Au Liban, les bombardements israéliens ont fauché des familles entières : « J’ai perdu mon épouse, mon fils, ma maison. Ma vie est brisée »
Par Hélène Sallon
Le Monde du 04 octobre 2024
Mohamed Sabra, un chef d’entreprise de 40 ans, était chez lui en famille à Nabi Ayla, dans la plaine de la Bekaa, le 23 septembre, lorsque l’armée israélienne a bombardé son immeuble. Aujourd’hui, il n’a plus que son fils aîné, âgé de 7 ans, grièvement blessé.
Un grand sourire illumine le visage d’Adam. Sur la photo qui s’affiche sur l’écran de téléphone, l’enfant a le pouce levé. Son père, Mohamed Sabra, un chef d’entreprise libanais de 40 ans, le regarde affectueusement. Il retient des sanglots. Le garçon de 7 ans est le seul être qui lui reste. Toute sa vie tourne désormais autour de lui.
Depuis le bombardement israélien qui a fauché sa famille à Nabi Ayla, dans la plaine de la Bekaa, le 23 septembre, Mohamed Sabra n’a entrevu son fils qu’une fois, derrière la vitre de la chambre stérile de l’hôpital Rizk, à Beyrouth, où l’enfant est soigné pour des fractures du crâne et de l’os orbital. Il ne veut pas que l’enfant le voie avec ses deux bras plâtrés. Une fracture au bras gauche, deux au bras droit et des ligaments sectionnés. Il lui parle chaque jour au téléphone. Adam le croit en voyage d’affaires à Dubaï, pour sa société d’import de chocolats. Il a promis de lui rapporter un cadeau.
Il ne sait pas comment lui dire que sa mère, Dina Darwiche, et son petit frère de 4 ans, Jad, sont morts dans le bombardement. Tout comme son grand-père, son oncle et sa tante, ainsi que son autre tante d’Amérique, revenue au village pour les vacances. Six vies fauchées, lundi 23 septembre, le jour où Israël a commencé une campagne de frappes massives sur le Liban, dont l’une a visé l’immeuble familial de trois étages. Il était 19 h 25. Les enfants jouaient ensemble. Mohamed regardait la télévision avec sa mère.
« En quelques secondes, l’immeuble s’est effondré. J’ai repris conscience au milieu des décombres. J’ai crié, et ma mère a répondu. Au bout de dix minutes, des gens du village sont arrivés et m’ont extrait des décombres. Mon téléphone était à côté de moi, je leur ai demandé de l’emporter. C’est la seule chose qu’il me reste », raconte Mohamed Sabra. L’immeuble, isolé au milieu de vergers, a été le seul bombardé, ce jour-là, dans le village.
« Stigmatisés parce que chiites »
« C’est la première fois qu’ils bombardaient le secteur. Aucun de mes ancêtres n’a jamais été témoin d’un bombardement, ici. C’était tellement inattendu que Nabi Ayla soit ciblé, que l’on soit ciblés, que tous les habitants du village ont fui après cela », poursuit M. Sabra. Entouré de trois villages chrétiens, Nabi Ayla (« Saint-Elie »), un village chiite de 800 âmes, sans magasin ni marché, sans bannière politique ou religieuse suspendue dans les rues, ne ressemble en rien à un bastion du Hezbollah.
Lors de la précédente guerre entre le parti chiite et Israël, en 2006, les habitants étaient restés. Ils avaient même accueilli 500 déplacés venant du sud du pays. « Je suis partagé entre la colère et le sentiment d’injustice. Nous sommes innocents, nous sommes des civils. Nous n’avons jamais eu aucune activité politique ou militaire », dit M. Sabra.
« On ne comprend pas pourquoi les Israéliens ont ciblé l’immeuble. Ces terroristes n’ont aucun critère pour choisir leurs cibles. Ils disent viser le Hezbollah, ses dépôts d’armes, mais le village a été ciblé seulement pour terroriser ses habitants et les pousser à fuir. Leur message est qu’il n’y a pas de lieu sûr, dès lors que vous êtes chiite, vous êtes bombardé », abonde sa cousine Maysoun Abdallah, une consultante financière de 42 ans, qui vit à Beyrouth.
« Tant de civils font partie des victimes. On est tous stigmatisés parce que chiites, mais 60 % des chiites ne sont pas des extrémistes. Il y a beaucoup de stéréotypes sur notre communauté », poursuit la jeune femme aux longs cheveux châtains, que rien ne distingue d’une autre habitante de Beyrouth. « Les civils portent le lourd fardeau de ce qui se passe », a confirmé à l’agence Reuters le coordinateur des opérations humanitaires de l’ONU, Imran Riza.
Depuis le début de la guerre entre Israël et le Hezbollah, en octobre 2023, les autorités libanaises dénombrent près de 2 000 personnes tuées, dont 127 enfants, et plus de 1,2 million de déplacés. La communauté chiite est particulièrement ciblée par les bombardements israéliens, qui touchent surtout les régions où le Hezbollah est enraciné, dans la banlieue sud de Beyrouth, dans l’est et dans le sud du pays.
La photo de Dina Darwiche et de son fils Jad, a fait le tour des réseaux sociaux au Liban. Ils sont, pour les Libanais, deux des visages de toutes ces vies innocentes fauchées par la guerre. Fille d’un capitaine de l’armée de l’air libanaise, la jeune femme de 33 ans était employée au Haut-Commissariat des réfugiés (HCR), où elle était chargée de la protection infantile. Elle avait été l’une des premières employées de l’agence onusienne à être envoyée au Liban pour répondre à la crise syrienne, en 2011. Mohamed Sabra l’a rencontrée au cours des trois ans où il a, lui aussi, travaillé pour le HCR, avant de lancer son affaire.
Enterrés hâtivement
« On avait plein de projets pour l’avenir. L’été prochain, on avait prévu de prendre des vacances sur la Côte d’Azur et au Mont-Blanc. On visite souvent la France, Paris et Strasbourg. Tous mes cousins sont français. Tout ce que l’on voulait, c’était avoir une belle vie pour nous et nos enfants. Soudainement, tout cela s’est effondré. J’ai perdu mon épouse, mon fils, ma maison, ma voiture. Ma vie est brisée », dit-il, en état de choc.
Hospitalisé pendant six jours, Mohamed Sabra n’a pas pu assister à l’enterrement de sa femme et de son fils, organisé trois jours après la frappe, dans le village des parents de la jeune femme, près de Zahlé. Pas plus qu’aux funérailles de son père, de sa sœur, de son frère et de sa belle-sœur, enterrés hâtivement, la veille, à Nabi Ayla. « Les Israéliens ont à nouveau bombardé le village pendant leurs funérailles », souligne le chef d’entreprise.
« La seule chose qui m’importe aujourd’hui est que mon fils se rétablisse, qu’il sorte de l’hôpital. Je ne vois pas plus loin que cela. Plus tard, il faudra qu’on trouve une maison, puis une école pour lui », poursuit Mohamed Sabra. Il s’est installé avec sa mère dans un appartement du quartier d’Achrafiyé, à Beyrouth, après avoir passé une semaine à l’hôtel.
Il ira voir son fils quand ses bandages et ses points de suture lui auront été retirés, mi-octobre. « Il est effrayé, traumatisé. Il demande des nouvelles de sa mère et de son frère. Le psychiatre me dit d’attendre qu’il aille mieux avant de lui annoncer la nouvelle. Chaque jour, on découvre quelque chose », ajoute-t-il. Les médecins ont trouvé des calculs dans les reins d’Adam.