Dans le nord de la Cisjordanie, « on se croirait à Gaza »

Publié le par FSC

Rachida El Azzouzi
Médiapart du 07 septembre 2024

 

Une vue des dégâts après le retrait de l'armée israélienne de Jénine, dans la foulée de 10 jours d'attaques et de raids. Cisjordanie, 6 septembre 2024. © Photo : Issam Rimawi / Anadolu via AFP
L’armée israélienne s’est retirée des villes de Cisjordanie où elle menait depuis dix jours un assaut d’une ampleur inédite depuis vingt ans. De passage à Paris, les maires de Tulkarem et de Qalqilya décrivent à Mediapart « des mini-Gaza ».

Mustafa Salah a failli ne pas figurer dans les rangs de la délégation palestinienne en voyage à Paris dans le cadre des Jeux paralympiques. À quelques minutes près, le maire de Qalqilya aurait pu se retrouver bloqué dans sa ville natale de Jénine, au nord de la Cisjordanie occupée, prisonnier, avec sa femme et leurs enfants, de la plus importante opération militaire conduite par Israël depuis plus de deux décennies dans ce bastion de la lutte armée palestinienne.

Vendredi 6 septembre, alors que le retrait de Jénine de l’armée israélienne se confirmait après dix jours de combats et de bombardements incessants – qui ont fait plus de vingt morts, des dégâts considérables, déplacé des milliers d’habitant·es –, Mustafa Salah, en costume noir, a pu témoigner, devant les élus du conseil départemental de Seine-Saint-Denis, de « l’enfer en Cisjordanie ». L’autre guerre d’Israël depuis le 7 octobre, après celles à Gaza et à la frontière libanaise.

« Les images, les vidéos que vous voyez ne révèlent qu’une infime proportion de ce que nous subissons. Avez-vous remarqué que sur plusieurs d’entre elles, à Tulkarem, à Jénine, on se croirait à Gaza ? Israël détruit massivement nos infrastructures civiles pour pousser les populations à partir. Comme personne ne l’arrête, Israël peut procéder en Cisjordanie comme à Gaza. » Devant une tablée sous le choc de son récit, Mustafa Salah a raconté « le calvaire » à Jénine, où vit sa famille, et à Qalqilya, la ville qu’il administre, située à deux, voire trois heures de route de Jénine au lieu d’une, à cause des checkpoints et des détours interminables, imposés aux Palestinien·nes par l’armée et les colons israéliens dans les territoires occupés.

Un autre maire, celui de Tulkarem, collé à la « ligne verte » qui sépare Israël et les territoires palestiniens, Riyad Awad, a témoigné à ses côtés. Sa ville, également au Nord, et les camps de réfugiés qu’elle abrite ont été eux aussi sous le feu de l’opération israélienne, lancée le 28 août et baptisée « Camps d’été », tout comme Naplouse et Tubas.

Les troupes israéliennes, appuyées par des hélicoptères et des drones, se sont retirées vendredi 6 septembre, peu après le retrait à l’aube de celles déployées à Jénine, laissant place à la dévastation et aux cortèges funèbres. À Jénine, où une partie de la population a été assiégée pendant plusieurs jours, des milliers de gens ont rendu hommage aux personnes tuées, brandissant leurs corps, roulés dans des drapeaux palestiniens ou du Hamas, du Fatah, du Jihad islamique.

Mustafa Salah et Ryad Awad avouent « manquer de mots » pour décrire le bilan humain et matériel « effroyable » de ce énième cycle de violences. Leur collègue, le maire de Jénine, devait être du voyage francilien voué à célébrer, à l’occasion des Jeux olympiques et paralympiques, les nombreuses actions de coopération entre les territoires palestiniens et la Seine-Saint-Denis, un partenariat de vingt-cinq ans. Mais il a annulé sa participation, « compte tenu de la catastrophe ».

Destruction totale des camps de Tulkarem
Depuis le 7 octobre, dans l’ombre de la guerre à Gaza, Israël accentue non seulement sa politique d’annexion des terres palestiniennes en Cisjordanie au mépris du droit international, mais il y multiplie aussi les incursions militaires, particulièrement dans les camps de réfugié·es, en même temps que les colons redoublent de violence en toute impunité.

Si les raids y ont toujours été réguliers, comme les frappes de drones, notamment dans le camp de Jénine, ils n’avaient pas connu une telle ampleur depuis la deuxième Intifada. En mars 2002, Israël avait envahi à grande échelle par voie terrestre et aérienne durant 45 jours plusieurs villes de Cisjordanie, dont les camps de Jénine, de Ramallah et de Naplouse.

L’armée israélienne assure agir au nom de « la sécurité d’Israël » et de « la lutte contre le terrorisme ». Selon elle, l’opération « Camps d’été », dont elle n’a pas annoncé la fin, vise à neutraliser des factions armées palestiniennes, dans la roue de « l’axe de la résistance » mené par l’Iran, qui prévoyaient des attaques contre des civils israéliens.

Bilan annoncé à Jénine par Israël, qui redoute une nouvelle intifada : 14 combattants tués, dont le commandant local du Hamas, une trentaine de suspects arrêtés, un dépôt d’armes souterrain sous une mosquée et un atelier de fabrication d’explosifs démantelés. Le ministère de la santé de l’Autorité palestinienne avance un total de 36 Palestiniens âgés de 13 à 82 ans tués au cours de l’opération à Jénine et dans ses environs.

« Israël détruit nos villes, vise intentionnellement nos infrastructures civiles : les réseaux d’eau, d’assainissement, d’électricité, les routes, les places, les maisons, les magasins, le patrimoine. Tous les lieux ciblés n’ont aucun rapport avec d’éventuels groupes armés », s’indigne le maire de Tulkarem, Riyad Awad. « Et supposons qu’il y ait un combattant armé dans un quartier, pourquoi détruire le quartier tout entier ? Pourquoi tuer les enfants aux fenêtres ? », enchaîne Mustafa Salah.

Le maire de Qalqilya met un nom sur l’une des victimes de ces derniers jours : Loujain Musleh, une Palestinienne tuée à Kafr Dan, près de Jénine, alors qu’elle était à sa fenêtre. Ses funérailles ont eu lieu mardi 4 septembre. « Un soldat israélien lui a tiré dessus. Elle avait 16 ans. Ce n’est pas une première. Israël tire sur tout civil palestinien, les hommes, les femmes, les enfants. Un homme souffrant de troubles mentaux a aussi été tué et abandonné, agonisant », assure Mustafa Salah.

Devant le président socialiste du conseil départemental de Seine-Saint-Denis, Stéphane Troussel, qui promet d’interpeller le président français, les deux maires listent les besoins immenses pour déblayer, réparer, reconstruire dans un contexte économique déjà sinistré. « Il nous faut des bulldozers, des citernes, des générateurs électriques », dit l’un. « Nous n’avons même pas le temps de chiffrer les réparations que de nouveaux dégâts surviennent. Souvent, on répare et Israël vient re-détruire peu après lors d’une nouvelle invasion », se désole l’autre.

« Les camps de Tulkarem ressemblent à des mini-Gaza. La destruction est totale, explique Riyad Awad. L’eau, l’électricité sont coupées. Toutes les rues ont été retournées. Des dizaines de maisons ont été détruites. En ville, la destruction est partielle, concentrée dans certains quartiers. » Pas comme à Jénine, où une grande partie du centre de la ville a été détruit sous l’effet notamment des bulldozers israéliens.

Depuis le 7 octobre, près de 700 Palestinien·nes ont péri en Cisjordanie, dont plus d’une centaine d’enfants, tué·es par des tirs de soldats ou de colons. « 185 à Jénine, 166 au moins à Tulkarem, une cinquantaine à Qalqilya. » Mustafa Salah égrène le décompte macabre des tragédies quotidiennes.

Dans sa ville de Qalqilya, étouffée par le mur de séparation et grignotée par la colonisation, terre fertile où s’épanouit un des fruits de Palestine, le goyave, plusieurs agriculteurs n’ont plus accès à leurs terres et ont perdu leur unique ressource économique. Les eaux usées ne sont plus évacuées, Israël ayant fermé le canal qui le permettait, mettant en danger la santé des habitant·es.

Sur les portables, une nouvelle ne tarde pas à tomber. Encore une journée mortelle en Cisjordanie. Aysenur Ezgi Eygi, une activiste américano-turque de 26 ans, a été tuée par un tir de soldat israélien. Membre de l’International Solidarity Movement, une ONG qui protège les paysans palestiniens de la violence des colons, elle participait à Beita, près de Naplouse, à une manifestation hebdomadaire contre l’expansion des colonies israéliennes.

L’ONU accuse l’armée israélienne. Celle-ci affirme dans un communiqué que ses troupes ont « répondu par des tirs en direction de l’instigateur principal de violences qui avait lancé des pierres sur les soldats et présentait une menace pour eux ». Elle dit « examiner des informations selon lesquelles une ressortissante étrangère a été tuée du fait de coups de feu tirés dans la zone ».

La Turquie condamne un « meurtre commis par le gouvernement Nétanyahou », les États-Unis annoncent qu’ils « tireront les conclusions et les conséquences nécessaires ». « Comment les alliés d’Israël peuvent-ils, au bout de onze mois de génocide de notre peuple, continuer à soutenir cet État qui assassine sous leurs yeux même les étrangers ? », demande le maire de Qalqilya, Mustafa Salah.
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