Israël, Nétanyahou au banc des accusés !
Par Stéphanie Maupas
Le Monde du 25 septembre 2024
L’Etat hébreu a déposé deux requêtes s’opposant à la procédure en cours à la Cour pénale internationale (CPI) qui pourrait aboutir à la mise sous mandat d’arrêt du premier ministre, Benyamin Nétanyahou. C’est la première fois qu’Israël s’adresse officiellement aux juges de La Haye.
Jamais un juge de la Cour pénale internationale (CPI) n’avait eu à trancher une requête déposée par Israël. Mais le 20 septembre, une semaine avant le déplacement prévu du premier ministre israélien, Benyamin Nétanyahou, à New York, où il devrait prononcer un discours devant l’Assemblée générale de l’ONU vendredi 27 septembre, le ministère des affaires étrangères israélien a annoncé le dépôt de deux mémoires à La Haye, pour l’instant classés confidentiels par la Cour.
Israël s’adresse ainsi aux trois juges de la chambre préliminaire chargée depuis plus de quatre mois d’examiner les mandats d’arrêt requis par le procureur Karim Khan contre le premier ministre israélien, son ministre de la défense, Yoav Gallant, et trois responsables du Hamas, Yahya Sinouar, Ismaïl Haniyeh et Mohammed Deif.
Ismaïl Haniyeh, chef politique du Hamas, a été tué dans une frappe attribuée à l’Etat hébreu, à Téhéran, le 31 juillet, et le chef de sa branche armée, Mohammed Deif, serait mort lors d’un bombardement dans le sud de la bande de Gaza le 13 juillet. Le procureur a retiré sa demande de mandat d’arrêt visant M. Haniyeh après avoir obtenu les preuves de sa mort. « Il est remarquable de voir Israël accepter la légitimité et le statut de la CPI en s’engageant directement avec elle », a estimé le professeur canadien de droit humanitaire international, Mark Kersten.
Peser sur les décisions
Depuis l’adhésion de la Palestine au traité fondateur de cette Cour, en avril 2015, puis l’ouverture d’une enquête en mars 2021, l’Etat hébreu ne s’est jamais engagé « officiellement » dans la procédure, répugnant à effectuer tout acte qui pourrait être considéré comme une forme de reconnaissance de la juridiction ; Israël n’a pas ratifié le traité de Rome de 1998 créant la CPI. Lors de sa visite en Israël et à Ramallah, à la fin de novembre 2023, le procureur Karim Khan était ainsi venu « en visite privée », insistait-on, et l’avait fait à l’invitation des victimes de l’attaque du Hamas du 7 octobre précédent dans le sud d’Israël.
Au cours de l’été, dans une procédure ouverte par les juges à la demande de Londres, qui espérait empêcher l’émission de mandats d’arrêt contre les responsables israéliens, des dizaines d’Etats, d’avocat, de professeurs, de think tanks ont déposé des mémoires. Certains, à l’instar de l’Allemagne ou de la République tchèque, ont plaidé en faveur de l’Etat hébreu, comme si dans cette bataille juridique engagée depuis près de quinze ans par les Palestiniens, Israël devait utiliser des alliés.
Si aucun acte officiel auprès des juges n’avait jusqu’ici été déposé, cela n’a pas empêché les avocats d’Israël d’être en contacts réguliers avec la Cour depuis des années, dans l’espoir de peser sur ses décisions. En décembre 2019, l’avocat général de l’Etat hébreu avait ainsi remis une opinion juridique à l’ancienne procureure, qui annonçait son intention d’ouvrir une enquête. En 2021, il lui avait indiqué qu’Israël conduisait ses propres investigations et que l’intervention de la CPI était inutile. La Cour n’intervient qu’en dernier recours, si un Etat ne peut ou ne veut poursuivre les auteurs de crimes de guerre, crimes contre l’humanité et génocide.
Evaluer si les enquêtes ont été ouvertes
Mais pour obtenir son dessaisissement, il ne suffit pas à l’Etat hébreu de dire qu’il peut et veut juger les auteurs de crimes devant ses tribunaux. Ce sont les juges de la CPI qui doivent évaluer si les enquêtes ont bien été ouvertes, sur les mêmes faits et contre les mêmes personnes, et si elles ne sont pas une simple échappatoire pour éviter la procédure de La Haye.
Avec ces deux requêtes, Israël souligne « l’incompétence manifeste de la CPI dans la présente affaire », dans le communiqué du ministère des affaires étrangères diffusé le 20 septembre. L’Etat hébreu assure aussi que le procureur a commis un vice de procédure, « en ne donnant pas à Israël la possibilité d’exercer son droit d’enquêter lui-même sur les allégations ». « Aucune autre démocratie dotée d’un système juridique indépendant et respecté comme celui qui existe en Israël n’a été traité de cette manière préjudiciable par le procureur », affirme le porte-parole du ministère Oren Marmorstein dans ce communiqué.
Israël comptait sur la « complémentarité » pour échapper à la Cour. Les Américains avaient organisé une rencontre avec le procureur, comme l’avait mentionné le secrétaire d’Etat américain, Antony Blinken, dans un communiqué réagissant vertement aux demandes de mandats d’arrêt déposées le 20 mai. Ce jour-là, selon le sénateur américain Lindsey Graham, des membres du bureau du procureur devaient se rendre en Israël pour préparer une future rencontre entre le procureur et des responsables de l’Etat hébreu. Mais la rencontre a finalement été annulée par les services de Karim Khan.
« Culture d’impunité »
Réagissant sur X, l’avocat israélien Michael Sfard doute de la volonté et des capacités d’Israël à vouloir juger les auteurs de crimes de guerre. Il rappelle qu’après les allégations de viols dont ont été victimes des prisonniers palestiniens, le 29 juillet, « lorsque la police militaire a voulu arrêter les suspects [sur la base militaire de Sde Teiman], une foule d’extrémistes de droite, avec une coalition de membres du Parlement, a fait une descente dans la base (…) pour empêcher les arrestations, et la police [sous la tutelle du ministre] Ben Gvir n’est pas venue à l’aide des militaires. » Il demande alors comment « un pays mis en difficulté pour enquêter sur des allégations de viols peut enquêter sur son premier ministre ou son ministre de la défense ».
L’avocat note encore : « La coalition au pouvoir s’oppose farouchement à toute enquête sur les allégations contre “nos troupes”, et encore plus sur les actes qui relève de la politique de guerre. » Un rapport publié en mai 2024 par l’ONG israélienne Yesh Din dénonce une « culture d’impunité » à travers les guerres et l’occupation.
L’ONG doute également qu’Israël ait la volonté et la capacité de mener des enquêtes sérieuses sur la guerre de 2023-2024 à Gaza. Pour Yesh Din, le système en place « évite d’enquêter sur les décideurs aux plus hauts niveaux de commandement et ouvre rarement des enquêtes contre les soldats subalternes ». Celles qui sont ouvertes patinent, assure l’ONG, « et le taux de poursuites est extrêmement faible ». Certains à La Haye s’inquiètent que les requêtes d’Israël ralentissent encore la délivrance éventuelle des mandats d’arrêt, alors que la procédure traîne en longueur.
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