Nord de Gaza. L’extermination méthodique des habitants de Jabaliya
Orient XXI du 17 octobre 2024
Mahmoud Naffakh
Journaliste d’investigation syrien
Une tragédie humaine est en cours dans le camp de Jabaliya, déclaré zone militaire et complètement assiégé depuis le 12 octobre. Un journaliste, parmi les rares journalistes encore présents sur place, a été tué par l’armée israélienne. Orient XXI a recueilli des témoignages d’habitants vivant au milieu de ce cimetière à ciel ouvert.
Des habitants affamés, épuisés et contraints de se déplacer sous les balles : telles sont les conditions infernales décrites par les habitants de la partie nord de la bande de Gaza, joints par la rédaction d’Orient XXI au cours des dernières quarante-huit heures. Plus d’un an après le début de la guerre contre Gaza, le pire des scénarios semble se profiler dans ce territoire isolé, désormais coupé du reste du monde et privé de toute aide humanitaire. Sa population tente de survivre malgré le siège total imposé par l’armée israélienne depuis le 12 octobre 2024. Selon Giora Eiland, général de division à la retraite, ancien stratège de l’armée israélienne, et ancien chef du Conseil national de sécurité d’Israël, l’armée israélienne annonce vouloir affamer à mort « les quelque 5 000 membres du Hamas » présents dans la région.
Les quelques 100 000 habitants de Jabaliya ont déjà été particulièrement éprouvés : un carrefour très fréquenté au cœur du camp a été le théâtre de la première frappe israélienne au lendemain de l’attaque du 7 octobre 2023, faisant 50 morts et plusieurs blessés. Une dizaine d’autres massacres comme celui-ci suivront. Ces massacres à répétition, bien que de plus en plus meurtriers, ne sont pas parvenus à chasser l’ensemble des habitants de ce camp, eux-mêmes descendants de réfugiés de la Nakba et conscients des ambitions expansionnistes d’Israël. L’opération actuelle arrive alors que l’armée israélienne avait déjà annoncé, à deux reprises, en mai puis en juillet 2024, la fin de ses opérations militaires dans le nord de Gaza.
Le 7 octobre 2024, un quartier résidentiel du nord de l’enclave a été anéanti, tandis que des soldats israéliens se félicitaient de leurs actions.
Au rond-point Abou Charar, au cœur du camp, les scènes sont apocalyptiques : routes défigurées et immeubles éventrés, rendant méconnaissable l’ancien paysage urbain. Les habitants attribuent cette destruction à l’utilisation par l’armée israélienne de robots chargés d’explosifs, déployés sans discernement. Une vidéo, diffusée par Al-Jazira en mai 2024, avait confirmé le déploiement à Jabaliya de telles armes contrôlées à distance par les forces israéliennes.
« Meurs de faim ou rends-toi »
Le 6 octobre 2024, Avichay Adraee, porte-parole de l’armée israélienne en langue arabe, déclare la partie nord de l’enclave zone militaire et ordonne l’évacuation de ses habitants. Or, comme au début de la guerre il y a un an, des habitants qui tentent d’évacuer la zone, en passant pourtant par les routes indiquées, sont également ciblés par l’armée israélienne.
Contacté par Orient XXI, Issa Saadallah, un habitant piégé dans le camp de Jabaliya avec les membres de sa famille, explique n’avoir pas pu quitter la zone en l’absence de voies sûres. « Nous ne pouvons pas bouger en raison de la présence de tireurs d’élite et du survol intensif de quadricoptères israéliens », a-t-il déclaré. Son témoignage est corroboré par une vidéo vérifiée, partagée sur FaceBook le 9 octobre 2024. On y voit le ciblage délibéré des personnes déplacées tentant de fuir le nord de l’enclave, à pied, en empruntant l’une des deux artères désignées par l’armée.
Les otages israéliens ne figurant pas en tête des priorités de l’agenda militaire de Tel-Aviv, chaque endroit est une cible légitime pour les avions de chasse israéliens, toujours abondamment ravitaillés par les États-Unis. Dans leur ligne de mire se trouve aussi la dernière boulangerie du nord de l’enclave. Elle a été réduite en cendres lors d’une frappe israélienne le 8 octobre 2024. En mai 2024, plusieurs agences des Nations unies, dont le Programme alimentaire mondial (PAM), déclaraient déjà une « famine généralisée » dans le nord de Gaza. Aujourd’hui, les habitants ne reçoivent ni eau ni nourriture « depuis au moins vingt jours », témoigne un résident de Jabaliya.
Depuis leur encerclement par l’armée israélienne, les habitants se retrouvent confrontés à un dilemme : se rendre ou mourir de faim. Cette opération semble s’inspirer du plan de Giora Eiland proposé dès le 4 septembre 2024. Dans une vidéo publiée sur YouTube qui explique, cartes à l’appui, la stratégie militaire à appliquer pour reconquérir le nord de la bande de Gaza, Eiland détaille : « Non pas que nous vous suggérons de quitter le nord de la bande, mais nous vous ordonnons de quitter la zone… Aucun ravitaillement n’entrera dans cette partie du territoire. » Affamer la population après l’avoir chassée de cette zone s’inscrit dans un plan plus large qui vise à annexer le nord de Gaza, après l’avoir vidé de sa population.
Tuer les derniers témoins
Pour mener à bien son entreprise, le gouvernement de Benyamin Nétanyahou cherche encore une fois à éloigner les témoins, notamment les journalistes, toujours interdits d’accès dans l’enclave palestinienne. En outre, avec la guerre que mène également Israël au Liban, les derniers événements à Gaza tout comme les incursions répétées de l’armée israélienne sur le territoire syrien sont d’ores et déjà moins couverts — voire invisibles — médiatiquement.
Un des derniers journalistes présents à Jabaliya, Hassan Hamad, 19 ans, a été tué le 6 octobre, ciblé chez lui par un tir de sniper. Selon la chaîne Al-Jazira, il aurait reçu des menaces de l’armée israélienne lui ordonnant de cesser de filmer. Fadi Al-Whidi, caméraman pour la chaîne panarabe, filmait lui aussi les bombardements et les opérations militaires au cœur de Jabaliya le 9 octobre, lorsqu’il a été blessé par balle, ainsi que son collègue Tamer Lobod. Le corps de Fadi Al-Whidi est resté plusieurs heures au bord de la route avant qu’on puisse le transporter à l’hôpital. Les deux journalistes se trouvent encore dans un état critique.
Aujourd’hui, Anas Al-Sharif, correspondant de la chaîne qatarie, est le seul journaliste professionnel à continuer de diffuser des images depuis cette zone. Il est également menacé par l’armée israélienne via WhatsApp. Envisageant le pire, comme la plupart des habitants, il a partagé un poignant message d’adieu sur son compte X.
Les cadavres jonchent les rues
Devant ce calvaire, les habitants sont démunis. « La terreur domine nos esprits. Les bombardements aériens et tirs d’artillerie sont continus et accompagnés d’avancées terrestres sur l’ensemble du camp. Les équipes médicales sont empêchées d’intervenir pour sauver les blessés et évacuer les victimes », nous confie Issa Saadallah.
Déjà entravées dans leur travail, les équipes médicales sont également ciblées par les frappes israéliennes. Une vidéo vérifiée par Orient XXI en date du 14 octobre 2024 montre deux ambulanciers évacuant des blessés près de l’hôpital Al-Yaman Al-Saeed. Ils échappent de justesse à une frappe aérienne à quelques mètres d’eux. Quelques jours plus tard, les personnes déplacées cherchant refuge dans ce même hôpital sont également prises pour cibles. Une photo de la cour de l’établissement témoigne d’une scène de désolation.
À l’instar des hôpitaux, les écoles qui servent de refuges aux déplacés et sans-abri sont visées. Le 9 octobre 2024, l’école Al-Rafai, où s’étaient réfugiés des dizaines d’habitants, est frappée par une attaque aérienne, entraînant trois morts et 25 blessés. Dans ce contexte tragique, honorer les morts en les enterrant demeure une mission particulièrement difficile. « Les chiens et les chats mangent les cadavres éparpillés sur les routes », a déploré Issa. Le crime de Créon semble, lui aussi, faire partie de la stratégie israélienne.