« Cette terre n’appartiendra jamais à un seul peuple », affirme Yara El-Ghadban, romancière palestino-canadienne

Publié le par FSC

Muriel Steinmetz
L'Humanité du 08 octobre 2024

 

 

Yara El Ghadban publie "  la Danse des flamants roses ". De passage en France, elle nous fait part, avec force, de son sentiment d’appartenance à la terre palestinienne en tant que romancière qui vit au Québec depuis longtemps.


Les propos de  Yara El Ghadban sont d’autant plus précieux qu’ils témoignent, ardemment, du sentiment d’appartenance des Palestiniens de la diaspora, si nombreux partout dans le monde.
Yara El Ghadban, d’origine palestinienne, est en effet, par la force des choses, une citoyenne canadienne vivant au Québec. Elle nous parle de son rapport avec la Palestine perdue, à l’heure où résonne l’écho mondial que suscite, dans la jeunesse, l’abandon des Palestiniens aux prises avec la colonisation israélienne.

Vous êtes née à Dubai, dans une famille de réfugiés palestiniens. Vous vivez au Canada depuis trente-cinq ans. Vous avez une formation d’anthropologue. En quoi l’anthropologie vous aide-t-elle à penser la tragédie palestinienne ?


Au contraire, c’est mon origine palestinienne qui a déteint sur mon regard d’anthropologue. J’ai grandi déracinée. Je me demande quelle humanité nous partageons, quand le monde entier nous dit que nous sommes moins humains que les autres, que nous avons moins droit à la liberté et à la justice, et que notre parole, la souffrance de nos familles, la dépossession de nos terres sont le prix à payer…
L’anthropologie m’a aussi permis de me mettre à la place de l’autre, d’aller voir de l’autre côté, de ne pas croire que mon histoire est exceptionnelle, de ne pas décider que ma souffrance est la seule référence.

Comment se fait-il, à vos yeux, qu’au sein de l’immense diaspora palestinienne répartie dans le monde, on ne trouve sans doute pas un seul être qui ait renoncé à son appartenance initiale ? Qu’est-ce qui unit partout les Palestiniens envers et contre tout ? Est-ce comparable à ce qui a pu unir les juifs ?


Nous avons la même histoire. La Palestine a toujours accueilli les civilisations et les peuples. Les dernières soixante-seize années sont une exception à la règle. Mes ancêtres ont sûrement été, à un moment donné, des Byzantins, des croisés, des Bédouins, voire des juifs ; ils étaient, autrement dit, issus de toutes les civilisations qui ont traversé cette terre.
Créer une culture monolithe, qui relève de la pureté ethnique n’a aucun sens sur cet espace géographique. Dans mon livre au titre provocateur, Je suis Ariel Sharon (Mémoire d’encrier, 2018 – NDLR), j’ai essayé de reconnaître la trajectoire de sa famille. Cela n’enlève rien à mes droits, en tant que Palestinienne. Si je dis : « Je suis Ariel Sharon », n’importe quelle personne juive devrait pouvoir dire : « Je suis palestinienne. »


Mon sentiment d’appartenance n’est pas lié au sol. Je suis née en diaspora. Cette appartenance m’a pourtant façonnée. Je suis née palestinienne réfugiée. Cela a formé mon identité. Mon regard est façonné par ce qui m’a été transmis du côté de mes parents et grands-parents.
Aujourd’hui, je parle en français. Si j’avais grandi dans mon pays, j’aurais reçu une éducation en arabe. Je vis et j’écris la Palestine en français. Mon regard sur la Palestine est celui d’une Québécoise, pas seulement celui d’une Palestinienne sur son pays.
C’est un regard depuis l’Amérique du Nord et depuis le Québec, informé par l’expérience des peuples autochtones persécutés, par les injustices, par les migrations. C’est aussi un regard informé par l’expérience de peuples qui ont résisté.

Vous avez dit : « Ma vie a été modelée par l’expérience historique de la Nakba, qui a arraché mes ancêtres à leur terre »


C’est un marqueur existentiel pour les Palestiniens. Dans la Danse des flamants roses, je tente, coûte que coûte, de ne pas en faire le seul ancrage de mon identité. La Palestine existe depuis bien plus longtemps que la tragédie collective de la Nakba. Être toujours marquée par un seul moment de l’Histoire, même si c’est un moment catastrophique, ne serait-ce pas m’empêcher, moi qui écris, d’imaginer un autre avenir ?
La Nakba fait partie de mes références fondamentales, mais je dois lutter, pour échapper justement à ce diktat qui me réduirait à n’être qu’une victime de l’Histoire. On peut aussi essayer de raconter l’Histoire nous-mêmes. Dans ce roman, je ne mets aucune date.


Je veux les esquiver, car elles cadreraient mon existence : 1948, ou 1967, ou le massacre de Sabra et Chatila en 1982, ou l’Intifada en 1987, ou le Mur en 2002, toutes ces dates traumatisantes pour les Palestiniens… Ma vie est marquée par ces traumatismes qui charrient une violence extrême, mais je peux décider aussi de créer ma propre ligne temporelle. Sans aucune date, ce roman me permet d’imaginer le passé, le présent et l’avenir. C’est là mon privilège de romancière.
Tout comme Mahmoud Darwich, cette voix capitale, vous mettez donc en avant l’impératif catégorique de l’imagination et de la poésie, ce dans un monde de toutes parts menacé autant par les guerres que par la destruction de la nature. Peut-on parler d’utopie ?


Certainement, et je le revendique. La Danse des flamants roses est un roman résolument utopique. Il n’est pas dystopique, comme le présentent certaines gens. Je n’ai pas composé un monde post-apocalyptique. Certes, le livre commence par la fin du monde, mais c’est un prétexte pour créer l’utopie dont je rêve.
On a tellement réduit l’expérience des peuples. Les discours sont tellement cimentés. La Palestine dont je rêve, vous ne la trouverez sur aucune carte. Il y a deux cartes dans le livre.
J’ai mis du temps à en trouver une de la vallée de la Mer morte qui ne soit pas dystopique, c’est-à-dire sans check-points, sans zones A, B, C, bref, sans toutes les divisions coloniales. J’ai dû revenir à une carte de 1878. Ce n’est pas très loin. Et l’autre date de deux ans avant la Nakba. Mon père était déjà né.

Comment envisager, devant l’effarante et monstrueuse situation à Gaza, en Cisjordanie et maintenant au Liban, une issue humaine à plus ou moins long terme ?


Il faut bien nommer les choses. Ce qui se passe à Gaza est un génocide.

C’est le mot utilisé par la Cour internationale de justice. Quand on bombarde les universités, qu’on attaque les hôpitaux, que l’on tue 17 000 enfants, c’est l’avenir même qu’on est en train de détruire. Ce qui arrive est le prolongement naturel d’un projet colonial.
Les gens s’attendaient à ce que les Palestiniens acceptent leur sort. Nommez-moi un seul peuple qui accepte de vivre dans l’oppression, un seul peuple qui renonce à se libérer. Tout projet colonial ou d’occupation qu’on laisse pourrir aboutit à un génocide. C’est quasi prévisible.


Regardez l’Histoire des peuples. On a essayé d’exterminer le peuple juif ! D’exterminer les peuples autochtones, en leur enlevant leur langue, leurs enfants, en détruisant leur territoire… Il n’y a qu’une seule issue : accepter que cette terre n’appartiendra jamais à un seul peuple. C’est à l’encontre de toute son histoire.
Notre destin est de vivre ensemble. Nous avons davantage de choses communes que de différences, à tous les niveaux, langue comprise. Les juifs de Palestine ont eux aussi payé quand les Européens leur disaient : vous ne pouvez pas être juifs et arabes.


Il faut reconnaître qu’une injustice historique majeure a été faite aux Palestiniens. Il faut une reconnaissance véritable du crime de la Nakba. Les Palestiniens ne vont pas disparaître. En 1948, 80 % d’entre eux ont été déportés. Aujourd’hui, sur le territoire, on est 50/50.

Que pouvez-vous dire du 7 octobre ?


C’est un événement très difficile et traumatisant mais je ne sais pas pourquoi les gens sont étonnés. Cela aurait même pu avoir lieu plus tôt. On ne peut emprisonner 2 millions de personnes en pensant que rien n’arrivera. Cela ne justifie pas ce qui s’est passé le 7 octobre.
Toute vie volée est une vie volée en trop. On ne peut justifier les victimes de Gaza par ce que le Hamas a commis en Israël. Le Hamas est un produit de la colonisation et de l’occupation. On ne peut construire une société sur une lutte armée, pas plus du côté d’Israël qui fabrique des murs partout et arme ses citoyens.


Je vais constamment en Palestine, j’ai un lien concret très fort avec ma belle-famille et mes amis sur place, des Palestiniens israéliens qui vivent à la frontière avec la Cisjordanie. Mon dernier voyage remonte à mai 2023. J’avais organisé là-bas les Rendez-vous littéraires avec sept écrivains québécois, canadiens et des artistes autochtones.

Vous mettez en avant l’extrême importance des artistes palestiniens de partout dans le remodelage de situations qui semblent inextricables…


La Danse des flamants roses est une utopie que j’avais en tête depuis longtemps. Bien avant le 7 octobre. Et même avant la pandémie. Après le 7 octobre, j’étais démoralisée. Mon éditeur m’a encouragée à ne pas me sentir victime de l’Histoire qui dicterait mon écriture.


Celui qui m’a donné la clef, c’est le poète Refaat Alareer (assassiné le 7 décembre 2023 à Gaza – NDLR). Les soldats israéliens l’ont appelé pour le menacer. Il s’est caché dans une école de l’UNRWA avec d’autres réfugiés. Il a reçu un avertissement par téléphone disant : « On va venir pour toi. »
Pour ne pas mettre en danger les gens autour de lui, il s’est déplacé. Ils ont ciblé son appartement. Ils l’ont assassiné. Son poème If I must die est devenu l’hymne des Palestiniens : « Si je dois mourir, vous devez vivre pour raconter mon histoire, fabriquer des cerfs-volants et répandre l’espoir. »


Il est venu me visiter en songe en m’exhortant à écrire ce roman comme un cerf-volant. Je devais rencontrer Refaat Alareer en Pennsylvanie, deux semaines avant le 7 octobre ; 1 500 Palestiniens devaient se réunir là-bas. Lui n’a pas eu les papiers pour sortir. Deux mois plus tard, il était assassiné. Il était né en 1979, comme mon frère.

Face à l’indifférence et à l’hypocrisie des États, l’espérance n’est-elle que dans la volonté farouche des pacifistes dotés, de part et d’autre, des seules armes de la raison ?


Ce qui se passe à Gaza a changé l’ordre du monde. Ma fille participe aux manifestations au Québec. Elle a 22 ans. Elle lutte. À côté d’elle, il y a des gens de toutes origines. Ses deux meilleurs amis sont une jeune femme autochtone et un Israélien, juif yéménite. Ils comprennent sa souffrance et son combat.
Il ne faut pas perdre de vue ces jeunes juifs qui refusent ce que l’on fait en leur nom. Le plus grand mensonge qui a été dit aux juifs, c’est qu’Israël pouvait construire une utopie sur l’oppression d’un autre peuple.
Les jeunes Israéliens sont envoyés faire le service militaire. Ils se baladent avec des mitraillettes. La véritable sécurité consiste à faire une humanité commune. La nouvelle génération l’a compris.

 

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