Après GAZA ... le cauchemar du LIBAN
Par Hélène Sallon et Laure Stephan
Le Monde du 24 septembre 2024
Des personnes fuyant les bombardements israéliens, pris dans les embouteillages en direction de la ville de Saïda (Liban), le 23 septembre 2024. AMR ABDALLAH DALSH / REUTERS |
Des familles entassées dans des voitures ont fui les frappes d’Israël contre le Hezbollah dans le sud du Liban. A Saïda, plus au Nord, à une quarantaine de kilomètres de Beyrouth, les services de la ville et de la province ont été surpris par l’ampleur du désastre. En une journée, les bombardements israéliens ont fait presque autant de morts qu’en un an d’affrontements. Et ravivé les souvenirs de la guerre de 2006.
Jawad et Zeina (ils n’ont pas souhaité donner leur nom de famille) ont garé, en début d’après-midi, lundi 23 septembre, leur 4 x 4 noir près de l’école élémentaire de Haret Saïda. Ils restent assis dans leur voiture le temps de reprendre leurs esprits. Leur fuite depuis le sud du Liban, en proie aux bombardements israéliens les plus meurtriers depuis un an, avec près de 500 morts, a été éprouvante. L’école de cette banlieue chiite de Saïda vient d’être ouverte par les autorités locales pour accueillir une vague de déplacés sans précédent. Le tumulte de la guerre a fini par rattraper la ville côtière, paralysée par des embouteillages monstres, qui ont ravivé les souvenirs de l’exode de la guerre de 2006.
Il a fallu quatre heures au couple pour rejoindre Haret Saïda depuis leur village de Bourj al-Chamali, près de Tyr. D’habitude, le trajet de quarante kilomètres prend un peu plus d’une heure mais, des dizaines de milliers d’habitants du sud du Liban ont, comme eux, fui en direction du Nord, dès qu’Israël a commencé, lundi matin, à bombarder massivement la région frontalière. Comme ailleurs au Liban, il n’y a nulle part où se réfugier dans les localités du Sud.
Nombreux ont vu dans l’exhortation de l’armée israélienne, lancée dans la foulée à tous les Libanais qui se touveraient près de maisons et de bâtiments où le Hezbollah a stocké des armes, à « quitter les lieux sans délai », le présage de frappes aveugles. Certains ont reçu un ordre d’évacuation par SMS, sur leur téléphone, depuis un numéro local inconnu. Les bombardements avaient, dans certaines localités, déjà commencé.
« [Les Israéliens] ont commencé à bombarder notre village à l’aube. Des gens ont été bombardés. Il y avait encore des corps sous les décombres quand on est partis, même des corps d’enfants. On a eu tellement peur », raconte le mécanicien de 43 ans, les traits tirés et encore sous le choc. Avec son épouse, une infirmière de 42 ans, il n’avait jusqu’alors pas quitté Bourj al-Chamali, relativement épargnée depuis que le Hezbollah a lancé une guerre de basse intensité contre Israël, au lendemain de l’attaque du Hamas en territoire israélien, le 8 octobre 2023, en soutien à la bande de Gaza, prise sous le déluge de feu israélien.
Décompte macabre
Pendant que son épouse Zeina donne le sein, discrètement, en le recouvrant de son voile noir, à leur enfant né il y a vingt jours, Jawad enchaîne les coups de fil. Il s’enquiert du sort de ses proches. Il sonde ceux qui habitent la plaine de la Bekaa pour savoir s’il est possible de venir se réfugier chez eux. Le couple n’a pas d’économie pour louer un appartement. Les nouvelles sont, partout, effroyables. Toute la journée, les bombardements ont été massifs sur le sud du Liban et la plaine de la Bekaa.
Israël a annoncé avoir frappé « environ 1 600 cibles terroristes », notamment des « centaines de cibles du Hezbollah » lors de cette opération, à laquelle il a donné un nom : « Flèches du Nord ». Le Parti de Dieu a riposté en tirant plus de cent projectiles, notamment autour de Haïfa et en Cisjordanie occupée. Le premier ministre démissionnaire libanais, Najib Mikati, a dénoncé « un plan de destruction » de son pays.
Le ministère de la santé actualise, au fil des remontées depuis le terrain, le décompte macabre : 492 morts, dont 35 enfants et 58 femmes, et plus de 1 645 blessés, selon un bilan encore provisoire. En une journée, les bombardements israéliens ont fait presque autant de morts qu’en un an d’affrontements.
« Israël commet des crimes de guerre au Liban, accuse au Monde, le ministre de la santé, Firas Abiad, depuis Beyrouth. Au Liban comme à Gaza, la communauté internationale échoue à prendre les mesures nécessaires pour protéger non seulement les civils, les gens innocents, mais aussi ses propres textes – le droit humanitaire et les conventions de Genève. » Des ambulances et des centres de santé ont été pris pour cible. Lundi soir, seize secouristes avaient été blessés et deux ambulanciers tués.
Des familles, inquiètes, attendent dans la cour de l’hôpital universitaire Hammoud, au centre de Saïda. Les traits tirés, des médecins urgentistes font une pause rapide dans l’entrée des ambulances. Les hôpitaux de Saïda, comme tous ceux du sud du pays, ont reçu l’ordre de déprogrammer les opérations non essentielles pour prendre en charge l’afflux de blessés. « On est passé en mode de crise. On a reçu un nombre impressionnant de blessés », raconte, choquée, une urgentiste, qui refuse d’en dire plus. Les médecins n’ont ni le temps ni l’autorisation, à ce stade, de commenter cette funeste journée.
« Ça fait onze mois déjà que ça dure »
Les services de la ville et de la province ont été également surpris par la vague soudaine de déplacés qui a déferlé sur Saïda. Au conseil provincial, une quinzaine d’employés de la cellule de crise répondent, de manière frénétique, aux appels sans discontinuer. « Les morgues de Tyr sont pleines », annonce l’un des bénévoles. Leurs homologues à Tyr et à Zahrani les contactent pour leur envoyer des familles. Certaines n’ont pas trouvé de place dans leurs structures, d’autres préfèrent fuir les deux régions méridionales, désormais sous les bombardements, pour aller plus au Nord.
Sur l’écran où s’affiche, en temps réel, le décompte des déplacés qui se sont inscrits auprès des services de la province, le compteur tourne. Il est passé, en moins d’une demi-heure, de 30 000 personnes enregistrées – le bilan cumulé des onze premiers mois de guerre pour la province de Saïda – à près de 40 000, en milieu d’après-midi. « La situation est folle. On est dans la phase d’évaluation, ensuite on pourra calibrer les besoins. Il faudra peut-être serrer un peu les gens au début. Mais, on peut ouvrir toutes les écoles publiques s’il le faut », indique Mirna Fawaz, l’agent de liaison pour l’Agence pour le développement de l’ONU au conseil provincial du Sud.
Certaines familles de déplacés ont des proches chez qui s’abriter, les autres sont réparties dans les cinq écoles de la province qui ont été réquisitionnées. Le gouverneur de la province du Sud, Mansour Daou, ne se laisse pas abattre. « Ce n’est pas la première fois au Liban qu’on se trouve dans cette situation. On a eu près d’un an pour s’y préparer. On est mobilisés, on a la capacité de faire face à l’afflux de plusieurs dizaines de milliers de déplacés aujourd’hui », assure-t-il.
Lors de la guerre de 2006, qui a duré trente-trois jours, la province avait accueilli près de 200 000 déplacés du sud du Liban. « En 2006, c’était difficile mais, c’est passé. Là, ça fait onze mois déjà que ça dure, on est maintenant dans la deuxième vague de déplacement. Les déplacés sont arrivés de plus de cent villages, tandis que l’ennemi, Israël, bombardait les enfants, les femmes et les vieillards. C’est criminel », dénonce le maire adjoint de Haret Saïda, Hassan Saïd Saleh.
Après cinq ans de crise économique et une année de guerre, son équipe a du mal à trouver l’aide nécessaire pour l’accueil des quatre-vingts familles qui se sont présentées à la municipalité, lundi. « On manque de tout : de médicaments, de nourriture, de kits sanitaires… On appelle tous les donateurs possibles de la ville, mais il n’y a pas une grande coopération, pour le moment », déplore Nour Ezzein, une employée municipale. Une cagnotte a été ouverte et les ONG locales commencent à s’organiser.
« On ne sait même pas où aller »
A Haret Saïda, comme à tous les carrefours de la ville côtière, de jeunes hommes sont descendus faire la circulation. L’afflux de déplacés ne tarit pas, même en fin de journée, congestionnant totalement la ville, et échauffant les esprits. Il faut compter plus de deux heures pour la traverser. Des familles, avec des ribambelles de gamins, s’entassent dans de vieilles Mercedes cabossées ou des voitures asiatiques neuves. Certaines ont eu le temps d’emporter des matelas et quelques affaires, d’autres ont juste pris la cage à oiseaux.
Le capot ouvert sur le bord de route, une dizaine de femmes et d’enfants attendent qu’on vienne les dépanner. Ghadir craque, les larmes coulent lentement de ses yeux rougis. « C’est un véritable cauchemar. La voiture nous a lâchés. De toute manière, on ne sait même pas où aller. On n’a aucun proche nulle part et mon frère est handicapé », désespère la trentenaire, une épaisse chevelure noire bouclée. Aucun bombardement n’a touché leur village dans la province voisine de Nabatiyé, pourtant la famille s’est enfuie, avec pour seul but d’aller se mettre à l’abri plus au Nord.
Les pannes d’essence, les moteurs en surchauffe ou tout simplement la fatigue d’errer sans but ont coupé court à l’exode de nombreux autres déplacés du sud du Liban. A la nuit tombée, le long de l’autoroute qui relie Saïda à Beyrouth, des voitures sont garées en file indienne, sur le bas-côté. Les nouvelles qui arrivent de la capitale libanaise ne sont pas rassurantes.
Des habitants ont reçu des avertissements israéliens sur leurs portables et leurs lignes fixes. Un a été reçu par le ministre de l’information, Ziad Makary, qui a dénoncé une « guerre psychologique » d’Israël. En fin de journée, une nouvelle frappe dans le quartier de Bir Al-Abed, dans la banlieue sud de Beyrouth, a visé un cadre militaire haut placé du Hezbollah. L’homme a beau avoir réchappé à l’attaque, selon le parti chiite, de nombreux Libanais redoutent que la guerre vienne à nouveau, comme en 2006, ravager ce fief du Hezbollah.