Israël: La descente vers l’abîme
Patrick Howlett-Martin
Diplomate, journaliste, écrivain
Club-Médiapart du 20 octobre 2024
L'étude des génocides commis tout au long de l'histoire révèle deux éléments essentiels et associés nécessaires à leur exécution : la suprématie militaire et la croyance en une race supérieure.
Omar Bartov est un historien, spécialiste de l’histoire des génocides, et, plus particulièrement, de l’Holocauste. Il a publié un long et difficile article dans le quotidien britannique The Guardian (tirage : 300 000 exemplaires) en date du 13 août 2024, dans lequel il reconnait désormais que les interventions militaires israéliennes dans la bande de Gaza ont toutes les apparences d’un génocide[1].
Mais cet historien respecté, professeur émérite à l’université Brown, de nationalité israélienne et nord américaine, avait dans un article publié le 10 novembre 2023, dans le New York Times (tirage : 5 000 000 exemplaires), exprimé un point de vue différent, s’interrogeant : "But are Israeli actions – as the nation’s opponents argue – verging on etnic cleansing or, most explosively, genocide ?[2] "Un titre sybillin car " actions " est un euphémisme, il s’agit évidemment de bombardements indiscriminés et "as the nation’s opponents argue" sous-entend que les accusations de génocide ou de ethnic cleansing ne peuvent provenir que des ennemis d’Israël.
A cette date- 10 novembre 2023 -, les humanitaires, les Nations-Unies, les journalistes sur place correspondants palestiniens de Reuters, CNN al-Jazeerah et AFP, s’alarmaient de l’ampleur des destructions commises par les bombardements israéliens et des quelque 8500 victimes civils. Les médecins, faisaient état de scènes difficilement soutenables même pour le plus averti des vétérans de la médecine en zones de guerre. Le 13 octobre, Human Rights Watch accuse l'armée israélienne d'utiliser des munitions au phosphore blanc dans ses opérations militaires à Gaza, une accusation confirmée par CBS News le 14 octobre. Le 30 octobre, l'ONG Save the Children rapporte que 3 324 enfants avaient été tués à Gaza, soulignant que plus d'enfants avaient été tués à Gaza au cours des trois dernières semaines que dans tous les conflits dans le monde depuis 2019. Le 6 Novembre , le Secrétaire Général des Nations-Unies, Antonio Guterres dénonce : "Gaza est devenu un cimetière d’enfants". Le 7 novembre, la ministre des Affaires étrangères sud-africaine, Naledi Pandor, exhorte la Cour internationale à émettre un mandat d'arrêt contre le Premier ministre israélien Benjamin Netanyahu, appelant le Procureur à enquêter sur les crimes de guerre, les crimes contre l'humanité et le génocide[3]. La présidente du Comité International de la Croix Rouge déclarait à Gaza le 6 décembre : "Ce niveau de souffrance n’est pas acceptable.. Des enfants sont amputés sauf de pouvoir recevoir un traitement adéquat pour leurs blessures, et nombre d’entre eux sont devenus des orphelins ". Selon l’UNICEF dix enfants sont amputés alors par jour sans anesthésie. Entre le 7 octobre et décembre 2023, l'Organisation mondiale de la santé signale au moins 212 bombardementss contre le secteur de la santé à Gaza[4].
La conduite de la guerre par les forces armées israéliennes et le taux élevé de morts et de blessés suscitent tôt l’opprobre international. Les bombardements qui ont visé délibérément des hôpitaux, des écoles, des abris d’urgence et des opérations humanitaires menées par les Nations Unies et les ONG, et ont affecté des zones désignées pourtant comme sécurisées par les forces israéliennes, ont causé la mort de centaines de journalistes, de travailleurs humanitaires, de médecins et de plusieurs milliers de civils dont une majorité de mères et d’enfants. Des enfants sont tués le jour de leur naissance.
Les dirigeants israéliens avaient fait, au lendemain de l’attentat terroriste perpétré par le Hamas le 7 octobre, des déclarations qui ne laissaient aucun doute sur leur volonté de détruire Gaza et d’annihiler sa population. Le président Isaac Herzog déclare le 9 octobre : " Le Hamas a construit une machine infernale à notre porte. Toute la population de Gaza est responsable. Il est faux de dire que les civils ne sont pas impliqués. Ce n’est absolument pas vrai. Ils auraient pu se soulever contre ce régime maléfique". Le ministre de la Défense Yoav Gallant déclare, le 1er octobre : "Nous avons affaire à des animaux et nous répondrons en conséquence…
Nous bouclons Gaza. Pas d’électricité, pas de nourriture, pas d’eau, pas de carburant". L’ancien Premier ministre Naftali Bennett confirme : "Nous combattons des nazis". Le Premier ministre Benjamin Netanyahu exhorte les Israéliens à "se souvenir de ce qu’Amalek vous a fait", faisant allusion à l’appel biblique à exterminer "les hommes et les femmes, les enfants et les nourrissons" d’Amalek. Benny Gantz, qui commandait les forces israéliennes lors de l'offensive de 2014 et est ensuite devenu ministre de la Défense, déclare : "Gaza brûlera. Il n'y a pas d'autre équation". Benjamin Netanyahu, faisant référence à Gaza comme la "Cité du Mal", déclare lors d'une allocution télévisée : "Nous réduirons en ruines tous les endroits où le Hamas se cache".
Dans son article dans The Guardian, Omar Bartov cite un discours de 1956 de Moshe Dayan, chef d'état-major de l'armée israélienne de 1955 à 1958, qui déclare : "Nous sommes la génération de la colonisation ; sans casque d'acier et sans le canon des armes, nous ne pourrons ni planter un arbre ni construire une maison. Nos enfants n'auront pas de vie si nous ne creusons pas d'abris, et sans barbelés et mitrailleuses, nous ne pourrons ni construire des routes ni creuser des puits d'eau". Cette rhétorique s'inscrit dans un schéma de déclarations des dirigeants israéliens remontant à 1948, lorsque les deux tiers de la population palestinienne, environ 750 000 personnes, ont été expulsés de leurs terres et 500 de leurs villages ont été détruits et renommés, effaçant ainsi leur histoire. Israël a longtemps cherché à nier l'existence d'un mouvement national palestinien, le qualifiant d'organisation terroriste.
La question palestinienne a été trop longtemps évitée, comme l'illustre le slogan trompeur - "une terre sans peuple pour un peuple sans terre" - un concept colonial classique considérant les territoires convoités comme terra nullius (terre sans maître)[5]. En vérité, les dirigeants israéliens ont systématiquement nié l'existence d'un peuple palestinien. La destruction ou l'expulsion de la population palestinienne est profondément ancrée dans l’ADN des dirigeants israéliens. L'histoire palestinienne est largement absente des manuels scolaires israéliens, où les termes bibliques Judée et Samarie sont utilisés à la place de la Palestine.
Le général De Gaulle observa lucidement : " Israël organise désormais une occupation dans les territoires qu'il a conquis, qui ne peut être accompagnée que d'oppression, de répression et d'expulsion ; et à son tour, il qualifiera la résistance contre lui de terrorisme. […] Nous avons assisté à l'émergence d'un État israélien belliqueux, résolu dans son désir d'expansion… L’action qu’il menait pour doubler sa population par l’immigration de nouveaux éléments, donnait à penser que le territoire qu’il avait acquis ne lui suffirait pas longtemps et qu’il serait porté, pour l’agrandir, à utiliser toute occasion qui se présenterait". "[6]. Expansion des colonies israéliennes : 5 000 colons israéliens en 1981 ; 700 000 aujourd'hui dans les territoires occupés et 270 000 à Jérusalem-Est.
En février 2008, le vice-ministre israélien de la Défense, Matan Vilnai, averti : " Plus les tirs de roquettes Qassam s'intensifient et les roquettes atteignent une plus grande portée, plus ils s'attireront une 'Shoah' plus grande, car nous utiliserons toute notre puissance pour nous défendre"[7]. En juillet 2014, Ayelet Shaked, membre du parlement israélien et ministre de la Justice, appelle à un génocide contre les mères des "serpents" pendant le conflit de Gaza, après le meurtre brutal de l'adolescent palestinien Muhammad Abu Khdeir par des jeunes israéliens :
"Ce sont tous des combattants ennemis, et leur sang sera sur toutes leurs têtes. Cela inclut les mères des martyrs, qui les envoient en enfer avec des fleurs et des baisers. Elles devraient suivre leurs fils, et rien ne serait plus juste. Leurs maisons devraient également être détruites, sinon d'autres petits serpents y seront élevés"[8]. En août 2014, Moshe Feiglin, membre du parti Likoud de Benjamin Netanyahu, appelle à la destruction de Gaza et propose un plan détaillé pour relocaliser les Palestiniens dans des camps dans le désert du Sinaï. Il déclare : "Les Forces Armées israéliennes prendront le contrôle de toute la bande de Gaza, en utilisant tous les moyens nécessaires pour minimiser les dommages à nos soldats, sans aucune autre considération". Le ministre de l'Intérieur israélien Eli Yishaï a exprimé son désir de "renvoyer Gaza au Moyen Âge" et de détruire l'infrastructure de l'enclave[9].
Contrairement à la perspective d'Omar Bartov, ces intentions ont été clairement exprimées bien à l'avance. Même moi, bien que je ne sois ni spécialiste des génocides ni opposant à Israël, j'ai publié un article dans une revue américaine dès le 30 octobre 2024, dénonçant ce que j'ai appelé le génocide israélien : "Combien d'orphelins, combien de veuves, combien de personnes en deuil faudra-t-il pour reconnaître l'intervention militaire actuelle d'Israël à Gaza comme un génocide ? "[10].
L'étude des génocides commis tout au long de l'histoire révèle deux éléments essentiels et associés nécessaires à leur exécution : la suprématie militaire et la croyance en une race supérieure. Pour essayer d'expliquer l'indifférence de la société israélienne envers le sort de la population de Gaza, Omar Bartov se réfère à l'endoctrinement. L'endoctrinement est sans aucun doute un facteur aggravant. Et Omar Bartov, qui a servi quatre ans dans l'armée israélienne, en sait évidemment quelque chose. C'est probablement l'un des jalons sur le chemin qui mène au génocide, la "pente glissante", selon l'expression utilisée par le survivant d'Auschwitz Hajo G. Meyer dans son livre The End of Judaism (2013). Mais l'élément essentiel qui rend le génocide possible est la suprématie militaire.
LA SUPRÉMATIE MILITAIRE
C'est pourquoi, avant qu'un différend ou un conflit ne s’étende, il est essentiel de suspendre toutes les ventes d'armes et de munitions dès que possible. Dans le cas d'Israël, cela n'a jamais été fait. Au contraire, une exigence inscrite dans la loi américaine depuis 2008 stipule de garantir "l'Avantage Militaire Qualitatif" d'Israël, ce qui signifie : " la capacité de contrer et de vaincre toute menace militaire conventionnelle crédible d'un État individuel ou d'une possible coalition d'États ou d'acteurs non étatiques, tout en subissant des dommages et des pertes minimales, grâce à l'utilisation de moyens militaires supérieurs, possédés en quantité suffisante, y compris des armes, des capacités de commandement, de contrôle, de communication, de renseignement, de surveillance et de reconnaissance qui, par leurs caractéristiques techniques, sont supérieures à celles de ces autres États ou coalitions possibles d'États ou d'acteurs non étatiques"[11]. La loi exige également que les fournitures d'armes américaines à d'autres États du Moyen-Orient ne compromettent pas l'Avantage Militaire Qualitatif d'Israël. En 2016, les États-Unis se sont engagés à fournir 3,8 milliards de dollars par an en aide militaire financière à Israël entre 2019 et 2028, ce qui correspond à peu près au même niveau d’aide que lors de la décennie précédente.
Au cours de la dernière décennie, Israël a considérablement augmenté ses importations d'armes. L’Institut international de recherche sur la paix de Stockholm (SIPRI) estime que, pendant la période de cinq ans de 2019 à 2023, Israël était le 15ème plus grand importateur mondial d'armes majeures, représentant 2,1 % des importations mondiales d'armement durant cette période. Entre 2009 et 2013, il ne se classait qu’au 47e rang. Le ratio extrêmement déséquilibré entre les victimes et les blessés palestiniens et israéliens n'est pas dû à l'habileté des soldats et des officiers israéliens, mais plutôt à leur armement largement supérieur et à son utilisation massive et indiscriminée.
En août 2014, alors que le bombardement israélien de la bande de Gaza faisait face à une critique internationale croissante en raison du nombre élevé de femmes et d'enfants tués, sur 495 membres du Congrès (à la fois la Chambre et le Sénat), seuls huit ont voté contre un paquet d'aide militaire d'urgence de 225 millions de dollars à Israël. À cette occasion, le porte-parole du Pentagone, le vice-amiral John Kirby, révélait l'existence d'un stock permanent d'armes américaines en Israël, d'une valeur d'environ un milliard de dollars[12]. Antony Blinken, le secrétaire d'État américain, rend hommage le 12 août 2024 au 75e anniversaire de la Convention de Genève et approuve dans la foulée une vente d'armes de 20 milliards de dollars à Israël. Entre 2019 et 2023, les États-Unis représentent 69 % des importations d'armes d'Israël. Il est clair que seule la perception d'un risque de changement notable dans le soutien des États-Unis à Israël pourrait amener Tel-Aviv à la table des négociations et ainsi rendre possible un "jugement de Salomon" sur la question palestinienne.
Tous les génocides du 19e siècle que nos manuels scolaires ont souvent négligés, influencés par les agendas politiques des différentes puissances coloniales, ont été perpétrés par des interventions militaires armées d'un avantage technologique considérable en matière d'armement, lequel est inconnu des populations autochtones. Cette disparité dans les armes explique en grande partie les faibles taux de pertes parmi les forces coloniales françaises, britanniques, allemandes et néerlandaises lors de leurs "conquêtes" militaires.
Lors de la bataille d'Omdurman en 1898, qui a eu lieu dans la capitale du royaume mahdiste au Soudan, le général Herbert Kitchener, à la tête des forces anglo-égyptiennes, anéanti 12 000 soldats (derviches) du calife Abdullah al-Taashi. L'artillerie navale, les mitrailleuses Maxim nouvellement inventées en 1884 par Hiram Maxim, et de nouvelles balles expansibles produites dans l'arsenal britannique à Dum Dum, en Inde, font merveille. Près de 5 000 soldats blessés sont exécutés ou laissés pour compte, une pratique condamnée par le journaliste Ernest Bernett, qui a été témoin de la bataille et publie un compte rendu en 1899[13]. Les Britanniques perdent 42 hommes. Lors des guerres pour établir le protectorat français dans le royaume du Dahomey (l'actuel Bénin) de 1892 à 1894, des milliers de guerriers Fon sont tués, et la garde royale, composée de femmes connues sous le nom de Mino (signifiant "nos mères" en langue fon), les célèbres Amazones, est anéantie[14]. Le roi rebelle, Behanzin, le douzième roi du Dahomey, est exilé à la Martinique puis en Algérie, les fers aux pieds. La France perd dix soldats malgré l'engagement de plus de 3 000 hommes. Le fusil Lebel, le fusil à répétition Kropatschek, le canon de montagne de 80 mm et les obus de mélinite causent des ravages.
La répression par les forces britanniques et les milices coloniales lors de l'insurrection Mau Mau du peuple Kikuyu au Kenya (mars 1952 - octobre 1956) cause des dizaines de milliers de morts (200 du côté britannique) et l'exécution à sang-froid des leaders militaires et spirituels. Lors des révoltes populaires dans les villes algériennes de Sétif, Guelma et Kherrata (mai 1945) et sur l'île de Madagascar (1946-1947), plus de 100 000 opposants ou manifestants sont tués. On sait maintenant que la conquête de l'Algérie (1830-1871) a entraîné plus de 825 000 morts, soit environ un tiers de la population totale. Dans les Indes néerlandaises, environ 10 000 Chinois sont exécutés en quelques jours en octobre 1740 à Batavia (aujourd'hui Jakarta) par des troupes néerlandaises assistées d'armes Enfield et de Winchesters à répétition.
Ce massacre est connu sous le nom de "chinezenmoord" (massacre chinois). L'occupation italienne des provinces de Cyrénaïque et de Tripolitaine, avec une force de 500 000 hommes, a largement utilise largement l'ypérite (gaz moutarde) et le phosphore dans des bombardements aériens indiscriminés, tuant plus de 100 000 personnes. Près de 400 000 soldats britanniques sont mobilisés contre les Boers, un nombre égal à celui de toutes les populations boers combinées. Les détenus, dont les maisons ont été pillées et brûlées, sont affamés et maltraités sur les ordres de Lord Kitchener pour forcer les généraux boers à se rendre.En 2017, le parlementaire indien et ancien secrétaire général adjoint des Nations Unies, Shashi Tharoor, publie un compte rendu accablant du colonialisme britannique, citant 35 millions de morts uniquement dues à la répression des grandes révoltes[15]. En Nouvelle-Calédonie, la violence de la colonisation française après la révolte Kanak en 1878 a décimé 80 % de la population indigène.
La rébellion Maji Maji, également connue sous le nom de Maji-Maji-Aufstand en allemand, laquelle a lieu de 1905 à 1907 dans la partie orientale des territoires coloniaux allemands en Afrique de l'Est (l'actuelle Tanzanie) cause environ 200 000 morts (avec moins de 100 victimes du côté européen), la dévastation de villages et une famine catastrophique due à la stratégie de la terre brûlée mise en œuvre par les Allemands. Le responsable de la répression, le gouverneur Gustav Adolf von Götzen, écrit en 1909 : "Comme dans toutes les guerres contre les peuples sauvages, que ce soit au Maroc, au Natal, à Java ou en Afrique tropicale, il est essentiel de détruire systématiquement tous les biens de la population ennemie"[16].
Israël fait-il quelque chose de différent à Gaza ? Quel est le ratio de la mortalité entre les Palestiniens et les Israéliens depuis le 7 octobre dans la bande de Gaza et en Cisjordanie ? Est-il proche du "ratio américain" observé lors des guerres menées en Afghanistan (2001-2021) et en Irak (2003-2011) ? En réaction aux attaques terroristes du 11 septembre 2001 qui ont provoqué la mort de 2977 personnes aux Etats-Unis, il est estimé que 200 000 Afghans et 500 000 Irakiens ont été tués au cours de ces conflits : 6910 militaires américains ont perdu la vie, auxquels il faut ajouter 633 soldats britanniques, 157 Canadiens et 43 Australiens.
DESHUMANISER LES PALESTINIENS
L'humiliation, le mépris et l'oppression sont les corollaires de la suprématie militaire. "Aucun peuple ne peut atteindre une maturité complète tant qu'il porte le poids d'un sentiment hérité d'infériorité", écrit Anton De Kom, un natif du Suriname et auteur de l'œuvre anticoloniale Nous, esclaves de Suriname, publiée en 1934 et désormais considérée comme un classique. De Kom a rejoint la résistance contre les nazis, mais a été de nouveau arrêté par la police néerlandaise en août 1944. Il a ensuite été détenu dans les camps de concentration de Bois-Le-Duc, Oranienburg-Sachsenhausen et Neuengamme, tandis que ses deux enfants étaient déportés en Allemagne. Après la guerre, à leur retour, ils sont contraints de servir dans l'armée des Indes néerlandaises pour rétablir l'ordre et la loi. Ce n'est qu'en 1950 que la famille est officiellement informée de la mort d'Anton De Kom à Stammlager XB (Neuengamme) le 24 avril 1945. Son œuvre est redécouverte à la fin des années 1960 par des étudiants surinamais aux Pays-Bas, qui l'ont adoptée comme le manifeste de leur éveil politique.
L'histoire de la colonisation européenne caractérisée par la répression, les massacres, le pillage et la destruction du patrimoine culturel et religieux des peuples indigènes, trouve logiquement sa continuation avec l'avènement du nazisme en Europe. Tout comme il a autrefois été nécessaire de "déshumaniser" les peuples noirs, jaunes, indiens et kanaks pour s'approprier leur richesse physique et spirituelle et se donner bonne conscience, le nazisme et ses collaborateurs ont cherché à "déshumaniser" les Juifs, s'appropriant leur richesse et visant à anéantir leur foi en exterminant leur peuple.
Les juristes nazis ont élaboré les lois de Nuremberg (1935) sur la base de la législation américaine. L'historien allemand Heinrich Krieger, s'appuyant sur ses recherches, a recommandé d'appliquer des politiques similaires envers les Juifs à celles que les États-Unis avaient mises en œuvre contre les Noirs et les Indiens. Adolf Hitler, dans ses discours, a fait référence à l'extermination et à la relocalisation forcée des Amérindiens, déclarant : "La Volga sera notre Mississippi" en octobre 1941, faisant allusion aux populations slaves et juives[17]. Heinrich Goering, le premier gouverneur des colonies allemandes, était le père de Hermann Goering, le Reichsmarschall nazi. L'idéologie raciste qui a fortement émergé pendant la République de Weimar affirmait la supériorité de la race aryenne et le devoir d'éliminer les "vermines" (weltparasit) et les "sous-hommes" (untermeschen) dans les colonies. Le général Lothar von Trotha parle d'une "guerre de races".
Les traités de "protection" (schutzgebiet) imposés au Togo et au Cameroun en 1884 s'inspirent du même cynisme que la "protection pour leur bien-être" (schutzhaft) revendiquée par les nazis pour la déportation des Juifs. L'historien italien Enzo Traverso écrit dans son ouvrage La violence nazie : une généalogie européenne (2002) : "Le nazisme a réalisé la rencontre et la fusion entre deux figures paradigmiques : le Juif, 'l'autre' du monde occidental, et le sous-homme, 'l'autre' du monde colonisé".
La dépopulation brutale des régions colonisées entre 1880 et 1920 renforce les thèses raciales de la disparition inéluctable des races inférieures. De l'exclusion des non-Blancs à l'exclusion des non-Aryens et aux massacres des populations palestiniennes, plusieurs siècles se sont écoulés, caractérisés par des politiques de répression et d'humiliation découlant d'une culture occidentale convaincue de sa supériorité raciale (l'Herrenvolk, la race des Maîtres). La barbarie nazie, dans sa variante européenne, fut une prolongation excessive des barbaries coloniales. Le militarisme et l'hégémonie israéliens s'inscrivent dans cette continuité.
Il n’y a pas de différence dans l’horreur entre ces moments de l’histoire humaine. Et leur parenté avec la destruction de Gaza et le massacre de ses "animaux", comme le ministre de la Défense israélien, Yoav Gallant, dénomme ses habitants, n’est évidente que pour ceux qui sont prêts à la voir. Regarder les documentaires et les photographies de l’équipe d’Al Jazeera à Gaza et écouter les témoignages des envoyés des Nations Unies et des médecins revenant de la région au sujet de la douleur, des souffrances, des mutilations et des massacres infligés à des familles entières par les forces armées israéliennes, après avoir partagé les douleurs, les deuils et les souffrances des familles israéliennes victimes de l’attentat terroriste du Hamas le 7 octobre 2023 n’est pas supportable, même pour l’observateur le plus averti.
Il est compréhensible qu'Omar Bartov, un ancien soldat de Tsahal qui a étudié en profondeur l'Holocauste, ait du mal à reconnaître le fait que le peuple juif—autrefois victime du nazisme et des régimes qui ont collaboré avec lui dans cet immense tragédie qu’a constitué l’Holocauste—puisse aujourd'hui, dans le cadre institutionnel de l'État d'Israël, éprouver une telle haine et recourir à une telle violence dans sa quête messianique d'éradication de Gaza et de sa population. Après des siècles marqués par des migrations, des expulsions, des prohibitions, des inquisitions, des massacres, des bûchers, des pogroms et la souffrance des ghettos et de la torture, comment l'histoire a-t-elle pu mener ces victimes d’hier aux bourreaux d’aujourd’hui ?
Mais, dans le domaine du génocide, l'histoire nous a appris que les mêmes causes produisent les mêmes effets. En écoutant les déclarations des dirigeants israéliens, en lisant la presse israélienne et en supportant les commentaires faits par des amis et collègues israéliens, on ne peut s'empêcher de penser aux mots d'Aimé Césaire : "Et je dis que de la colonisation à la civilisation, la distance est infinie ; que, de toutes les expéditions coloniales accumulées, de tous les statuts coloniaux élaborés, de toutes les circulaires ministérielles expédiées, on ne saurait réussir à extirper une seule valeur humaine"[18] .
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https://blogs.mediapart.fr/patrick-howlett-martin/blog/201024/israel-la-descente-vers-labime
[1] ( https://www.theguardian.com/world/article/2024/aug/13/israel-gaza-historian-omer-bartov ) and ( https://orientxxi.info/magazine/un-historien-du-genocide-face-a-israel,7577 ).
[2] ( https://www.nytimes.com/2023/11/10/opinion/israel-gaza-genocide-war.html ).
[3] Felix Jason, News 24, 7 novembre 2023.
[4] From CNN's Kareem El Damanhoury, Lina El Wardani and Ibrahim Dahman; "Gaza's health system "on its knees" and nearing total collapse, WHO says", 7 décembre 2023.
[5] Mur Diana, "A land without a People for a People without a land", Middle East Quaterly, printemps 2008, Vol.15, N°2
[6] Charles de Gaulle, Discours et messages, Volume 5, janvier 1966-avril 1969, Plon Paris, 1970. Extrait de la conférence de presse du 27 novembre 1967 ( www.charles-de-gaulle.org ).
[7] "Israel Minister Warns Palestinians of Shoah", Times, 29 février 2008.
[8] Mira Bar Hilel, Why I am on the brink of burning my Israeli passport", Independent, 11 juillet 2014 ( www.independent.co.uk ).
[9] "Israel Minister of Incitement", Haaretz, editorial, 20 novembre 2020.
[10] https://www.counterpunch.org/2023/10/30/the-children-of-gaza-2/
[11]Public Law 110-429, Table II Section 201 Assessment of Israel’s Qualitative Military Edge Over Military Threats, 15 octobre, 2008.
[12] "U.S. Restocks Israel’s Ammunition Supplies Hours After Condemning Attack on a UN School in Gaza", AFP, 30 juillet 2014.
[13] Ernest Bernett, The Downfall of the Dervishes, Londres, 1899.
[14] Hélène Almeida-Topor, Les Amazones, une armée de femmes dans l’Afrique précoloniale, Éditions Rochevignes, 1984.
[15] Sashi Tharoor, Inglorious Empire What the British did to India, Hurst, 2017.
[16] Gustav Adolf von Götzen Deutsche-Ostafrika im Aufstand 1905-1906, Dietrich Riemer, Berlin, 1909. Edition anglaise (trad. John East), The History of the Maji Maji Rebellion in Tanzania, 2019 (www.archive.org).
[17] Ian Kershaw, Hitler: A Biography, Norton & Co., 2008; Adolf Hitler, Reden, Schriften, Anordnungen,1925-1933 (Adolf Hitler, Writings, Speeches, Instructions), Institut für Zeitgeschichte, De Gruyter, 1994
[18] Aimé Césaire ,Discours sur le colonialisme, Ed. Réclame, Paris, 1950.
Israel’s Slippery Slope to Genocide
Patrick Howlett-Martin
https://www.counterpunch.org/2024/10/18/israels-slippery-slope-to-genocide/