Le dépit d’un patron du BTP et grand collectionneur gazaoui dont le musée a été victime de la guerre
Par Madjid Zerrouky
Le Monde du 16 septembre 2024
Jawdat Khoudari avait rassemblé de nombreuses pièces antiques. Depuis l’occupation par l’armée israélienne, il n’a plus aucune nouvelle de son patrimoine.
« Ici, c’est le musée. Détruit. L’image suivante, c’est le musée avant la guerre. Ici, c’est le jardin, détruit… Le jardin avant la guerre… Là, ma maison… » Souffle court, la gorge nouée, Jawdat Khoudari fait défiler une partie de sa vie. « Trente ans, voilà tout ce qu’il reste. » Soit un amoncellement de gravats. Sur des images que lui a transmises un proche, en février, un ouragan de feu semble avoir emporté le hall d’Al-Mathaf – « le musée » –, son œuvre. Le sort de ses statues antiques, pièces de monnaie, vases, témoins de la très riche histoire de la bande de Gaza, est inconnu depuis sept mois.
Près du camp de réfugiés d’Al-Chati, face à la mer, dans le nord du territoire palestinien, le septuagénaire avait bâti une oasis de dizaines de milliers de mètres carrés abritant un hôtel et, surtout, une collection d’objets témoignant du patrimoine millénaire de la bande de Gaza : colonnes byzantines, amphores, sarcophages, vaisselles de l’âge de bronze et figurines hellénistiques étaient exposés dans des vitrines en bois ou dans le jardin de sa demeure. Or, c’est précisément par le nord de la bande de Gaza qu’a débuté l’offensive israélienne après l’attaque du Hamas, le 7 octobre 2023. Les troupes de l’Etat hébreu ont occupé Al-Mathaf pendant deux mois, entre décembre et février, comme en atteste une vidéo diffusée par des soldats avant de s’en retirer. Les lieux ont été détruits entre-temps.
« J’ignore si ma collection a été pillée. Mais ce qui est sûr, c’est que la plupart des objets exposés ont disparu. Ont-ils été détruits, enterrés, volés ? Je ne sais pas. En décembre, j’ai dû quitter le Nord pour aller vers le sud, en direction de Rafah, comme tous les habitants. Quand je suis parti, l’armée occupait déjà le musée et ma maison », raconte-t-il. De Rafah, il parvient à gagner l’Egypte au début de l’année.
Découvertes sur les chantiers
« Ce qui est arrivé à mon musée et à mon jardin est à l’image de ce qui est arrivé à tout le territoire. Ces destructions ne sont pas la conséquence d’une guerre, mais la conséquence d’une volonté de tout détruire », accuse-t-il, de passage à Paris, mi-septembre, invité par le Centre arabe de recherches et d’études politiques de Paris pour une conférence sur le patrimoine gazaoui. Homme d’affaires, héritier d’une vieille famille de propriétaires terriens, Jawdat Khoudari s’était mué en collectionneur, archéologue amateur et directeur de son propre musée. Le projet d’édification d’un musée archéologique officiel, bâti grâce à des fonds internationaux, est, lui, resté dans les limbes depuis la prise du pouvoir par le Hamas dans la bande de Gaza.
Patron d’un groupe de BTP, Jawdat Khoudari accumule depuis les années 1990 des objets antiques découverts sur les chantiers ayant fleuri dans une bande de Gaza en plein boom immobilier, après les accords d’Oslo, fin 1993, puis lors de la reconstruction du territoire après les campagnes militaires de l’armée israélienne, à partir des années 2010. Jawdat Khoudari a rassemblé des centaines d’objets, datant des périodes phénicienne, grecque, romaine, byzantine… remontés de la mer dans des filets ou déterrés partout dans la bande de Gaza. Pêcheurs et ouvriers le savent, l’entrepreneur dépense sans compter. Il en a les moyens. Sous d’autres cieux, il passerait pour un collectionneur privé, de ceux qui s’approprient le patrimoine de leur terre. A Gaza, où passé et avenir sont des dimensions bannies par le quotidien de la guerre ou du blocus, il se revendique muséographe pour la cause.
« Jawdat est un collectionneur, ce qui est aujourd’hui une faute morale, observe le frère Jean-Baptiste Humbert, un archéologue dominicain, membre de l’Ecole biblique et archéologique française de Jérusalem, qui mène des fouilles à Gaza depuis près de trente ans. J’ai deviné chez lui cette volonté de conserver à Gaza, par tous les moyens, le patrimoine de Gaza. C’est une volonté de transmission. » Une gageure, à l’entendre, tant les trésors du territoire attirent les convoitises. « Il y a une concurrence déloyale et redoutable avec Israël. Dans tous les pays où le patrimoine archéologique est étendu, les gens pauvres pillent pour vendre et nourrir leurs enfants. Il y a un pillage intensif dans Gaza, dont le flux est dirigé directement vers Israël et les salles de ventes aux enchères. »
En 2004, Jean-Baptiste Humbert invite à Gaza son collègue Marc-André Haldimann, alors conservateur du Musée d’art et d’histoire de Genève, et le présente à M. Khoudari, qu’il connaît depuis 1995. De cette rencontre naîtra une exposition à Genève, organisée, en 2007, dans des conditions acrobatiques, en raison du blocus israélien, puis Al-Mathaf, à Gaza, l’année suivante. Ces souvenirs sont aujourd’hui relégués, par la guerre, au rang d’un âge d’or. L’heure est à peine à un début d’inventaire des pertes.
Jean-Baptiste Humbert cite l’exemple de la partie avant d’une nacelle d’un char en bronze mésopotamien, avec une inscription en cunéiforme. « Probablement du hittite du XIVe siècle avant Jésus-Christ : une pièce exceptionnelle, qu’il faut traduire comme un cadeau du roi de Mésopotamie au roi d’Egypte. On s’imagine qu’un navire a fait naufrage au large de Gaza avec le cadeau, décrit-il. Le 7 octobre [2023], j’ai commencé à m’inquiéter. J’ai correspondu avec Jawdat (…). La pièce était restée dans son bureau. J’ai reçu une photographie, il y a deux mois : on a retrouvé la pièce complètement carbonisée. Ce trésor inestimable est pratiquement perdu… »
« Les Israéliens savaient très bien où étaient mes collections et, surtout, qui je suis », précise, désabusé, l’entrepreneur palestinien. N’a-t-il pas été, pendant des années, un de leurs interlocuteurs, impliqué dans les opérations de reconstruction et dans l’importation de matériaux ? Ses « contacts », ses « amitiés antérieures » et son entregent ne lui auront été, cette fois, d’aucun secours. Pas plus que l’intervention de M. Haldimann, aujourd’hui au service archéologique de Genève et à l’Office cantonal d’archéologie du Valais.
Sous le contrôle des forces israéliennes
Le 8 décembre 2023, M. Haldimann adresse un courriel à des collègues israéliens avec, en copie, l’Unesco et des institutions helvétiques. Il y adjoint, entre autres, les coordonnées GPS des collections de Jawdat Khoudari et s’alarme du sort des sites archéologiques de Gaza, passés sous le contrôle des forces israéliennes. « Je vous serais très reconnaissant de transmettre ces informations au commandement de l’armée pour qu’il prenne des mesures immédiates pour protéger ces lieux et pièces patrimoniaux de la destruction et du pillage. Conformément à la convention des bien culturels de La Haye de 1954 », écrit-il. « Tout le monde a répondu, sauf eux. Un silence assourdissant. On les informe qu’il y a des biens culturels à un endroit. Et la réponse, c’est le silence », déplore-t-il.
Jawdat Khoudari s’insurge contre le deux poids, deux mesures de la communauté internationale : « Les droits humains ne s’appliquent qu’aux gens blonds aux yeux bleus. » Déjà las, avant le 7 octobre 2023, de reconstruire l’enclave après chaque conflit, il s’interdit d’aborder la question du jour d’après. Les affaires, si tant est qu’il y en ait avant longtemps, attendront. « Ce n’est pas le moment, jure-t-il. L’urgence, ce sont plus de 1 million de personnes qui s’entassent sous des tentes à la frontière égyptienne, alors que l’hiver approche. Que va-t-il leur arriver avec le retour de la pluie ? »