Dans le nord de Gaza, les habitants du camp de Jabaliya pris dans un piège mortel
Par Jean-Philippe Rémy
Le Monde du 16 octobre 2024
Un homme pleure ses proches morts dans une frappe israélienne, devant l’hôpital Al-Maamadani, à Jabaliya, dans la bande de Gaza, le 12 octobre 2024. OMAR AL-QATTAA/AFP |
L’armée israélienne multiplie les frappes sur cette ville déjà largement dévastée et dont les habitants sont aussi victimes des restrictions à l’arrivée de l’aide humanitaire orchestrées par l’Etat hébreu. Washington demande une augmentation des volumes d’aide entrant dans l’enclave.
Combien sont-ils à tenter de sortir du camp de Jabaliya encerclé par l’armée israélienne dans le nord de Gaza depuis le 6 octobre, privés de tout – de la nourriture aux soins médicaux –, exposés aux tirs jusque dans leur domicile ? Sans doute, encore, des dizaines de milliers, pris au piège d’opérations menées depuis dix jours par la 162e division, appuyée par des chars et des drones. L’armée de l’Etat hébreu affirme conduire « des raids ciblés sur des dizaines de sites d’infrastructures terroristes dans la zone, éliminant des dizaines de terroristes, et confisquant de nombreuses armes ». Ces derniers jours, des dizaines de personnes ont été tuées, parmi lesquelles des femmes et des enfants, selon l’organe chargé des questions humanitaires au sein des Nations unies, OCHA. Des victimes seraient encore sous les décombres, selon la défense civile de Gaza.
Le nombre d’habitants pris au piège de Jabaliya – déjà théâtre à deux reprises d’opérations depuis le début de la guerre, il y a un an – est impossible à déterminer, alors que les bombardements rendent tout déplacement potentiellement mortel dans une vaste zone autour du camp et s’étendent au-delà, dans une large bande de la région nord de Gaza. Quelque 430 000 personnes au total sont bloquées dans cette zone, selon un décompte des agences de l’ONU.
Dans les communiqués de l’armée, il n’est fait nulle part mention des conditions dans lesquelles s’opère le siège de Jabaliya, ni des ordres contradictoires donnés à la population du reste de la région nord, sommée de partir vers le sud, alors que les obstacles pour ceux qui souhaiteraient s’y rendre sont insurmontables, en raison des tirs. Les « ordres d’évacuation » donnés par l’armée, décrits par Amnesty International comme « l’euphémisme d’Israël pour désigner des déplacements forcés », s’adressent à une population placée dans l’impossibilité d’y obéir, même de force.
Sarah Davies, porte-parole du Comité international de la Croix-Rouge, qui se trouvait jusqu’à mardi à Gaza, raconte les appels désespérés de familles ne sachant comment s’échapper de la nasse bombardée et affamée, avec des enfants et des personnes âgées. « La logique des cartes avec les évacuations peut sembler claire, de loin, mais, en réalité, sur le terrain, c’est impossible de comprendre où sont les lignes entre les endroits dangereux et ceux qui devraient être épargnés », explique-t-elle.
Administration américaine alertée
L’enfer déclenché à Jabaliya s’inscrit-il dans une stratégie plus large visant à évacuer de force cette région du nord de Gaza, en utilisant la violence mais aussi la faim, en coupant tout ravitaillement ? Aux Etats-Unis, la question soulève un début de réaction de l’administration. Une lettre du secrétaire d’Etat, Antony Blinken, et du secrétaire à la défense, Lloyd Austin, a été envoyée, dimanche 13 octobre, à leurs homologues israéliens, leur demandant d’augmenter le volume d’aide humanitaire autorisé à entrer dans Gaza dans un délai de trente jours, faute de quoi les livraisons d’armes américaines à Israël seraient remises en question. Reste à voir si ces dispositions, à trois semaines de l’élection présidentielle américaine, ont une chance d’être suivies d’effet. Pourtant, la situation devient intenable dans l’enclave. « Depuis le printemps, le volume d’aide humanitaire parvenant à Gaza a diminué de plus de moitié », s’alarment-ils dans la lettre, qui a fuité dans la presse.
Cette situation n’est pas une découverte à Washington. Dès le printemps, deux organismes américains chargés de l’aide humanitaire, l’Agence américaine pour le développement international (Usaid) et le bureau des réfugiés du département d’Etat, avaient alerté l’administration sur le fait que les autorités israéliennes s’appliquaient à « délibérément bloquer les livraisons de nourriture et de médicaments à destination de Gaza », a révélé le site d’investigation américain Propublica. Ce dernier précise que « la loi américaine impose au gouvernement de faire cesser les livraisons d’armes à des pays qui empêchent la distribution d’aide humanitaire venue des Etats-Unis ». Ces rapports ont alors été ignorés par le département d’Etat comme par la Maison Blanche.
Selon la même enquête, l’« Usaid avait envoyé à [Antony] Blinken un mémo de 17 pages décrivant les pratiques des institutions israéliennes, incluant de tuer les travailleurs humanitaires, de raser des installations agricoles, de bombarder ambulances et hôpitaux, d’empêcher la sortie de l’aide d’entrepôts et de refouler les camions de nourriture et de médicaments ». Ces stocks bloqués au lieu d’être distribués incluaient assez de farine pour nourrir 1,5 million de personnes.
Aggravation depuis septembre
Cette situation déjà extrême a connu, depuis le mois de septembre, une aggravation sérieuse. « Nous assistons probablement aujourd’hui aux pires restrictions jamais observées en matière d’aide humanitaire [à Gaza] », s’est alarmé, mardi, James Elder, le porte-parole de l’Unicef, l’agence des Nations unies pour l’enfance. Au mois d’octobre s’est mis en place un durcissement radical des mesures déjà destinées à raréfier le ravitaillement dans le Nord, à commencer par celui acheminé par des entrepreneurs du secteur privé, qui constitue l’essentiel de l’apport en nourriture.
En août, 125 camions commerciaux entraient, chaque jour, dans cette région, laquelle a été dessinée par l’armée israélienne comme une forme de sous-enclave, fermée au sud par le corridor de Netzarim contrôlé par l’armée. Courant septembre, ce chiffre était tombé à 50 camions. L’armée avait alors fait savoir que son objectif était d’interrompre ce flux complètement, affirmant que ces arrivées de marchandises constituaient une source de revenus pour le Hamas, alimentant ses caisses et lui permettant de recruter de nouveaux combattants.
Cette interruption du ravitaillement a soulevé l’hypothèse d’une volonté de vider la zone de ses derniers habitants en les affamant purement et simplement. Cette idée s’inscrit dans un plan conçu par le général Giora Eiland, ancien responsable de la planification de l’armée, puis chef du Conseil national pour la sécurité. Depuis le début de la guerre à Gaza, ce dernier pousse l’idée de mener des sièges dans l’enclave, en évacuant les habitants avant de réduire le nombre de combattants par la faim et la soif. Ce plan, qui n’a pas été pris en compte par l’état-major au début de la guerre, a reçu progressivement le soutien de généraux à la retraite appartenant à l’aile dure de l’opinion. En vogue dans l’extrême droite, il est évoqué depuis septembre comme un thème de réflexion par Benyamin Nétanyahou.
Des éléments factuels semblent indiquer que cette approche, qualifiée de « plan des généraux », pourrait être en voie d’adoption. Depuis le 7 octobre, 65 ordres d’évacuation dans la partie nord ont été lancés par l’armée, selon OCHA, qui notait, mardi soir : « Ceci a pour résultat que 84 % de la bande de Gaza est actuellement soumise au régime des ordres d’évacuation. » Au cours du seul mois d’octobre, une bande de 70 kilomètres carrés a fait l’objet de ces mises en demeure, soit 19 % de la superficie de l’enclave. Sur la totalité de la population de la partie nord, une source onusienne estimait, mardi, qu’une centaine de personnes à peine avaient rejoint le Sud en empruntant le checkpoint de Netzarim.
« Affamer le Hamas »
Le général Eiland, joint par téléphone mardi soir, estime que la stratégie mise en œuvre dans la partie nord de Gaza ne correspond pas à son plan initial. Il préconise bien, comme il le fait depuis un an, de mener des sièges impitoyables dans Gaza, mais il explique que, selon ses plans, « il s’agissait d’affamer le Hamas en interrompant le ravitaillement par les camions, pas d’affamer les gens. [Les dirigeants israéliens] ont agi de façon complètement stupide, alors que la population est toujours là. Cela prouve bien qu’Israël n’a pas de stratégie digne de ce nom à Gaza », cingle-t-il.
Ces derniers jours, sous la pression des Etats-Unis, des petits convois ont été autorisés à apporter de faibles quantités de carburant pour les hôpitaux. Quelques blessés, parmi les cas les plus graves, ont été sortis des trois hôpitaux dont l’armée avait exigé l’évacuation, pour les emmener vers le sud.
Dans le même temps, la seconde phase de la campagne de vaccination contre la polio a pu débuter dans les zones au nord les moins touchées par l’activité militaire. Cette campagne est indispensable pour éviter que le virus ne se répande dans toute la région. Sa mise en place atteste de l’importance de l’UNRWA, l’agence des Nations unies chargée des réfugiés palestiniens, qui demeure, avec ses employés et ses entrepôts, la colonne vertébrale de tout dispositif humanitaire à l’intérieur de Gaza. Le gouvernement israélien a sonné la charge contre l’UNRWA, accusée sans relâche d’être infiltrée par le Hamas, et menace de faire voter une loi par la Knesset, fin octobre, destinée à interrompre ses activités.
Le rapporteur spécial des Nations unies sur le droit à la nourriture, Michael Fakhri, présentera, vendredi, devant l’Assemblée générale des Nations unies, un rapport dans lequel il fait état de ce qu’il considère être une campagne pour affamer Gaza. Le texte inclut la constatation que « jamais dans l’histoire de l’après-guerre [mondiale 1939-1945] une population n’a été réduite à la faim si rapidement et si complètement, comme l’ont été les 2,3 millions de Palestiniens vivant à Gaza ».