominique de Villepin à l'Agora de l'Humanité. © Nicolas Cleuet |
Diplomatie Loin de la rhétorique néoconservatrice qui prévaut dans son camp, à droite, Dominique de Villepin plaide pour un nouvel ordre mondial fondé sur la justice et sur la paix.
Comme chef de la diplomatie, il fut, en 2003, le visage du « non » à la croisade de George W. Bush en Irak. Il fait aujourd’hui entendre une voix critique sur les questions internationales, dénonçant la guerre d’anéantissement que livre l’État d’Israël aux Palestiniens de Gaza, plaidant pour une relation nouvelle avec le Sud, appelant à privilégier la diplomatie plutôt que le recours à la force pour résoudre les conflits. L’ancien premier ministre Dominique de Villepin était, dimanche, l’invité de l’Agora à la Fête de l’Humanité.
« Vous fournissez l’épée, nous fournissons le sang/Vous fournissez l’acier et le feu, nous fournissons la chair/Mais le ciel et l’air/Sont les mêmes pour vous et pour nous. » Que vous inspirent ces vers du poète palestinien Mahmoud Darwich ?
Dominique de Villepin
La poésie nous rappelle à la conscience de notre humanité commune. Nous avons tous le même devoir : arrêter cette escalade meurtrière. Le 7 octobre, ne l’oublions pas, c’est 1 200 morts et plus de 240 otages. À partir de là, l’engrenage de la vengeance sans limite, sans proportion, a conduit, à Gaza, à ce bilan effarant de 40 000 morts, dont 30 000 femmes et enfants, issus de la population civile. Ce bilan, qu’il nous faut regarder en face, est lié à un choix de réponse par la force de la part d’une démocratie soutenue par les États-Unis et par les autres démocraties.
Alors même que nous aurions la capacité, et c’est cela que je trouve particulièrement révoltant, d’introduire de la mesure dans la réponse israélienne. D’abord, parce que nous aidons économiquement Israël, y compris sur les territoires de la colonisation.
Ensuite, parce que nous apportons à ce pays une aide militaire – c’est particulièrement vrai s’agissant des États-Unis. Et nous le faisons, en quelque sorte, en fermant les yeux sur cet engrenage de la violence dont nous savons qu’il ne peut conduire à rien.
Ceux qui plaident pour continuer la guerre, pour aller « jusqu’au bout », oublient une réalité fondamentale. Nous sommes dans une guerre dite « contre le terrorisme » qui ne peut être gagnée en employant le seul langage de la force. Surtout si cette logique de force est sans objectif politique. Benyamin Netanyahou répète que son but, c’est l’éradication du Hamas. Il est contredit par son ministre de la Défense, Yoav Gallant, qui dit lui-même que le Hamas a été désarmé.
À Gaza, tous les services de renseignements disent que le point d’achoppement des négociations, le corridor de Philadelphie, dans le sud de Gaza, n’a pas lieu d’être maintenu par Israël. Sur ce point, une entente est possible : on pourrait engager un cessez-le-feu qui permettrait de libérer de nombreux otages, comme cela a été possible une première fois.
Mais le gouvernement Netanyahou cherche surtout à se maintenir au pouvoir. Le premier ministre israélien joue sa survie personnelle et judiciaire. D’où la persistance d’une politique ultraconservatrice et fondamentaliste, celle de Ben-Gvir et Smotrich, auxquels il est associé. Cet engrenage de la violence est sans issue.
Entre les victimes du 7 octobre et celles de Gaza, partagez-vous le constat d’un double standard, d’une empathie sélective ?
Dominique de Villepin
Le drame, c’est l’invisibilisation de la mort à Gaza. Il ne s’agit pas de nier l’horreur, ni la barbarie du 7 octobre. Mais tous ces morts ont un visage. Tous ces morts s’inscrivent dans un lignage, dans un souvenir. Comment fait-on son deuil de ces morts qui n’existent pas ?
Vous avez cité Mahmoud Darwich ; je garde la mémoire des vers de Paul Celan : « Alors vous montez en fumée dans les airs/alors vous avez une tombe au creux des nuages. » Quelles sont les sépultures de ces enfants et de ces femmes à Gaza, dans un territoire où même les cimetières sont bombardés ? Heureusement, il reste une conscience internationale. Tous, nous avons le devoir d’ouvrir les yeux.
La France apporte son soutien inconditionnel à Benyamin Netanyahou. Comment pourrait-elle retrouver une voix crédible, indépendante, écoutée pour dégager des alternatives de paix au Proche-Orient ?
Dominique de Villepin
Nous avons défendu le droit international en Ukraine mais que faisons-nous à Gaza ? Ce droit international, depuis 1947, est bafoué au Proche-Orient. La Cour internationale de justice s’est prononcée sur l’illégalité de la colonisation. Elle a dit son inquiétude sur ce qui pourrait conduire à un éventuel génocide. La Cour pénale internationale a mis en accusation des responsables israéliens et, également, même si je ne fais pas de parallèle, des responsables du Hamas.
Si nous sommes capables de faire gagner la justice à Gaza, c’est tout l’ordre mondial que nous pourrons refonder. Ce conflit est né avec la création de l’État d’Israël, au lendemain de cet immense traumatisme de la Shoah, mais aussi de cette immense injustice faite aux Palestiniens restés sans terre. Avec la Nakba, 700 000 personnes ont été contraintes au départ.
Vous avez à plusieurs reprises réaffirmé votre attachement à une solution à deux États, à la reconnaissance par la France d’un État de Palestine…
Dominique de Villepin
Reconnaître le droit du peuple palestinien, accepter une solution à deux États, c’est garantir la sécurité d’Israël. Je n’ignore rien de l’immense choc, en Israël, du 7 octobre, qui a ravivé la mémoire de la Shoah. Cet État refuge, tout à coup, montrait ses limites. Le mythe d’un État capable de tout sécuriser par des armes sophistiquées s’est effondré. Une seule arme pourra garantir la sécurité du peuple israélien. C’est la justice qui permettra aux deux peuples de vivre ensemble.
La seule solution pour les esprits les plus radicaux comme Benyamin Netanyahou, c’est l’extension du conflit, avec le rêve d’une guerre totale. On voit bien comment Israël pourrait, si le conflit s’étend, solliciter l’aide américaine. Les Israéliens ne peuvent pas seuls détruire le Hezbollah et s’en prendre à l’Iran, avec une vraie menace sur le plan nucléaire. Le schéma de Benyamin Netanyahou, c’est la politique du pire.
Au contraire, la réponse, dans le cadre de la solution à deux États, réside dans une administration pour tous les territoires occupés : Gaza, la Cisjordanie et Jérusalem. Une administration qui pourrait prendre en main ces territoires le plus tôt possible, sous l’égide internationale, avec une Autorité palestinienne rénovée, légitime et crédible, avec une force internationale d’interposition. Un tel scénario exige des interlocuteurs prêts à avancer, du côté israélien comme du côté palestinien.
Il implique un réengagement de la communauté internationale en faveur de la justice et de la paix. Liquider le Hamas, ce n’est pas liquider les Palestiniens, ni la question palestinienne.
Jamais la question palestinienne n’a été aussi prégnante, incontournable, nécessaire à la création d’un nouvel ordre mondial. Si la communauté internationale veut éviter le spectre d’une guerre globale, mondialisée, elle doit offrir un avenir aux peuples, changer la perspective du monde.
Toute voix critique du gouvernement israélien s’expose à l’infamante accusation d’antisémitisme. Vous-même avez été la cible de tels procédés. Comment l’avez-vous vécu ?
Dominique de Villepin
Toute instrumentalisation de l’antisémitisme nuit à la lutte indispensable contre l’antisémitisme. Nous sommes dans un monde où les réseaux sociaux, les chaînes d’information en continu ne cessent de polariser les jugements et les opinions publiques. Cette logique de clivage est permanente. Nous devons donc nous méfier de l’instrumentalisation de nos paroles.
Mais ceux qui lancent ces accusations refusent en fait le débat. Je suis prêt à parler avec tout le monde. Et cette liberté fait peur à ceux qui refusent le dialogue et veulent le clore avec des étiquettes : « Antisémite », « anti-Israélien », « antisioniste ». Non ! Nous devons prendre le risque du débat. Un devoir s’impose quand on fait de la politique : assumer ses convictions.
La France a choisi elle aussi, au Sahel, la voie de la « guerre contre le terrorisme »…
Dominique de Villepin
Derrière cette guerre contre le terrorisme, et souvent derrière l’emploi de la force, il y a, sous-jacente, cette pensée magique du changement de régime qui réglerait tout. La politique du changement de régime, défendue par les néoconservateurs américains, s’est déployée en Irak, en Libye, en Syrie. Avec pour résultat le chaos que l’on sait.
Elle est encore omniprésente sur la scène internationale, face à l’Iran, face à la Russie.
Je crois au contraire que l’ordre international tel qu’il a été défini en 1945 et tel qu’il devra être refondé implique l’acceptation du principe de non-ingérence, qui n’est pas synonyme de désintérêt pour les droits de l’homme.
Toute leçon donnée aux autres doit commencer par soi-même. Regardez ce qui s’est passé le 6 janvier 2021 avec l’invasion du Capitole à Washington. Est-ce l’image d’une grande démocratie ? La confusion idéologique conduit les démocraties occidentales à s’égarer dans la surenchère. Or il n’y a pas d’issue dans la surenchère.
Qu’est-ce qui distingue le spectre de la « guerre globale » contre laquelle vous mettez en garde des conflits mondiaux du XXe siècle ?
Dominique de Villepin
Le spectre de la guerre globale est présent dans beaucoup de nos discours, y compris parfois dans la politique des sanctions. Les deux tiers de l’humanité ne suivent pas nos politiques de sanction. Les Brics, eux, se posent la question de vivre sans ce dernier tiers, en commerçant par le biais d’échanges qui ne passeraient pas par le dollar, par les marchés internationaux. C’est la construction d’un monde parallèle qui peu à peu va nous isoler. Tout cela change les mentalités du monde.
Et si la France veut rester capable de parler au Brésil, à l’Afrique du Sud, à l’Algérie, à l’Indonésie, nous devons construire un langage commun hors de la confrontation entre les États-Unis et la Chine. C’est aussi la question posée à l’Otan : doit-elle se projeter vers l’Asie pour contenir l’influence chinoise ?
Cette logique d’élargissement des conflits, de guerre totale, nous menace. Au contraire, l’Europe doit préserver son indépendance, son autonomie stratégique. Elle doit construire son identité et sa souveraineté dans un grand partenariat avec le Sud global. L’avenir est là.
Le président Biden se dit « déterminé à mettre l’Ukraine dans la meilleure position possible pour l’emporter ». Comment initier un processus diplomatique conduisant à la désescalade ?
Dominique de Villepin
Ce conflit a déjà fait 300 000 victimes, on voit bien qu’il ne mène nulle part. Comment faire en sorte que la Russie ait intérêt à ne pas aller plus loin, à transiger ? C’est la question stratégique aujourd’hui sur la table. Nous devons être capables de dire là où peut se nouer une paix raisonnable. C’est compliqué, avec l’enjeu territorial au Donbass et en Crimée. Mais la question du statut de l’Ukraine, de sa neutralité, se pose aussi, comme celle des garanties de sécurité.
Redoutez-vous le retour de Donald Trump ?
Donald Trump prétend qu’il va faire la paix en Ukraine en 24 heures. Ça paraît peu raisonnable. Il a sans doute son idée sur Gaza ; elle ne passe sans doute pas par la création d’un État palestinien. Mais cela peut produire un réveil. Les Européens finiront peut-être par comprendre que les États-Unis, quoi qu’il arrive, privilégieront, comme ils l’ont fait avec Barack Obama, une continuité historique et diplomatique qui ne va pas dans le sens de l’Europe.
L’obsession des États-Unis, c’est l’Asie-Pacifique, avec l’objectif d’empêcher la Chine de devenir la première puissance mondiale. Ce n’est pas l’enjeu pour l’Europe. Nous n’avons pas partie liée avec les États-Unis sur l’ensemble de leur vision stratégique mondiale. L’Europe doit comprendre qu’elle a des intérêts communs avec le Sud global. Il faut être capable de mettre les pieds dans le plat.
Mario Draghi, l’ancien gouverneur de la BCE, fait justement le constat d’un décrochage économique de l’Europe. Il préconise un grand plan européen d’investissement. Michel Barnier, lui, a pour mission de conduire en France un plan d’austérité sans précédent. Quelles peuvent en être les conséquences économiques, sociales, politiques ?
Dominique de Villepin
L’austérité est toujours un renoncement. On peut choisir le sérieux budgétaire face à la dette tout en restant exigeant sur la nécessité de préserver la croissance. Nous avons besoin, comme les Américains et comme les Chinois, de relancer nos économies dans un moment où la différenciation se fait dans la grande bataille numérique, technologique. Cela exige des sommes colossales.
Mario Draghi parle de 800 milliards d’euros par an. C’est un immense effort, les États-Unis l’ont fait. Il faut être capable de cette audace. Le drame de la France, c’est que la start-up nation s’est faite à périmètre constant. Le résultat, c’est que nous sommes aujourd’hui dans un pays étriqué, qui rapetisse, ne pense pas, un pays égoïste. L’avenir, c’est au contraire la capacité d’offrir à chacun une perspective. Et cela suppose de renier la politique du rabot.
La dissolution de l’Assemblée nationale a ouvert une crise inédite sous la Ve République. Peut-elle se muer en crise de régime ?
Dominique de Villepin
Je ne suis pas forcément le mieux placé pour parler de dissolution… Mais je me permets de dire quand même que cette dernière dissolution n’a rien à voir avec la précédente. Là, j’avoue qu’on a un maître ès dynamite. Se couper de l’exigence démocratique, c’est courir le risque d’une crise de régime. Je l’ai dit dès le lendemain des législatives : il fallait faire les choses dans l’ordre, en respectant les Français.
Une force est arrivée en tête, il fallait lui donner sa chance. Est-ce que cela aurait duré ? Est-ce que le Nouveau Front populaire (NFP) aurait eu l’audace d’étendre ses lignes pour constituer un gouvernement qui puisse avoir une majorité ? Ce n’était pas au président de la République d’y répondre à la place du NFP.
Nous sommes dans une situation très singulière : c’est le parti arrivé en dernier qui forme le gouvernement. Reconnaissez quand même un mérite à ce choix : il donne raison à la parole évangélique. « Les premiers seront les derniers et les derniers seront les premiers ! »
Michel Barnier est un homme d’expérience, de dialogue, il l’a prouvé à Bruxelles. Bruxelles n’est pas le Parlement français. Je lui souhaite bon courage, avec le RN aux aguets. Mais il ne faut pas désespérer de la démocratie : nous avons d’autres options. L’expérience d’un gouvernement de front républicain mériterait peut-être d’être tentée. Vous avez devant vous un gaulliste : j’ai la mémoire de 1944. Un gouvernement d’union nationale, en cas de crise majeure, pourrait être une réponse. Ce que je souhaite, c’est que personne ne joue la politique du pire. Parce que le pire, nous savons tous où cela conduit.