Attaqués et presque coupés du monde, les habitants du nord de Gaza pris au piège

Publié le par FSC

Justine Brabant
Médiapart du 14 octobre 2024

 

       Des Palestiniens fuient les zones situées au nord de la ville de Gaza le 12 octobre 2024, alors que l’armée israélienne a lancé une intense attaque terrestre et aérienne autour de la ville de Jabaliya. © Photo Mahmoud Issa / Middle East Images via AFP

 

Alors que les yeux sont tournés vers le sud du Liban, où l’armée israélienne affronte le Hezbollah, le nord de la bande de Gaza est de nouveau sous le feu israélien. Malgré les ordres d’évacuation et la menace de la faim, beaucoup de ses habitants disent préférer « mourir que partir ».
Le début des incursions israéliennes au sud du Liban, le 1er octobre, avait provoqué une (relative) pause dans les opérations sur Gaza. Ce semblant de répit n’aura pas duré longtemps : les forces armées israéliennes ont repris leurs attaques, et semblent se concentrer depuis quelques jours sur le nord de l’enclave, dans la région de Jabaliya.


À l’image des assauts qu’elle mène depuis maintenant un an sur l’enclave, l’armée israélienne n’épargne ni les camps de réfugié·es ni les hôpitaux. Son commandement affirme vouloir protéger les civils en leur demandant d’évacuer vers des zones sûres, mais la plupart des Gazaouis du Nord refusent d’être de nouveau chassés de chez eux – et les bombardements et raids quasi incessants empêchent les rares personnes qui souhaiteraient s’en aller de le faire en toute sécurité.


Pris·es au piège des combats, les habitant·es du nord de l’enclave pourraient bientôt devoir aussi affronter la faim et la soif à une échelle sans précédent : selon les agences onusiennes, voilà deux semaines qu’aucune aide alimentaire n’a pu entrer dans cette partie de l’enclave. Des restrictions qui pourraient faire partie d’un « plan » israélien visant à couper la bande de Gaza en deux, et à « affamer » sa population jusqu’à ce que le Hamas soit forcé de rendre les armes et de libérer les otages – un scénario qui mettrait la vie de centaines de milliers de Palestinien·nes en danger, alors que 42 000 personnes seraient déjà mortes en une année d’opérations israéliennes à Gaza.


« Des frappes intenses, des bombardements, des tirs de quadricoptères et des incursions terrestres ont eu lieu ces derniers jours [dans le nord de Gaza – ndlr], touchant des bâtiments résidentiels et des groupes de personnes, causant de nombreuses victimes et – une fois de plus – le déplacement massif de Palestiniens », s’inquiétait le 11 octobre la porte-parole du Haut-Commissariat des Nations unies aux droits de l’homme (UNHCR) Ravina Shamdasani.


C’était avant que le bilan ne s’alourdisse encore. Le même jour, au moins vingt personnes, incluant des enfants, étaient tuées lors d’attaques israéliennes sur le camp de réfugié·es de Jabaliya, dans le nord de la bande de Gaza.
Selon les équipes de la défense civile de Gaza, une attaque de drone israélien aurait également tué cinq enfants dans le camp de réfugié·es d’Al-Shati, à l’ouest de la ville de Gaza, le lendemain (dimanche 13 octobre). Plusieurs images de linceuls entourant des corps d’enfants circulaient, ces derniers jours, sur les réseaux sociaux, possiblement ceux des victimes du bombardement d’Al-Shati.


Les troupes israéliennes avaient émis, depuis le 6 octobre, plusieurs ordres d’évacuation du nord de Gaza. Mais plusieurs témoins sur place attestent qu’il est impossible de partir sans risquer d’être tué ou blessé, en raison des raids et des bombardements. « Le 7 octobre, les forces israéliennes ont émis des ordres d’évacuation concernant le camp de Jabaliya. Leurs attaques empêchent les gens de quitter la zone en toute sécurité », relatait la branche française de l’ONG Médecins sans frontières (MSF) le 11 octobre.


« Des milliers de personnes sont bloquées dans le camp [...] alors que les forces israéliennes attaquent la zone. Cinq membres de MSF sont piégés dans le camp et craignent pour leur vie », précisait l’ONG. « Personne n'est autorisé à entrer ou à sortir, tous ceux qui essaient se font tirer dessus », alertait encore Sarah Vuylsteke, coordinatrice de projet pour l’ONG médicale d’urgence.

Menaces sur l’hôpital Kamal-Adwan


Les structures médicales sont également visées. Depuis une semaine, les messages d’alerte se multiplient à propos de l’hôpital Kamal-Adwan de Beit Lahia, situé à quelques kilomètres au nord de Jabaliya.
Le 8 octobre, le ministère de la santé de Gaza indiquait que l’armée israélienne « encerclait » l’hôpital, avait « tiré sur les bureaux de la direction » et « arrêté un secouriste » qui accompagnait un patient en soins intensifs.


L’hôpital Kamal-Adwan prend notamment en charge des enfants. Dans une vidéo tournée début septembre par son directeur, le docteur Hossam Abu Safiya, on pouvait voir au moins six enfants, dont deux nourrissons, pris en charge, pour certains, pour des blessures liées à la guerre.
Le 9 octobre, Hossam Abu Safiya expliquait encore avoir reçu des menaces de l’armée israélienne lui demandant d’évacuer son hôpital dans les vingt-quatre heures. Cette évacuation « menace d’effondrement le système de santé du nord de la bande de Gaza », s’inquiétait-il.
Le directeur est parvenu à évacuer plusieurs patients vulnérables vers une autre structure de santé, l’hôpital Al-Ahli, mais continue à appeler à « lever le siège du nord de Gaza » et demande à être ravitaillé en carburant afin de pouvoir continuer à alimenter son service de soins intensifs, où plusieurs patients seraient en danger.


Un salarié de MSF à Jabaliya, Haydar*, témoignait le 11 octobre d’une autre attaque ayant touché une structure médicale : « Nous étions hébergés à l’hôpital Al-Yemen-Al-Saeed, mais ils l’ont bombardé. Environ vingt personnes ont été tuées. Les gens meurent de faim. J’ai peur de rester mais j’ai aussi peur de partir. »


La communication de l’armée israélienne s’est félicitée, pour sa part, d’avoir « frappé des terroristes opérant dans un centre de commandement situé dans une zone de Jabaliya qui servait auparavant de structure médicale ».

Le « plan des généraux » : priver le nord d’aide humanitaire


Si certain·es habitant·es du nord de Gaza meurent de faim, ainsi que le rapporte ce salarié de MSF, c’est en partie parce que aucune aide alimentaire n’a pu entrer dans le nord de Gaza depuis le 1er octobre, selon le Programme alimentaire mondial (PAM).
Les points de distribution de nourriture, cuisines et boulangeries du nord de l’enclave ont été forcés de fermer en raison des bombardements, des opérations militaires au sol et des ordres d’évacuation, a ajouté l’agence onusienne, précisant que « la seule boulangerie en activité dans le nord de Gaza, soutenue par le PAM, a pris feu après avoir été touchée par une munition explosive ».


Le gouvernement israélien, qui a déjà réduit considérablement les volumes d’aide entrant à Gaza depuis le début de ses opérations militaires sur place, voilà un an, cherche-t-il à couper définitivement le nord de tous les circuits d’approvisionnement ?
La question est à prendre au sérieux. Depuis plusieurs semaines, le gouvernement israélien étudierait un plan consistant à couper en deux la bande de Gaza et à priver tout le nord de l’enclave d’aide humanitaire.
Ce plan a été élaboré par un groupe d’officiers à la retraite, qui l’a soumis au gouvernement et au Parlement israéliens – ce qui lui vaut d’être appelé, dans la presse et l’opinion israélienne, le « plan des généraux ». L’un de ses principaux rédacteurs serait Giora Eiland, un général de l’armée israélienne qui fut directeur du Conseil national de sécurité israélien (un service rattaché au premier ministre) au début des années 2000.


Si l’intégralité du plan n’est pas connue, Giora Eiland en a livré l’idée principale lors d’un entretien avec le quotidien Haaretz : « Quelque 300 000 civils vivent dans cette zone [du nord de Gaza – ndlr], aux côtés d’environ 5 000 terroristes. […] Ce qu’il faut faire, c’est dire à ces 300 000 personnes : “Vous avez une semaine pour partir via deux corridors sécurisés par l’armée israélienne. […] Ensuite, plus aucun approvisionnement ne rentrera ici.” »


Une fois cet ultimatum arrivé à expiration, « toute la partie nord de Gaza devient une zone militaire que [l’armée peut] attaquer, parce que de [s]on point de vue, il n’y reste que l’ennemi [le Hamas – ndlr] », expose encore le général. Lorsqu’on l’interroge sur le fait qu’affamer délibérément des civils est considéré comme un crime de guerre par la Cour pénale internationale, Giora Eiland assure, contre toute évidence : « Il est permis [par le droit international – ndlr] et même recommandé d’affamer un ennemi jusqu’à la mort, à condition d’avoir laissé aux civils des couloirs de sortie. »
Le but ultime de ce plan serait, selon Eiland et ses coconcepteurs, de réinstaller l’Autorité palestinienne à la tête de l’administration de Gaza une fois les combattants du Hamas éliminés, et de permettre aux civils de revenir.


Ces options sont-elles sérieusement envisagées par le gouvernement israélien ? Giora Eiland a assuré à la presse que des membres du cabinet de Benyamin Nétanyahou lui avaient demandé des précisions sur certains points. Le fait qu’aucune aide humanitaire ne soit rentrée dans le nord de Gaza depuis deux semaines pourrait vouloir dire que le gouvernement israélien a choisi d’appliquer tout ou partie du « plan des généraux » – ou en tout cas qu’il partage leurs vues sur la nécessité « d’affamer » les Palestinien·nes.

« Plutôt mourir que de devoir partir »
L’armée israélienne a déjà ordonné à plusieurs reprises aux Palestinien·nes de quitter le nord de la bande de Gaza. Mediapart a recensé près d’une dizaine d’ordres d’évacuation autour des villes de Gaza City et de Jabaliya entre octobre 2023 et août 2024 – un décompte non exhaustif.


Elle l’a donc de nouveau fait ces derniers jours. Samedi 12 octobre, l’un de ses porte-parole ordonnait aux habitant·es de Jabaliya d’« évacuer immédiatement » vers la zone dite « humanitaire », située entre le camp Al-Mawasi et Deir el-Balah, dans le centre de la bande de Gaza. Une dénomination trompeuse : les centaines de milliers de Palestinien·nes qui y vivent, la plupart sous des tentes, ont également été visé·es à plusieurs reprises par des frappes israéliennes.
De fait, malgré les menaces répétées de l’armée israélienne, bien peu de Gazaoui·es ont évacué le Nord : une année de guerre leur a appris qu’aucune portion de l’enclave n’est à l’abri, et qu’un départ est souvent sans retour.


« Tous les Gazaouis ont peur de ce plan [israélien – ndlr]. Mais ils ne fuiront pas pour autant. Ils ne referont pas cette erreur… Nous savons que cet endroit [le sud de Gaza – ndlr] n’est pas sûr, estime une travailleuse humanitaire d’Oxfam vivant dans la ville de Gaza, Jomana Elkhalili, jointe par l’agence Associated Press. Les gens du Nord disent qu’il vaut mieux mourir que de devoir partir. »
« Partir pour aller où ? Est-ce qu’il y a seulement un endroit dans la bande où l’on peut vivre en sécurité ? Nous sommes beaucoup à préférer mourir ici plutôt qu’être évacués », abondait le 10 octobre un résident de Jabaliya, Ibrahim, interrogé par Haaretz.
L’offensive israélienne sur l’enclave a tué plus de 42 000 Palestinien·nes en un an, selon le ministère de la santé de Gaza.



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* Son nom de famille n’est pas précisé par l’organisation.

 

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