GAZA : la vie sous les bombardements

Publié le par FSC

Par Florent Georgesco
Le Monde du 27 septembre 2024

 

Dans les ruines de l’hôpital Al-Shifa, à Gaza, le 17 septembre 2024. OMAR AL-QATTAA/AFP

 

Les recueils de deux poètes palestiniens permettent de saisir quelque chose de la dévastation vécue par les habitants de la bande de Gaza.

En janvier 2009, tandis qu’Israël bombarde Gaza, Mosab Abu Toha, 16 ans, sort acheter des œufs. « J’adore les œufs durs », commente-t-il dans le poème qu’il consacre à l’épisode, « Les Blessures ». Des gens se sont massés près de là. Il s’approche, curieux. Il n’a pas le temps de comprendre ce qui surgit alors. « Une lumière jaune me frappe./ Ma tête est comme ouverte en deux,/ c’est l’impression que j’ai./ (…) Pendant quelques instants, je me demande : “Comment peux-tu rester debout avec la tête coupée ?” »

L’adolescent survit, mais il est gravement blessé. On lui retire, sept mois plus tard, deux éclats d’obus, dans le cou et le front. Puis il reprend ses ­études, notamment aux Etats-Unis, devient professeur de langue et de litté­rature anglaises à Gaza, et commence à écrire de la poésie. En 2017, il fonde une bibliothèque dans la ville, sous le nom de l’intellectuel palestino-américain ­Edward Said (1935-2003). Celle de son université a été détruite par un bombardement.

Mosab Abu Toha a publié en 2022 la version ­originale, en anglais, de Ce que vous trou­verez caché dans mon oreille, son premier recueil, entre autobio­graphie – on y trouve « Les Blessures » –, poésie documentaire et exploration d’une identité en éclats. Le livre paraît en France, sans ajout, au bout d’un an d’une guerre qui a contraint le poète à l’exil, après qu’il a été arrêté, emprisonné et battu par l’armée israélienne, en novembre 2023, alors qu’il tentait de passer en Egypte avec sa famille. Il vit aujourd’hui aux Etats-Unis, où il documente la guerre sur les réseaux sociaux et dans des articles pour le New York Times ou le New Yorker.

Mais il n’a pas cessé d’écrire de la poésie, et son prochain livre, Forest of Noise (« forêt de bruit »), à paraître en novembre aux Etats-Unis, recueillera les poèmes écrits depuis le début de la guerre. Tout, cependant, est déjà présent dans Ce que vous trouverez caché dans mon oreille, qui devrait apparaître au lecteur français à la fois comme la révélation d’un poète important et comme une rare occasion de saisir quelque chose de l’expérience concrète des Gazaouis avant le début de la guerre totale – mais aussi, en un sens, pendant la guerre, tant l’enfermement dans une enclave sous blocus, l’exil, la destruction, la mort omniprésente y sont explorés en profondeur, et rendus universels.

Le même sentiment oppressant de précarité absolue


On mesure très bien cette puissance de dévoilement du présent quand on rapproche le travail de Mosab Abu Toha de celui accompli à propos de la guerre actuelle, dans La Vie sous les bombar­dements, par l’ancien humanitaire Ibrahim Khashan, également poète et ­conteur. Son livre, d’une ambition plus modeste, est constitué de courts récits mêlant choses vues et fiction, où, comme une litanie, un personnage après l’autre voit sa vie balayée par les bombes ou les tirs israéliens, et fuit, tente de survivre, rêve aux lendemains, meurt, souvent. S’en dégage le même sentiment oppressant, insupportable, de précarité absolue que chez Mosab Abu Toha, la même évidence de l’impuissance du désir de vivre, quand les avions de chasse sillonnent le ciel.

C’est, chez Khashan, l’histoire de cet homme qui fabriquait des fours en argile : « Les gens furent très tristes et pleurèrent abondamment lorsque Abdallah mourut alors qu’il pétrissait de la boue au fond de l’abri. » Ou cette brève notation finale d’un autre texte : « Les vieilles chaussures de Naeem se sont élevées vers le ciel et sont retombées au milieu de l’école. » Et c’est Abu Toha qui, des années plus tôt, regarde par sa fenêtre après un bombardement, et découvre la maison d’à côté éventrée : « Je ne savais pas que mes voisins avaient toujours cette ­petite télé,/ et sur le mur ce vieux tableau./ Je ne savais pas que leur chatte/avait eu des chatons. » Il ajoute, dans un autre poème : « Nous méritons une mort meilleure. »

Pas de politique immédiate ici. L’ennemi est à peine présent. Il tue, le plus souvent de loin. Le Hamas n’est presque pas nommé. Ou il l’est pour être écarté, comme dans « Les Blessures », où Abu Toha écrit : « Les enfants n’étaient pas du Hamas./ Leurs vêtements (…), leurs jouets (…), le quartier (…), l’air (…), nos oreilles (…), nos yeux n’étaient pas du Hamas./ Celui qui a ordonné le massacre,/ celui qui a ­appuyé sur le bouton/ ne pensait/ qu’au Hamas. » Restent les Gazaouis, jouets des uns et des autres. Les deux auteurs se tiennent au plus près d’eux, là où ils sont, loin du pouvoir. Ils racontent l’éternelle épreuve d’être embarqué dans une histoire qui vous est étrangère et de voir, quand vous survivez, tout ce en quoi vous croyiez, tout ce qui fondait votre vie, se muer en lambeau dérisoire.

Reste aussi le sentiment, que Mosab Abu Toha traduit avec une force souvent étourdissante, que cette vie, en réalité, n’a jamais été tout entière la vôtre. Dans l’entretien qui conclut son recueil, il évoque la ville de Jaffa, aujourd’hui incluse à Tel-Aviv, que sa famille a dû fuir en 1948. Il parle de ses grands-parents, de la vie qu’ils y ont connue, de cette autre Palestine où il n’est jamais allé, comme une partie inconnue de lui-même : « Quelque chose que j’ai perdu avant même d’avoir pu le connaître. » La colère irrigue son livre, comme celui d’Ibrahim Khashan. La nostalgie aussi. « Je n’ai jamais pratiqué mon enfance », écrit le jeune poète, avec une douceur désolée qui, au-delà des fracas et de l’horreur, persiste longtemps après qu’on a refermé ces deux livres aujourd’hui indispensables.



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. « Ce que vous trouverez caché dans mon oreille. Poèmes de Gaza » (Things You May Find Hidden in My Ear), de Mosab Abu Toha, traduit de l’anglais (Palestine) par Eve de Dampierre-Noiray, Julliard, 188 p., 20 €, numérique 14 € (en librairie le 3 octobre).

. « La Vie sous les bombardements », d’Ibrahim Khashan, traduits de l’arabe (Palestine) par Samia Mallié et Gérard Blot, Le Temps qu’il fait, 110 p., 16 €.

 

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