Après le massacre d’Aïto, au Liban : « On n’attend rien de l’ONU, Israël agit impunément »
Rachida El Azzouzi
Médiapart du 21 octobre 2024
Le 20 octobre 2024, dans les décombres de la maison bombardée six jours plus tôt par l’armée israélienne à Aïto, au Liban. © Photo Rachida El Azzouzi / Mediapart |
I
sraël a bombardé lundi 14 octobre la maison d’une famille maronite du nord du Liban, qui accueillait des chiites déplacés du sud du pays, tuant 24 personnes. Sous le choc, la famille dénonce un crime de guerre et craint qu’il reste impuni.
Aïto, Chekka (Liban).– Elie Alwan va et vient nerveusement entre l’intérieur et l’extérieur de l’appartement. Pendu au téléphone, il enchaîne les appels, épuisé, le regard embué de larmes, puis revient s’asseoir sur le canapé accolé au lit où sa mère, Charlotte, 73 ans, corps tuméfié et jambe gauche cassée, est allongée. Sur la table basse, du café « pour tenir » et le portrait, cintré d’un chapelet, de son père mort il y a un an après une opération du cœur. « J’ai perdu le sommeil », lâche cet entrepreneur du BTP, en jean et polo.
Voilà une semaine que la maison en belles pierres de trois étages, qu’il a patiemment bâtie pendant des années avec sa femme, Nadine, dans le fief familial d’Aïto, dans les montagnes du nord du Liban, entre la bâtisse de ses parents et celles de ses quatre frères, a été soufflée par un missile israélien, réduite à un tas de décombres. Un choc, un traumatisme immenses.
C’était la première fois, depuis l’offensive déclenchée le 23 septembre, qu’Israël ciblait un village majoritairement chrétien. Aïto, à une heure trente de Beyrouth, au cœur de la région de Zghorta, parfois surnommée « le maronistan », célèbre pour son huile d’olive et son arak, est très loin des bastions chiites du Hezbollah, du sud du Liban ou de la Bekaa.
Elie Alwan se frotte les yeux, encore sidéré. Il voudrait qu’on lui dise que ce n’est qu’un cauchemar. Mais tout est bien réel. Ce fut même un massacre. Vingt-quatre personnes ont été tuées le lundi 14 octobre dans le bombardement de sa maison : douze femmes dont deux atteintes de handicap, dix hommes et deux bébés. Cinq survivants sont soignés dans les hôpitaux des environs. « Des gens formidables, des bergers et des fermiers, qui vivaient mal d’être arrachés à leurs terres par la guerre. Ils se sentaient de trop, étaient gênés de dépendre de nous », pleure en chœur la famille Alwan, « si triste ».
Contraints de fuir leur village d’Aïtaroun, dans le sud du Liban, sous les bombes israéliennes, ils avaient débarqué avec leurs valises en deux vagues, fin septembre puis la première semaine d’octobre. Pas par hasard. C’est Hussein, un de leurs proches, ami de longue date d’Elie Alwan, qui avait demandé de l’aide en leur nom depuis l’Australie où il a migré.
« Apocalyptique »
L’entrepreneur n’avait pas hésité une seconde à les accueillir et à leur laisser tout le rez-de-chaussée. « Ahlan wa sahlan, soyez les bienvenus, il y a de la place. » Depuis un an et le changement d’école de ses quatre enfants, la famille n’habite plus à plein temps la demeure, à flanc de montagne, avec vue sur la Méditerranée et Tripoli, la grande ville du nord. Ils ne la rejoignent que les week-ends et les vacances, préférant passer la semaine, pour des raisons pratiques, dans cet appartement qu’ils louent à quarante minutes de voiture, plus bas, à Chekka, dans lequel ils se serrent aujourd’hui.
Lundi 14 octobre, Elie Alwan avait passé la matinée à Aïto. Il avait salué les oncles et tantes déplacées de son ami Hussein, passé une tête chez ses frères Dany et Sarkis, ainsi que chez leur mère Charlotte, puis il avait repris la route pour Chekka. Tout le monde vaquait à ses occupations lorsque peu avant 14 heures, la torpeur du village, « havre de paix et de sécurité », a été brisée par une gigantesque explosion.
Dany était dans sa maison, juste derrière celle d’Elie. Il s’est instinctivement couché au sol. Sa femme aussi. Quand ils se sont relevés, les fenêtres étaient pulvérisées, une partie du plancher et des murs effondrés, et ils étaient recouverts de poussière. Dehors, c’était « apocalyptique ».
Dany découvre des morceaux de corps humains, trois cadavres dans le jardin, une main arrachée sur son pare-brise, et prend, pas après pas, la mesure de l’hécatombe chez son frère Elie. Un ouvrier venu de Beddawi, près de Tripoli, qui travaillait sur la terrasse, et a été projeté au sol, le rejoint difficilement, en claudiquant. Il réalise seulement maintenant qu’il est passé « à côté de la mort ».
Au même moment, Sarkis, qui vit en contrebas de la maison d’Elie, se précipite dans la maison d’à côté, celle des parents où leur mère vit seule depuis la mort du père. Elle hurle de douleur. Plusieurs débris, dont une porte, lui sont tombés dessus. La maison est toujours debout mais inhabitable. En face, derrière les nuages de fumée, la silhouette de Max, le chien de Johnny, le fils de Nadine et d’Elie, apparaît. Il est choqué, au point de ne plus aboyer, encore aujourd’hui, mais miraculé.
À quelques mètres, la statue, posée sur une grosse pierre, de Charbel, le saint le plus populaire du Liban, un prêtre et moine-ermite de l’Église maronite, né sur les cimes du nord du Liban, est intacte. Tout comme l’Évangile et le tableau de la Vierge vénérée à Medjugorje (un petit hameau du sud de la Bosnie-Herzégovine, devenu un lieu de pèlerinage pour nombre de Libanais·es), qui ornaient la maison dynamitée par Israël. Ils ont été retrouvés à peine abîmés dans les ruines fumantes.
« C’est un miracle que nous soyons vivants. On le doit à Charbel et à la Vierge », répète Charlotte Alwan en embrassant sa croix autour du cou. L’assemblée acquiesce. Tout autour, diverses figures saintes accrochées au mur dont sainte Rafka, canonisée en 2001, qui a vécu à Aïto. Peu avant l’explosion, la grand-mère avait été invitée à prendre le café par les personnes réfugiées ici, dont une dame de 90 ans. « J’ai répondu que je passerais plus tard car j’étais au téléphone. J’aurais pu mourir moi aussi. »
L’ONU réclame une enquête : « C’est du vent »
À l’hôpital, les soignant·es sont resté·es sans voix devant la photo impeccable de la Vierge au milieu de la dévastation absolue. « Il n’y a plus que la foi pour nous aider à avancer », dit Nadine, institutrice dans l’école où sont scolarisés ses enfants. Sans cela, elle se serait écroulée : « On a tout perdu, tout ce qu’on accumule en une vie, nos meubles, nos habits, nos bijoux, mais le pire, c’est la perte de nos souvenirs. »
Dans le tas de gravats, sous le soleil écrasant de ce qu’on appelle au Liban « le deuxième été » (de septembre à novembre), au milieu des jouets, des cahiers d’école, des pantoufles éclatés, elle a retrouvé quelques photos et c’est désormais, avec la vie des sien·nes, son plus grand bien. Elle a les traits cernés, préserve au maximum les enfants, âgés de 7 à 15 ans : « On ne les a pas emmenés à Aïto. » Mais c’est compter sans les réseaux sociaux, les médias, les folles rumeurs et les « fallait pas héberger des déplacés chiites ».
Le massacre a fait la une des journaux du monde entier. Les Nations unies (ONU) ont demandé qu’une enquête « rapide, indépendante et approfondie » soit ouverte sur ce qui apparaît comme un énième crime de guerre d’Israël. « Nous avons de réelles inquiétudes en ce qui concerne le droit international humanitaire, c’est-à-dire les lois de la guerre et les principes de distinction et de proportionnalité », a déclaré Jeremy Laurence, le porte-parole du bureau des droits humains de l’ONU à Genève.
Un rire nerveux saisit Nadine Alwan : « C’est du vent, cette histoire, pour faire croire qu’Israël va être puni. Aucun enquêteur n’est venu et aucun enquêteur ne viendra. Il n’y a plus d’État au Liban, et il n’y a plus de communauté internationale. » Son beau-frère Dany, qui dirige une agence de recrutement de travailleuses domestiques étrangères, a la même réaction : « Une fois les secouristes partis, j’ai surtout vu des journalistes, pas d’enquêteurs, ni libanais ni de l’ONU ! On est au Liban, ici, c’est démerde-toi seul. »
Pour réparer sa maison, il doit trouver 20 000 dollars. « Et on n’a pas d’assurance comme en France ou au Canada », où il a vécu. Il n’imagine pas le coût de la reconstruction d’une maison pour son frère Elie, qui espère « être dédommagé » quand sa mère n’y croit pas du tout, et propose de lancer un appel aux dons dans Mediapart. Ses quatre voitures ont été carbonisées. De l’une, on n’a retrouvé que la plaque d’immatriculation.
Sur toutes les lèvres, circule une information impossible à vérifier. Dany la raconte : « Un quart d’heure avant la frappe, deux voitures sont arrivées. Un homme est sorti de l’une d’entre elles, il est entré dans la maison. Quelques minutes après, elle explosait. » L’homme serait un cadre du Hezbollah qui ferait le tour des déplacés pour leur fournir une aide financière.
« Si c’est lui qui était ciblé, Israël montre encore le visage de sa cruauté. L’armée israélienne a attendu qu’il soit au milieu de civils innocents pour l’abattre. Pourquoi ne l’a-t-elle pas visé dans sa voiture comme elle l’a fait récemment pour deux personnes sur l’autoroute Jounieh-Beyrouth ? », demande Nadine.
Sa première réaction, quand elle a appris « l’horreur », a été de dire à son mari : « Viens, on quitte le pays ! On migre aux États-Unis, au Canada ou en Australie », comme de nombreux Libanais·es de la région. Elle refuse que leurs enfants ne connaissent « que la guerre » : « J’ai 36 ans et je n’ai connu que ça », dit-elle en réajustant ses cheveux blonds.
« Cette guerre n’est pas la nôtre »
Devant une tasse de café, chacun·e se retient de raviver les traumas vécus ou hérités selon sa génération : la guerre civile de 1975 à 1990, l’occupation du sud du Liban jusqu’en 2000, la guerre de 2006, l’explosion du port de Beyrouth en 2020, et maintenant « cette guerre qui n’est pas la nôtre ».
Charlotte en a « assez de la politique » : « Quel Libanais n’en a pas assez ? » Leur région est le fief de Sleiman Frangié, leader maronite du mouvement Marada et ancien ministre. Aligné sur l’axe irano-syrien, candidat officiel du tandem chiite (Hezbollah-Amal) à la présidence du Liban, il est un ami d’enfance du tortionnaire Bachar al-Assad, qu’il a connu grâce à son grand-père dont il a hérité du prénom.
Ce dernier, président du Liban de 1970 à 1976, intime d’Hafez al-Assad, le père de Bachar, a élevé « Slimy » Frangié après l’assassinat en 1978, pendant la guerre civile, de ses parents et sa sœur par un commando de phalangistes (qui aurait été dirigé par un autre vieux routard de la droite chrétienne libanaise, Samir Geagea) dans leur maison d’Ehden.
« L’important, c’est de ne pas se laisser diviser par les Israéliens, car c’est ce qu’ils recherchent. Quelle que soit notre confession, chrétienne, sunnite, etc., nous devons continuer à accueillir les déplacés chiites », tranche Elie Alwan. Dans les alentours, depuis le bombardement de sa maison, des familles ont décidé de fermer leurs portes. Des réfugié·es sont parti·es spontanément, apeuré·es. « La peur nous a tous gagnés, on est tout le temps inquiets. Mais nous, on continuera d’abriter ceux qui sont dans le besoin ou le danger. »
À l’autre bout du monde, en Australie, son ami Hussein, qui n’est « pas du Hezbollah ! », avertit-il pour couper court à ceux qui cherchent à le salir, est ravagé par le chagrin et la culpabilité. « Il n’arrive pas à aligner plus de trois mots, il est très affecté, pense que c’est à cause de lui si sa famille est morte et ma maison explosée. Mais ce n’est pas lui le criminel, c’est le gouvernement israélien qui agit impunément, partout. »
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