Dans le camp de Beddawi (Liban): « poursuivre la résistance »
Par Hélène Sallon
Le Monde du 19 octobre 2024
Dans le camp de réfugiés palestiniens de Beddawi, dans le nord du Liban, après la mort du chef du Hamas Yahya Sinouar, les représentants de différentes tendances politiques partagent la volonté de poursuivre la « résistance » à Israël.
Les commerçants, les femmes et les enfants du camp de réfugiés palestiniens de Beddawi se sont agglutinés le long des ruelles du marché pour voir passer le cortège. En milieu d’après-midi, vendredi 18 octobre, une heure après la confirmation par le Hamas de la mort de son chef, Yahya Sinouar, dans la bande de Gaza, ses sympathisants se sont réunis dans ce camp de Tripoli, dans le nord du Liban, pour commémorer le « martyr ». Des responsables du Fatah, le parti rival du président Mahmoud Abbas, se sont joints à eux pour témoigner de leur respect à cette « figure de la résistance palestinienne ».
Depuis les balcons, à travers les pelotes de fils électriques suspendues entre les immeubles, des femmes jettent du riz sur les quelques centaines d’hommes et d’enfants qui défilent. Au son des chants à la gloire du Hamas et de la résistance palestinienne, crachés depuis les haut-parleurs d’une estafette, des adolescents ouvrent la marche avec un portrait géant de Yahya Sinouar et des drapeaux des Brigades Ezzedine Al-Qassam, la branche armée du Hamas. Les mines sont graves mais aucune manifestation, ni de joie ni de colère, ne parcourt l’assemblée.
« Il est mort tel qu’il l’a voulu : en combattant. Il n’était pas caché sous terre. Il était dans le quartier de Tel Al-Sultan, à Rafah, là où les Israéliens ne cessent de bombarder. J’aurais donné la vie de mon fils à la place de la sienne. Même les gens du camp qui n’aimaient pas Sinouar politiquement le respectent pour cela et pour ce qu’il a fait pour la Palestine », clame Moustafa, un sympathisant du Hamas de 43 ans, qui a refusé de donner son nom de famille.
Le portrait de Sinouar bientôt partout à Beddawi
En diffusant les images des derniers instants de Yahya Sinouar, l’armée israélienne a, sans le vouloir, décuplé la force de la légende du chef du Hamas. Son portrait sera bientôt placardé partout à Beddawi, avec ceux d’Ismaïl Haniyeh, son prédécesseur, et d’Hassan Nasrallah, le chef du Hezbollah, tués avant lui par Israël. La mort au combat de l’architecte de l’opération « Déluge d’Al-Aqsa », le 7 octobre 2023, qui a fait plus de 1 200 morts en Israël, force le respect même des voix les plus critiques au sein du camp. Certains disent néanmoins leur scepticisme quant à la stratégie du Hamas, au vu de la dévastation infligée en retour par Israël à l’enclave palestinienne et à la mort de 42 000 Gazaouis depuis un an, selon les chiffres du ministère de la santé gazaoui corroborés par les organisations humanitaires.
« Yahya Sinouar est un résistant comme tout le peuple palestinien, mais le Hamas essaie toujours de se mettre sous les projecteurs », critique Shadi Marzouq, un chef local des Brigades des martyrs d’Al-Aqsa, liées au Fatah. « L’opération “Déluge d’Al-Aqsa” était une erreur car elle est liée à l’Iran, poursuit ce combattant de 44 ans, dont la famille est originaire de Galilée. Elle a détruit la bande de Gaza et a tué tellement d’innocents. Il va nous falloir cent ans pour reconstruire Gaza. Mais, nous n’avons plus rien à perdre. Tous les Palestiniens veulent mourir en martyr pour récupérer leur terre. Au Liban, les réfugiés n’ont pas de vie : ils ont faim, ils vivent dans des conditions déplorables, ils n’ont aucun droit. »
« Le prix payé par le Hamas et les Gazaouis est grand », reconnaît Moustafa, le sympathisant du Hamas. « Des erreurs ont été faites dans cette guerre mais “Déluge d’Al-Aqsa” est le premier acte de la libération de la Palestine. C’est une réponse aux sept millions de réfugiés palestiniens, au siège imposé de la bande de Gaza depuis 2006, aux martyrs qui meurent chaque jour en Cisjordanie, à l’interdiction qui nous est faite d’aller prier à [la mosquée] Al-Aqsa, à Jérusalem. On est un peuple à qui l’on refuse toute justice », défend ce Palestinien, dont la famille est originaire de Naplouse.
« La mort de Yahya Sinouar ne va pas arrêter la guerre, car l’occupation se poursuit. [Le premier ministre israélien Benyamin] Nétanyahou veut occuper la bande de Gaza et le sud du Liban. Le choix d’arrêter la guerre lui revient », ajoute le sympathisant du Hamas. Les responsables politiques du Fatah partagent son analyse. « Le projet sioniste est plus grand que de tuer Sinouar. Il est de coloniser la bande de Gaza et la Cisjordanie, d’expulser le peuple palestinien de ses terres. Nétanyahou n’est pas prêt à arrêter la guerre car il veut empêcher la lutte nationale palestinienne et le projet d’établir un Etat palestinien », estime Abou Rami, le responsable des jeunes du Fatah, qui s’est joint au cortège en l’honneur de Yahya Sinouar.
Yasser Arafat, Cheikh Ahmed Yassine, Ismaïl Haniyeh… Le vieux responsable de 70 ans égrène le nom des chefs palestiniens, tous partis confondus, qui ont lutté depuis la création de l’Etat d’Israël, en 1948. « La lutte palestinienne continue, guidée par l’Organisation de libération de la Palestine [OLP]. Elle ne va pas s’arrêter à un chef. Golda Meïr [la première ministre d’Israël de 1969 à 1974] avait dit que les anciens mourront et que leurs enfants oublieront. Ça ne s’est pas passé ainsi. Tout le peuple palestinien est avec la résistance et d’autant plus encore depuis le 7-Octobre », poursuit l’ancien.
« Nétanyahou veut maintenant détruire le Hezbollah et le Liban. Il veut faire au sud Liban la même chose qu’à Gaza. Il n’y a aucun endroit au Liban qui soit en sécurité, et tout Palestinien est une cible », avertit Mustafa Abou Harb, chef de l’OLP pour le nord du Liban. La guerre a gagné le pays du Cèdre depuis l’offensive lancée par Israël, le 23 septembre, pour faire cesser les attaques du Hezbollah sur son territoire. Le parti chiite avait ouvert un front de soutien à Gaza depuis le Liban dès le 8 octobre 2023. Dans les immeubles de Beddawi, où s’entassent déjà 35 000 réfugiés palestiniens, plus de 800 familles palestiniennes déplacées de la banlieue sud du Beyrouth, de l’est et du sud du pays ont été accueillies.
« Servir le camp »
Le 5 octobre, la guerre s’est insinuée dans le camp avec une frappe qui a tué un combattant du Hamas, Saïd Atallah Ali, sa femme et ses deux enfants, dans leur appartement. « On n’a pas peur. On n’a plus rien à perdre. On est prêt à mourir en martyr si le gouvernement libanais nous permet d’aller combattre », dit Moustafa Khawari, un ouvrier de 23 ans proche du Fatah. A la différence du Hamas et du Jihad Islamique, le Fatah n’a pas rejoint la résistance au sud du Liban aux côtés du Hezbollah. Chargé de l’administration des camps, il veille à préserver ses bonnes relations avec les autorités libanaises et à ne pas entrer dans un conflit sur le sol libanais comme lors de la guerre civile (1975-1990).
« Notre stratégie est de servir le camp. Beddawi est, aujourd’hui, notre capitale. C’est plus important que Jérusalem, car l’on vit ici. Nous respectons le gouvernement libanais et nous ne serons pas un sabre dans son dos », dit ainsi Moustafa Abou Harb. Lui vit, au quotidien, dans l’angoisse d’apprendre la mort de son frère, de son épouse et de leurs six enfants. Exilé dans la bande de Gaza depuis sa libération des prisons israéliennes en 1999, après sa capture dans une opération montée depuis le Liban quatre ans auparavant, ce frère, général affilié au Fatah, est déplacé dans l’enclave au gré des combats entre le Hamas et l’armée israélienne.
« Au début de l’opération “Déluge d’Al-Aqsa”, beaucoup de jeunes ont été emballés par la résistance du Hamas, mais au vu du prix payé par nos frères de Gaza et de la destruction de l’enclave, certains ont compris que le plus important aujourd’hui était de faire les bons choix et de ne pas se jeter au feu, afin de survivre et de préserver la lutte palestinienne. Cela passe par l’union des mouvements palestiniens sous la tente de l’OLP, sinon l’on perdra tout », plaide ce responsable politique.